Une passionnante biographie qui fait le point sur l'auteur de Kaputt et sa scandaleuse conduite politique.

Cela fait un certain effet de lire Curzio Malaparte dans l’Italie d’aujourd’hui : des jeunes étudiants, interviewés au Salon du livre de Turin, le définissent comme une “mare” habitée par des “pauvres hommes”. Cela fait aussi un certain effet de le lire au moment de la présentation d’Habemus Papam à Cannes, le dernier film de Nanni Moretti sur le vide moral de l’Église et le climat de contre-réforme qui paralyse les institutions de l’Italie contemporaine. Ce n’est pas un hasard si l’Italie redécouvre cet écrivain extraordinaire : la maison d’édition Adelphi a profité de l’échéance des droits pour “voler” l’auteur à Mondadori. D’autre part, le fond de ses inédits, longtemps hébergé en Toscane, a été cédé par ses héritiers à la bibliothèque de Via Senato à Milan, opération voulue par Marcello Dell’Utri, très proche de Berlusconi et admirateur du Duce. Et encore : sa ville natale, Prato, vient de lui consacrer une importante exposition ; on annonce la publication de quelques inédits ; ses traductions fleurissent ; le metteur en scène Marco Baliani met en scène La Peau dans les théâtres du monde entier...

Il faut admettre que les six cents pages que Maurizio Serra consacre à la vie de l’auteur de Kaputt sont aussi intéressantes que stylistiquement remarquables. Et si l’essai que ce diplomate italien auprès de l’Unesco à Paris a écrit sur les “frères séparés” (Drieu de La Rochelle, Aragon, Malraux) n’a pas vraiment trouvé d’écho en Italie, ce travail mérite une plus grande attention. D’ailleurs, Serra vient de copublier un essai avec Ennio Di Nolfo (La Cage brisée, Laterza, 2010) qui propose une continuité socioéconomique et politique entre l’Italie avant et après le 8 septembre 1943 (date de la capitulation sans condition de l’armée italienne).

Serra, il faut l’admettre, travaille souvent autour de sujets “frontières”, capables de réveiller toute sorte de polémiques, et il le fait souvent pour nier l’existence de ces mêmes frontières : l’Italie avant et après le 8 septembre, Drieu La Rochelle et Aragon, etc. C’est avec le même esprit qu’il aborde la question “Malaparte”. Les œuvres de ce dernier étaient en effet otage de la foi fasciste que, parmi d’autres, leur auteur avait professé de son vivant. Il a joué un rôle clé après l’assassinat du parlementaire Matteotti, pour sauver l’honorabilité de Mussolini. En revanche, Serra affirme que Malaparte n’était pas plus de droite que Pasolini de gauche. L’aisance avec lequel Serra aborde les questions morales les plus chaudes se voit aussi dans la juxtaposition de deux interviews annexes à l’essai : celle de l’historien Francesco Perfetti, qui a récemment proposé d’abolir la “réductrice” notion de “révisionnisme”, et celle du président Giorgio Napolitano, récemment attaqué par Perfetti pour ses interventions trop moralisantes contraires à Berlusconi.

Au-delà, il s’agit d’un essai remarquable dont le protagoniste ne manque pas d’attrait : dandy inclassable, hygiéniste haïssant tout poil, passionné par les masques et les uniformes, prima donna à tout moment (Lomganesi répétait : “Malaparte exige d’être la mariée aux noces et le mort aux funérailles”), capable d’affronter une trentaine de duels (avec Pietro Nenni, entre autres), élégant, ascétique, élu de Ciano et de Togliatti, lu pas Mussolini et Che Guevara, apprécié par Henry Miller et Louis Ferdinand Céline (qui lui écrivit une émouvante lettre pour le remercier de l’argent qu’il lui avait envoyé au moment de son procès pour collaborationisme). Serra a sans doute le mérite de redonner à Malaparte la dimension internationale qu’il avait de son vivant : lui qui avait publié Lorca et Éluard dans Prospettive, la revue qu’il avait fondée et qui était la colonne intellectuelle du fascisme, lui qui avait écrit des ravissants reportages sur la Russie, l’Éthiopie et la Chine.

Serra nous paraît moins sympathique quand il fait allusion à ses fréquentations de l’aristocratie italienne que lorsqu’il avoue l’obsession malapartienne qui le mène jusqu’au bureau de son auteur, face au mur, dans la Casa come me, véritable autoportrait de pierre que l’écrivain avait fait construire en toute austérité sur les rochers de Capri. Serra nous paraît moins authentique quand il essaie de justifier l’opportunisme fou de Malaparte sous la catégorie générique du “culte de la force” que lorsqu’il raconte l’ironie que l’écrivain suscitait parmi les gens ordinaires qu’il croisait. D’ailleurs, Malaparte, apprend-on, devait déjà tout petit être lui-même un farceur de premier rang quand il interrompit les pages satyriques du journal du lycée pour devenir volontaire de guerre en France : il évita le plus possible les tranchées mais il y écrivit des pages marquantes sur les horreurs d’Argonne. Son amour pour les blagues ressort encore dans le choix de son nom de plume, un hommage ironique à la France et à Napoléon.

Et si, fasciste de la première heure, il écrivait déjà, en 1928, un pamphlet satyrique contre Mussolini (Monsieur Camaléon), il ne manqua pas, devenu filosoviétique, de dédier des rimes amusées à Togliatti dans Il tempo illustrato. Formé par Piero Gobetti dans sa carrière journalistique, il partagea ses articles entre deux revues politiquement opposées mais également féroces : Strapaese et Stracittà. Tout en préparant un tour des États-Unis à vélo sponsorisé par Coca-Cola, il partit, en 1957 pour la Chine maoiste, qui le séduisit. Mais, à son retour, il dut être hospitalisé à Rome pour soigner un cancer, où il se métamorphosa en catholique. Il se plaignait surtout, selon son adversaire journalistique Indro Montanelli, de devoir mourir avant lui. Du reste, la mort ne semblait pas l’inquiéter : “Pour nous Toscans, mourir n’est qu’un changement de terrain”   .

 

A lire, la critique de Philippe de Lara sur le même ouvrage.