Jean-Charles Darmon fait un point complet sur les liens entre la fable et la philosophie.

Jean-Charles Darmon s’intéresse aux relations entre littérature et philosophie au XVIIe siècle : “Comment décrire ces relations, comment interpréter ces parasitages, ces interférences, affinités diffuses, actions à distance, rejets polémiques, transpositions, déviations, malentendus, contresens… entre deux domaines [la littérature et la philosophie] qui ne peuvent être alors ni totalement séparés, ni totalement confondus ?”   .

Dans ce livre – qui est une réédition revue et augmentée de Philosophies de la fable : La Fontaine et la crise du lyrisme, paru en 2003 aux PUF – Jean-Charles Darmon revient sur le parcours esthétique et éthique de La Fontaine, non seulement dans ses Fables, mais aussi dans ses Contes et ses œuvres diverses : Les Amours de Psyché et de Cupidon, Le Songe de Vaux

Jean-Charles Darmon a déjà étudié l’influence épicurienne sur l’œuvre de La Fontaine en se bornant à l’étude de certaines fables tardives (voir Philosophie épicurienne et littérature). Dans le présent ouvrage, il élargit son champ d’étude et questionne l’ensemble de l’œuvre de La Fontaine et ses résonances philosophiques. “À quelle distance au juste la fable se tient-elle de la philosophie ?”   . Telle est la problématique de Jean-Charles Darmon dans son ouvrage qui a le grand mérite de faire un point complet sur les questions philosophiques liées aux Fables, en revenant sur certaines idées reçues, et en se basant sur l’analyse minutieuse des textes, dont certains qui sont rarement commentés.

L’ennui
Dans une première partie, l’auteur étudie longuement un texte peu connu et souvent délaissé, qui s’intitule Clymène, dont la date de composition est inconnue et que La Fontaine choisit de placer à la suite de son troisième recueil de Contes et Nouvelles en vers. Dans cette comédie, qui n’est pourtant pas destinée à être portée sur scène, Apollon invite les Muses à une expérience poétique qui consiste à chanter sur différents tons et styles la beauté d’une jeune fille nommée Clymène :

“Si ma prière n’est aux Muses importune,
Devant moi tour à tour chantez cette beauté ;
Mais sur de nouveaux tons, car je suis dégoûté.
Que chacune pourtant suive son caractère.”

C’est sur cet ennui, ce dégoût ressenti par le Dieu de la poésie, que Jean-Charles Darmon bâtit ses réflexions et analyse la poétique de La Fontaine. Selon lui, l’ennui qui règne au Parnasse traduirait le “deuil du lyrisme ou du moins un pressentiment de son affaiblissement inéluctable”   . L’ennui est à comprendre dans son acception moderne : La Fontaine est avant tout un poète qui ne veut pas s’ennuyer ni ennuyer son lecteur. Pour déjouer cette lassitude, La Fontaine opte pour une poétique de la diversité (“diversité, c’est ma devise”, répète-t-il à l’envi dans Le Pâté d’anguille), variant les genres, les effets, les intentions… Mais cette esthétique de la diversité, qui marque la crise du lyrisme, va de pair avec une réflexion épicurienne sur le divertissement.

Dans la deuxième partie, Jean-Charles Darmon interroge la nature du plaisir chez La Fontaine et montre ses implications politiques : “Le discours sur le plaisir est intrinsèquement politique […]. Il permet d’affirmer l’autonomie d’un individu, souverain en ses jugements, mais d’abord en ses affects”   . Cette singularité de l’individu, La Fontaine la met abondamment en scène dans les Fables, dans ce que Jean-Charles Darmon nomme des “fictions d’autonomie et de retrait”   . Le critique redéfinit l’épicurisme de La Fontaine qui ne saurait être réduit à un simple hédonisme : il n’appartient pas seulement à la sphère privée, mais s’intéresse au contraire activement à la sphère publique. Il ne s’agit pas de vivre à l’écart, insouciant de ce qui se passe sur la scène politique, au contraire, le silence de la retraite a pour but de renvoyer “au monde social et politique les échos assourdissants de son bruit et de sa fureur”   .

Un laboratoire philosophique
Dans sa troisième partie, Jean-Charles Darmon interroge plus globalement le lien entre la fable et la philosophie et revient sur certains lieux communs associés à La Fontaine. Tout d’abord, son scepticisme hérité de Montaigne qui fait de la fable un “espace expérimental”   où le sens se construit progressivement selon les avancées de la fiction. Puis son anti-cartésianisme : Jean-Charles Darmon en redessine les contours qui ne se limitent pas seulement au débat sur les animaux-machines mais porte plus généralement sur la question de l’imagination – “La Fontaine est peut-être l’un des derniers grands poètes ‘scientifiques’ considérant que la beauté intrinsèque du savoir est aussi du domaine de la poésie et que l’activité poétique est aussi connaissance, car l’une et l’autre reposent sur un tissu commun que Descartes déchire : l’imagination”   .

Comment la fiction met-elle à l’épreuve la philosophie ? Telle est la question que se pose l’auteur en pointant du doigt le problème de l’ironie du fabuliste dont on perçoit mal les bornes et qui témoigne d’une “crise de l’exemplarité”   . Ainsi, L’Écrevisse et sa fille est censée vanter les décisions de Louis XIV. Pour le prouver, le fabuliste s’y prend d’une étrange façon en comparant le Roi Soleil à une écrevisse qui s’avère en réalité de faible intelligence. Au final, la moralité de la fable condamne l’exemple domestique qui peut s’appliquer “en bien, en mal, en tout”. Étrange fable qui se construit en se déconstruisant : “Ironie, précise Jean-Charles Darmon, dont il est cependant difficile de mesurer la portée exacte, et de décrypter le message politique qu’elle dissimulerait en l’occurrence : l’ironie de l’art d’écrire de Jean de La Fontaine avance elle aussi comme l’écrevisse, à reculons, à reculons !”   .

Jean-Charles Darmon rappelle que La Fontaine a souvent été associé à l’humanisme, notamment à cause des modèles qu’il utilise. Il met cependant en garde contre cette lecture et préfère rattacher certaines fables à l’anti-humanisme   “pour mieux prendre la mesure aujourd’hui même de l’étrangeté de certaines expérimentations morales […]” qui prennent pour cible des “idéaux légués par les morales idéalistes propres à certaines formes d’humanisme”   .

Pour mieux cerner les leçons philosophiques de La Fontaine, Jean-Charles Darmon préfère estomper le clivage entre un “humanisme de l’idéal” et un “anti-humanisme relativiste” qui sont en réalité vécus en harmonie par le fabuliste. En reprenant une image de Tzvetan Todorov, Jean-Charles Darmon affirme qu’il faut “cultiver un jardin à jamais imparfait” qui offre “matière à une pensée toujours questionnante quant à ses propres fondements et ses propres limites”   . Contre les morales toutes faites, la “moraline” décriée par Nietzsche, Jean-Charles Darmon plaide pour un art de lire qui aille de pair avec l’art d’écrire du fabuliste, qui soit capable d’appréhender la multiplicité des leçons fragmentaires, instantanées et chatoyantes livrées par La Fontaine.

À l’heure de conclure, à propos du message philosophique des Fables, Jean-Charles Darmon parle d’un “livre (encore et toujours) à venir”   qui doit s’établir avec la complicité du lecteur dans une sorte de connivence avec l’auteur. Relire les Fables, bien souvent oubliées et mises de côté parce qu’on croit à tort les connaître depuis l’école, mais aussi les Contes, plus méconnus et non moins délicieux, est donc un programme à réaliser de toute urgence pour se rendre compte que l’art de La Fontaine est avant tout un art de vie.