La métaphysique existe ou elle n’existe pas. Si elle n’existe pas, ou elle a existé, ou elle n’a jamais existé. Si elle existe, ou bien elle a existé dans le passé ou bien elle vient de commencer à exister. L’opinion dominante du public philosophique ou même cultivé français est toujours que la métaphysique a existé, n’existe plus, et que c’est un progrès, parce que la métaphysique était à la fois arrogante et futile. On parle de son ‘ton grand seigneur’ (Kant) ; on déplore son manque de garanties scientifiques, d’avoir un compte en banque épistémologique toujours à découvert – cf. : "la métaphysique n’a pas l’épistémologie qu’elle mérite" (P. Engel). Mon opinion (que j’ai tenté de justifier dans de nombreux travaux historiques ou généraux) est que la métaphysique a un destin parallèle à celui de la philosophie – sans être obligé cependant de faire de la métaphysique un sommet ou un noyau – et que la métaphysique analytique qui a connu un développement récent, avec Kripke, Lewis et Armstrong notamment, est la continuation de la métaphysique classique, même si les méthodes utilisées ont changé (par exemple on utilise amplement l’analyse logique ou sémantique).

On peut remarquer notamment qu’une large partie de la métaphysique analytique est d’inspiration aristotélicienne (que l’on pense aux deux manuels les plus utilisés, celui de M. Loux, Metaphysics, et J. Lowe, A Survey of Metaphysics). De plus il est piquant de constater que la métaphysique et la philosophie analytique sont mises dans le même sac par les philosophes irrationalistes qui refusent ce qu’ils voient comme une mise au pas sur les méthodes scientifiques : chien et chat victimes de la même offensive ! Tout ceci renforce peu ou prou la continuité entre les deux formes de métaphysique. On peut remarquer que certains philosophes analytiques vont jusqu'à voir en Aristote un philosophe pré-analytique ou proto-analytique. On pourra s'en convaincre en revenant au texte de Miss Elizabeth Anscombe sur Aristote – Dominique Berlioz (qui a traduit, avec François Loth, From a Logical Point of View de John Heil) est en train de traduire pour les éditions Ithaque Three Philosophers de Peter Geach et Elizabeth Anscombe"

La situation éditoriale et dans une certaine mesure académique, même si les institutions philosophiques françaises sont particulièrement conservatrices, a cependant profondément changé. Il y a au moins deux collections de métaphysique, l’une, dans une maison vénérable et ruinée, les PUF, l’autre dans une maison jeune et dynamique, les éditions Ithaque, d’orientation d’ailleurs diamétralement opposée, la seconde se proposant de promouvoir apparemment la métaphysique analytique française (en annonçant des livres de Claudine Tiercelin, François Clementz). Un séminaire de métaphysique analytique a brièvement brillé dans une université qui joua par l’intermédiaire de G.G. Granger un rôle dans l’acclimatation (et pas seulement de l’importation) de la philosophie analytique, séminaire animé par Jean-Maurice Monnoyer qui publia plusieurs colloques tenus sur notre sol, dont le monumental La Structure du Monde, qui contient entre autres des textes inédits de Armstrong. Des blogs comme ceux de François Loth ou Julien Dutant et Florian Cova donnent toute leur place à l’émergence de la métaphysique. Par exemple, mis à part celui publié sur nonfiction, je n’ai pu obtenu un compte-rendu substantiel du Traité d’Ontologie que sur l'un de ces blogs, même si un magazine en a recommandé la lecture sur la plage (ah feuilleter Meinong sur le sable chaud). Des philosophes productifs, reconnus, toutes tendances confondues, qu’ils soient du côté de la pop philosophie ou de la philosophie rigoureuse, de Alain Badiou à Roger Pouivet, expriment des vues métaphysiques, ontologiques, sans autocensure particulière et sans que cela choque l’opinion. Le terme métaphysique (et son cousin le terme ‘ontologie’) est utilisé constamment (chose que j’avais déjà remarqué dans Qu’est-ce que la métaphysique ?) dans les media.

Qu’il semble donc loin le temps où la métaphysique en France était à la fois exposée aux sarcasmes des positivités et des naturalistes et au dédain affligé des heideggériens ! La métaphysique a connu dans les dernières années un développement indéniable. Les heideggériens semblent s’être évanouis dans la nature, les naturalistes ont d’autres chats à fouetter et on pourrait dans une bouffée d’optimisme voir se dessiner un avenir plein de promesses.

Cependant à un regard plus attentif, il devient clair cependant au contraire que finalement les choses n’ont pas vraiment changé. Les mécanismes de reconnaissance institutionnelle continuent à mettre en avant les formes les plus archaïques de refus du rationalisme dans le domaine de la métaphysique et la négation massive de l’ontologie, comme analyse des structures dans des mondes possibles. La philosophie de manière plus générale est devenue une activité journalistique qui prospère sur l’écroulement des systèmes, la massification et la standardisation des connaissances. "La bêtise (dullness) amie du néant et du vide" (Alexander Pope, The Dunciad) triomphe et c’est dans ce contexte que la métaphysique est admise comme une opinion exotique et intrigante et c’est dans une indifférence croissante à l’égard des contenus qu’elle est admise à table pour pimenter le train de la conversation de ses propos incongrus. C’est dans une atmosphère de fin de partie que la métaphysique est parfois tolérée dans une indifférence générale. Dans le Manuel de survie dans les dîners en ville de Sven Ortoli et Michel Eltchaninoff de 2007, journalistes à Philosophie Magazine, il est jugé de bon ton, au moment du plat principal, de parler de métaphysique en jouant à la table d’un dîner en ville du lieu commun "tout est métaphysique", en réservant l’ontologie au moment du fromage. Cet ouvrage satirique qui brocarde de manière efficace le recyclage de la philosophie dans la socialité conviviale et goguenarde voit bien le changement de traitement à l’égard de la métaphysique. En ce sens Qu’est-ce que la métaphysique ? est devenu un manuel de conversation.

De plus, même du côté des analytiques, la métaphysique se voit reprocher son dogmatisme, son snobisme et dans une certaine mesure on assiste à un triomphe de la respectabilité et de la mesure, la spéculation métaphysique étant vue comme une sorte d’hybris intellectuelle, d’incorrection, d’exhibitionnisme intellectuel, et on va jusqu’à rêver d’une métaphysique raisonnable, de pouvoir enfin siffler la fin de la récréation pour ces élèves joueurs et un peu trop ébouriffés. Soit dit en passant un philosophe comme Peter Unger, auteurs des meilleurs textes sceptiques écrits dans les années 70 et 80 est l’auteur d’un livre de métaphysique parfaitement spéculatif (All the Powers to the World) et il y a beaucoup d’exemples de ce genre de choses, ne serait-ce que la défense du monisme par Jonathan Schaffer (voir sur Internet). On reproche aux métaphysiciens de ne pas montrer patte blanche en donnant les critères épistémologiques des connaissances qu’ils délivrent imprudemment (tout en lui déniant le fait qu’il apporte des connaissances). Les philosophes naturalistes peuvent se permettre de prendre de haut leurs collègues métaphysiciens, fussent-ils donc analytiques, en leur reprochant avec superbe leur absence de travail empirique et le métaphysicien n’est pas en position de répliquer en reprochant à l’inverse au chercheur positiviste patenté une absence de démarche réflexive au moins sur ses concepts fondamentaux. Enfin, et c’est affligeant, les coups les plus bas viennent souvent de la philosophie analytique elle-même, quand elle va jusqu’à par exemple identifier la métaphysique des mondes possibles à la spéculation débridée, dans un kantisme inusable, sans éprouver spécialement le besoin de lire la littérature ou de se plier aux contraintes des formalismes logiques. Bref, les choses n’ont guère changé depuis Carnap ou Quine, ou dans certains cas Auguste Comte ; elles ont plutôt régressé. Le kantisme (que je ne confonds pas ici avec le Kant des Fortschritte, qui doivent toujours être médités) domine donc toujours et dans le reflux général des croyances, il reste une butte témoin : la hauteur de cette butte montre la platitude du discours ambiant qui s’en prend à la métaphysique, dans son fragile sursaut.

Dans cette note je me suis limité volontairement à notre situation nationale pour introduire par un billet d’humeur à une série de comptes-rendus de livres importants. Mais de manière plus globale, il y aurait beaucoup à dire, en moins déprimant, sur l’existence de véritables controverses métaphysiques, notamment, celle sur la valeur et la pertinence du réalisme structural, qui est étroitement liée à la discussion sur le réalisme structural en mathématiques, démontrant l’affinité étroite qui existe entre les mathématiques et la métaphysique. Ce serait d’ailleurs plus pertinent car la métaphysique s’est mondialisée et l’exception française ne pèse pas lourd. Mais c’est un autre propos qui concernerait les problèmes métaphysiques eux-mêmes et non la réception d’une discipline dans un pays qui ne l’a jamais aimée. Que cela soit l’indice d’un rejet plus général des disciplines normatives en philosophie (comme la logique, l’éthique ou même l’esthétique), c’est un autre problème, sur lequel je me réserve de revenir