La double publication de ses essais et d’un nouveau choix d’extraits de ses carnets éclaire la lucidité critique et la vivacité d’essayiste du poète André du Bouchet.
 

Saint-John Perse comparait la poésie à une lampe d’argile. Les textes d’André du Bouchet émettent cette même lumière diffuse. Ses essais sur la poésie française et les extraits de ses carnets relèvent de cette clarté. Les idées, les références, les sensations circulent de la note fragmentaire à l’essai organisé, révèlent la “forgeˮ   de cette poésie.

André du Bouchet (1924-2001) commence à écrire au début des années 1950. Il incarne donc une nouvelle génération marquée par la guerre, et qui trouve dans l’écriture un dernier rempart, s’interrogeant sur la validité même de son geste. Critique et traducteur (Hölderlin, Celan, Joyce), André du Bouchet est cofondateur – avec Jacques Dupin et Yves Bonnefoy – de L’Éphémère (1967-1972). Cette revue de poésie est marquée par un fort rapport aux arts, et par une esthétique de la sobriété, de la simplicité (“Mais quel discours est possible lorsqu’il s’agit de ce qui est absolument simple ?” demande l’épigraphe au premier numéro, en citant Plotin)   .

Poésie et critique
Tandis que les essais d’Aveuglante ou banale recueillent une recherche critique qui s’étend de 1949 à 1959, les extraits des carnets intitulés Une lampe dans la lumière aride relatent le cheminement quotidien du poète de 1949 à 1955. Il est peu pertinent d’en proposer une lecture (auto)biographique, tant le bruit de l’histoire – personnelle ou collective – y est singulièrement assourdi. Ce sont bien les carnets de recherche. Ils coïncident du reste avec la période d’affirmation du poète, de ses débuts (son premier recueil, Air, publié en 1951) à sa pleine expression (le décisif Dans la chaleur vacante est publié dix ans plus tard, en 1961).

Le poète y note ses intuitions mais aussi ses doutes, ses incertitudes, ses tâtonnements. Il transcrit la quête d’une méthode aussi déterminée que fuyante. Ce chemin est jalonné par des phares auxquels du Bouchet rend de vibrants hommages critiques ; autant de dialogues passionnés avec les maîtres dont il ressent l’influence. Il ne cesse ainsi de souligner l’envergure de Reverdy : “Pour avancer, je dois maintenant lutter contre l’influence de Reverdyˮ   . Il cite en particulier le recueil Ferraille : ce même mot est d’ailleurs intégré dans sa propre poétique élémentaire.

Ponge est pour du Bouchet l’autre contemporain capital, “l’homme enchevêtré vif au mondeˮ   , comblant la distance entre le mot et la chose : “poésie / le mot pain / à y chercher la croûte et la mie, mais il ne se mange pasˮ   .

L’essai critique est donc pour du Bouchet un moyen d’exploration sans instruments préconstruits, une immersion sensible dans le texte lu. Il peut frôler le pastiche (Ponge, le verre d’eau), le voyage hallucinatoire (Vue et vision chez Victor Hugo), ou devenir une lecture méditative, un exercice spirituel (Les Dizains contrastés, sur deux dizains de Délie, Scève). Dans une diversité d’approches intuitives, le poète-critique cerne toujours les mêmes concepts : la vue, la vision, l’absence, la présence. On ne peut qu’être frappé par l’unité et la profondeur historique de cette pensée qui inscrit stratégiquement la modernité dans une mémoire longue (voir aussi Pour un Malherbe de Ponge).

Les carnets : écriture par l’image
L’écriture des carnets connaît une forme intermédiaire plus libre et variable : mots dispersés, phrases courtes, fortement ponctuées. “Ce texte informe marche ? il n’est donc pas si informeˮ   . Les envolées syntaxiques débouchent sur de courtes phrases rythmées, les enchaînements discursifs se nouent en paradoxes, se défont en considérations abstraites, se distillent en aphorismes. Une écriture pour soi, mais peut-être – déjà – pour les autres   . On y devine, en germe, la rondeur explicative de l’essai ou la ligne sculpturale du poème. On remarque aussi l’évidente circulation d’idées entre le carnet et l’essai – non sans répétitions et redites.

Cette écriture ne cesse cependant de s’éloigner d’elle-même, pour se penser, se concevoir théoriquement. Le désir de réflexion provient aussi du dialogue avec la philosophie. Un rôle prééminent est accordé aux forces élémentaires qui structurent l’imaginaire humain : eau luisante de reflets rêveurs, feu dévorant et sacrificiel, vent porteur d’auspices, terre lourde de messages (peut-être suivant le modèle de Bachelard). Ce sentiment élémentaire est intensifié par un désir d’abstraction (lyrique ?), désir de retrouver une vérité première par le contact aux choses telles qu’elles apparaissent (peut-être dans le prolongement des enseignements de Jean Wahl).

Tout converge ainsi vers le concept d’image. L’image est un moment d’ouverture, de révélation, de connaissance. Le poète prolonge la réflexion de Reverdy et du surréalisme, et s’inscrit également dans un dialogue avec l’art (Cézanne, Giacometti). Sa perception se veut d’abord sensible, concrète, avant d’être conceptuelle. L’évidence sensible provoque un court-circuit de la logique. Il faut “éprouver les idées comme des sensationsˮ ; préférer un “état de pauvreté et non de connaissance par rapport au mondeˮ   .

L’image est alors un moment de soudaine combustion du discours – le feu ne cesse d’être invoqué –, une vive révélation, close, lumineuse et inexplicable : “œil moissonnéˮ, “pierre probanteˮ, “vide bourgeonnantˮ ou encore : “front / dont les tisons se disséminentˮ   . Ces images éclatent parmi d’autres, plus vagues : “idées allumées par le monde / reflet du mondeˮ, “je me souviens de mon avenirˮ, ou parfois émoussées par une certaine préciosité : “demain / diamantˮ   . Cet éclat visionnaire est souvent tamisé. L’œil, protagoniste de cette poésie de la vision, ne sait pas assez où regarder ou le sait déjà trop ; il se reconnaît dans le paysage qu’il forme par son regard même ; sa vue ne peut que rencontrer son propre éclat. Le paysage devient la page : “cahier de pierreˮ, “horizon maculéˮ   . Le méridien se referme.

Langage courant et langage poétique
Car le rapport au réel se fait par le filtre médian, circulaire, du langage. Loin d’être transparent, celui-ci ne connaît que trop bien sa propre épaisseur. La surconscience aigüe du langage, de son objectivité, de sa consistance, en est presque maladive. Tout devient écrit : “cette étrange maladie qui change tout en motsˮ   . Ce qui ne signifie pas une autoréférentialité close. Cette poésie se pense en rapport direct au dehors : “J’écris un poème comme j’écris une traduction : la même aisance mais surtout les mêmes affres, les stupides embarras de langage à propos de quelque chose qui en tout cas existe déjà dehorsˮ   .

Un rapport similaire se configure au langage courant, le langage de tous, que l’écriture veut utiliser, reprendre, traduire encore. Les carnets résonnent des mots et des constructions courantes ; fadeur voulue où brillent d’autant plus des mots recherchés pour leur sonorité et leur puissance évocatoire (ombelles, chasmes, phosphènes) ainsi que des figures rhétoriques bien déterminées (phrases nominales, chiasmes, anacoluthes). Le poète remarque non sans ironie : “Comme on se sert en poésie d’un fonds de langage appartenant à tout le monde, et qu’après transformation, le fonds collectif en sort considérablement enrichi, parfois même à l’insu de ceux qui l’utilisent pour les nécessités quotidiennes, il serait logique que les poèmes soient rétribués largement par l’État. Et les poètes, faisant vivre, pourraient enfin vivre de leur poésie. Cette rétribution constituerait une sorte de dîme par laquelle les usagers du langage pourraient s’acquitter envers ceux qui changent parfois si intensément, par le langage, leur sentiment de la vieˮ   .

D’où le motif d’origine mallarméenne, de la banalité du langage, idée sans cesse répétée, dans un ressassement qui se veut lui-même significatif. On est près de Maurice Blanchot et de Louis-René des Forêts. Pour travailler la langue, André du Bouchet adopte d’autres stratégies. Il combine l’isolation, le démembrement et l’articulation nouvelle de la phrase. Les mots sont asseulés, dispersés, entourés de silence – comme pour faire décanter le langage, mettre en tension son usure ou le faire sombrer dans sa propre insignifiance.

Blanchir la page. Ce procédé caractéristique d’une mouvance hermétique européenne (Mallarmé, Ungaretti, Celan) n’est pas seulement un réflexe littéraire. Il est utilisé dans les carnets, adopté comme une habitude courante. Les mots sont alignés anxieusement, isolés dans un espace blanc où ils respirent à nouveau. Tout réside dans l’espoir de rendre aux mots cette résonance qu’ils auraient, à force, perdu : “je cherche / le socle / de quelques mots banals […] les mots courants / leurs grandes profondeursˮ   .

L’image ambiguë que cette poésie donne d’elle-même – blanche ou aride, aveuglante ou banale – réside toute dans ce rapport au langage. L’appel de l’engagement, le désir d’un parti pris tranché, d’un système philosophique clos – autant de motifs dominants de son époque – semblent mis à distance comme autant de sirènes trompeuses, pour leur préférer le chant unique de la pure écriture.