Un itinéraire personnel à travers l’aventure universelle des mots.

Avec la parution chez Plon du volumineux Dictionnaire amoureux des dictionnaires, la boucle se trouve en quelque sorte bouclée. C’est le meilleur et le plus dévoué spécialiste qui s’attelle à la tâche : le linguiste et lexicographe Alain Rey, lui-même rédacteur et coordinateur des éditions successives des dictionnaires Le Robert. L’auteur précise avec humour dans l’avant-propos qu’il ne nous livre nullement ici le “dictionnaire suprême” mais bien plutôt un guide de ses arcanes, le “témoignage” savant et intime “d’une vie consacrée à cet objet mal identifié, culturel et usuel”   , ainsi qu’un hommage à ses auteurs et créateurs, du lexicographe à l’éditeur, souvent tombés dans l’oubli. S’ils ne font pas tous l’objet de notices individuelles, ces personnages divers défilent bel et bien en une vaste galerie textuelle.

L’ouvrage, touffu, détaille la véritable “perversion polymorphe”   qu’est le dictionnaire en deux cent trente-quatre entrées. Ces dernières se composent de notions (“Auteur”, “Collection et chaos”, “Mot”, “Ordre”, etc.), de biographies d’hommes illustres (Robert Estienne, Bayle, D’Alembert, Diderot, Littré, Larousse, etc.) ou moins renommés (comme Prudence Boissière, Arsène Darmesteter ou Philibert Monet), de descriptions d’œuvres (le Grand Vocabulaire françois, les dictionnaires de Trévoux) ou d’institutions vénérables (l’Académie française), voire de néologismes éloquents (tel l’“alphadécédet” de Queneau, qui dénonce le caractère mortifère des dictionnaires). Les notices, parfois un peu techniques s’agissant des dimensions matérielle et théorique de l’objet décrit, s’attachent aussi à des considérations littéraires lorsque sont abordés les rapports d’amour ou de désamour entre les écrivains – Rabelais, Voltaire, Hugo, Nodier, Flaubert, Mallarmé, Vallès, Paul Adam, Gide, Ponge, Saint-John Perse et bien d’autres – et les dictionnaires, réels ou fictifs. C’est l’occasion pour l’auteur de rappeler que tout dictionnaire se révèle nécessairement idéologique et subjectif : “L’objectivité est un leurre, autant en matière de langue que de savoir encyclopédique”   ; le lexicographe est lui-même rarement un “tâcheron inoffensif” (dixit Samuel Johnson).

Si les dictionnaires peuvent notamment être historiques, étymologiques, analogiques ou culturels, A. Rey explore, au fil des différentes notices, la frontière parfois ténue entre dictionnaire, vocabulaire, lexique, glossaire, encyclopédie alphabétique ou encore anthologie. L’article “Dictionnaire”, par un effet de mise en abyme, parvient à une définition minimale du genre et de son propos : le fait de “collectionner des signes” et de “répertorier des sens”   de manière structurée, métalinguistique et didactique – ce qui n’exclut nullement une possible valeur poétique. Des traditions, des démarches philologiques se dessinent : démarche critique d’un Furetière (puis d’un Bayle) attentif à la vérité des idées et des choses ; aspiration encyclopédique des Lumières ; tendance plus littéraire, mais aussi plus industrielle et commerciale, du XIXe siècle. La langue et la tradition françaises n’ont cependant pas l’exclusivité, et tout en admettant l’illusion de l’exhaustivité, le dictionnaire d’A. Rey affiche des ambitions universalistes. Sont mentionnés et historiquement détaillés les dictionnaires de langue allemande, anglaise, espagnole, italienne, portugaise, grecque, russe, chinoise, hébraïque ou encore arabe ; des personnages, institutions et ouvrages internationaux plus ou moins célèbres constituent matière à rédaction de notices : les frères Grimm bien sûr, mais également le Tunisien Ibn Manzur, le Russe Vladimir Ivanovitch Dal ou l’Écossais James Murray ; l’Accademia della Crusca florentine ; l’Oxford English Dictionary.

Jamais secs ni rébarbatifs, les articles fourmillent de notations pointues et colorées, de développements truculents – voir par exemple l’entrée “Argot” – et d’exemples choisis. Dans la tradition de la série “Dictionnaire amoureux”, l’approche affective est privilégiée et permet ici de cerner au plus près un objet particulièrement mouvant, séduisante chimère ; par leurs recoupements, les notices tissent un réseau subtil au gré des souvenirs de l’auteur. Toujours avec érudition mais non sans malice, A. Rey livre de savoureuses anecdotes, telle celle de Julien Green “cherchant dans le Grand Robert une construction verbale dont il n’était pas sûr et la trouvant assortie d’une citation de… Julien Green”   . Ces anecdotes sont parfois inspirées de son expérience personnelle, en particulier de son travail aux côtés de Paul Robert (“Une sorte d’intimité irritée était née entre nous. Sa personnalité, digne d’un personnage proustien, a trop interféré avec la mienne, chacune s’appuyant sur l’autre, tour à tour s’y opposant et s’en accommodant”, p. 842) ainsi que de ses séjours au Maghreb ou aux États-Unis, où il assiste aux débuts de l’informatique. L’émotion perce lorsqu’il consacre une notice en forme d’hommage à son ami Henri Meschonnic, poète et traducteur, puis à son épouse et collaboratrice Josette Rey-Debove, première femme lexicographe française décédée en 2005 – seule femme, avec Virginia Woolf, à faire d’ailleurs l’objet d’une entrée. Néanmoins, le recueil n’est pas qu’un cénotaphe : y figure aussi le savant et bon vivant Pierre Perret. L’auteur se plaît encore à inclure quelques entrées inattendues (“Batman” ; “Mouches du coche”, où il règle quelques comptes) ou plus audacieuses, sur l’érotisme ou le masochisme : la reconnaissance de la “dimension sadomaso du dictionnaire”   lui semble ainsi ouvrir d’amples perspectives de recherche !

Comme tout dictionnaire (bien que celui-ci se lise comme un roman), le volume offre une mine de renseignements à (re)découvrir au hasard des pages feuilletées : se souvient-on, par exemple, qu’avant de désigner un carnet de notes, “calepin” était un nom propre, celui d’un moine augustin de Bergame (Ambrogio Calepino) auteur en 1502 d’un dictionnaire latin de référence ? De la race des vrais “amateurs de dicos” qu’il définit dans une notice, A. Rey le “transfigurateur” engagé exalte la “force cachée des mots” (p. 46) et mérite plus que jamais le titre de “malin génie de la langue française” décerné par un récent colloque consacré à ses travaux (Rouen, 2009). Cet amoureux des dictionnaires célèbre de la sorte, avec humilité, passion voire gourmandise, le cinquantième titre – mais non le dernier – de la collection.