À travers une étude sur les espaces publics émergents dans les périphéries urbaines, l’auteur défend l’intégration du paysage dans la conception de ces nouveaux lieux communs.  

Denis Delbaere, paysagiste de formation, fait le choix dans cet ouvrage d’aborder les espaces publics au prisme de la périurbanisation et de l’étalement urbain. La ville diffuse, les nouveaux moyens de communications ainsi que les aspirations néo-rurales des citadins ont en effet favorisé l'émergence de nouveaux lieux communs, notamment dans les marges urbaines. Pour autant, l'intérêt très fort encore porté aux espaces publics centraux par les autorités urbanistiques entraîne une faible intégration voire un dénigrement de ces espaces. L'auteur juge au contraire et avec raison, nécessaire de porter son regard vers ces lieux, dans lesquels se joue selon lui le renouveau de l'espace public. Son ouvrage prend appui sur l’hypothèse selon laquelle ces nouvelles formes d’espaces publics émergents seraient à même d’apporter des réponses aux défis de la ville contemporaine. 

 

Des espaces publics émergents

Il est aujourd'hui devenu banal d’évoquer l’impact des mutations urbaines et de la métropolisation sur le déclin des interactions sociales dans les espaces communs de la ville et d'établir le constat d’une urbanité qui ne se vit plus que sur un mode individualiste. Mais davantage qu’un déclin, c’est à une modification des manières d’interagir que nous assisterions. Prenant le contre-pied des théories passéistes, l’auteur constate l’émergence de nouvelles formes de sociabilités au sein de la ville diffuse. Celles-ci ne seraient plus basées sur les interactions entre inconnus dans une proximité contrainte mais se vivraient sur le mode de l’entre-soi et de la distance à autrui parmi une foule diffuse. Bien que la démonstration de l’auteur soit rapide, le concept de sociabilité diffuse est pertinent pour analyser l’urbanité contemporaine. Et notamment l’évolution de l’espace public.

Sa mort maintes fois annoncée, l’espace public n’a pourtant jamais été autant à la mode qu’aujourd’hui et fait l’objet d’un véritable culte chez les aménageurs, les architectes ou les gestionnaires urbains. Toute ville, tout quartier, inscrit les espaces publics au cœur de son développement. Souvent considérés comme solution aux maux urbains, mais aussi vitrines de l’urbanité d’une ville, les espaces publics deviennent le centre d’attention des aménageurs. L’espace public devient "non seulement l’objet véritable, mais même la raison d’être légitime de toute politique de la ville". Or, constate l'auteur, la forme des espaces publics, héritée de l’histoire urbaine et d’un idéal politique dépassé ne semble plus adaptée aux fonctions sociales actuelles.  Selon Denis Delbaere, une part "du succès des espaces publics repose sur un comportement réactionnaire en matière d'urbanisme".  Cette formelle reconstitution historique des lieux communs évoque alors chez l’auteur le sentiment d’un "leurre de l’espace public". Or, dans les périphéries, à l’écart des lieux communs convoités par les praticiens de l’espace, les espaces publics évoluent et offrent une nouvelle vitalité souvent méconnue. En effet, au sein de l’urbanisation réticulaire de la ville diffuse, de nouveaux lieux de sociabilités apparaissent, ce sont ces espaces "entre-deux", friches industrielles ou espaces naturels, appropriables par tous, qui constitueraient alors le terreau de nouvelles sociabilités diffuses.

Il peut s’agir de parcs, de friches d’anciens espaces agricoles voués à l’urbanisation ou de lisières de campagnes ; "ces équipements qui prolongent parfois le parking d’une salle polyvalente ou le clos d’un cimetière délocalisé, constituent des couronnes d’espaces publics ouverts, sans doute bien plus animés que les places de mairie ou les parvis d’églises désertés". Sans chercher à reproduire les sociabilités de la ville d’antan, ces lieux permettraient au contraire de vivre les caractéristiques sociales de notre époque, de vivre ensemble sur le mode d’une sociabilité diffuse. Les pratiques de ces lieux découlant de choix par leurs usagers (repas, match de foot, etc.), "les modes d’appropriation de l’espace public ne relèvent plus de la vie quotidienne et de l’échange fortuit avec autrui. Ils relèvent désormais de l’événementialité".

Le paysage comme forme des espaces publics contemporains

Si ces espaces publics émergents ne répondent plus aux conditions de la coprésence, ils assureraient leur fonction sociale par la coproduction qu’ils impliquent, "les logiques de production contemporaine de l’espace public (…) fournissent le cadre de sa nouvelle légitimité sociale, une légitimité qui n’est plus inscrite dans  la densité des usages sociaux qui y prennent place, mais dans la manière démocratique de le concevoir". Or la prise en compte des intérêts d’un nombre croissant d’acteurs dans l’espace public peut également diminuer les possibilités d’un accord sur la forme à obtenir. C’est ce constat qui amène l’auteur à suggérer que la forme réside en amont du projet, que l’on ne doit plus projeter ces espaces vers ce qui doit advenir mais vers ce qui est déjà là. Et c’est en ce sens que le paysage devient forme de l’espace public. Dans ces lieux où l'étendue spatiale reprend ses droits, le paysage et le végétal sont revalorisés et l'exposition au soleil, l'écoulement des eaux, la pente, etc., sont de plus en plus intégrés à leur conception. Contrairement aux espaces publics centraux où la forme vient se substituer à l’espace existant afin de lui donner un sens, certains projets périphériques voient l’idée de permanence du lieu et du paysage émerger. Une approche du projet d’espace public par le paysage permet ainsi de sauvegarder les formes initiales et de construire en fonction de celles-ci. Il s’agit alors de révéler l’immanence de l’espace public qui réside dans chacun de ces lieux.

Dans cette "dimension stable du lieu, que nous appelons le paysage, l’espace et le projet ne font en définitive plus qu’un". À travers différents exemples, du parc de la Deûle à Lille au Parc du Sausset en passant par l’ île de Nantes, l’auteur justifie son propos et montre notamment comment le paysage peut résoudre certaines contradictions de la ville contemporaine. À cet égard, l’exemple du parc du Sausset à Aulnay-Sous-Bois est intéressant puisqu’il témoigne notamment de la capacité du paysage à désenclaver certains quartiers d’habitat social sans passer par des projets lourds de rénovation. Dans cette perspective, l’auteur invite les aménageurs à porter une attention forte au rôle de l’esthétique et du paysage au sein des usages contemporains de l’espace public. Cependant, il s’inquiète du moindre intérêt porté aux questions paysagères et dénonce l’actuel glissement techno-environnemental vers le développement durable et la faible considération des politiques écologiques pour l’espace et le paysage. Le Grenelle de l’environnement et autres politiques environnementales actuelles ne s’intéressent " nullement au paysage et à l’espace public, préférant les approches purement techniques et désincarnées des comptages écologiques et des Plans Climat". Par conséquent, bien que le désir d’espace public soit actuellement "un désir de paysage", la dimension objective et normée du développement durable tend à réduire considérablement la subjectivité et la créativité visuelle des aménagements. 

Si l'on peut reprocher à l'auteur de passer rapidement sur les dynamiques sociologiques qui animent ces espaces publics émergents, le mérite de l'ouvrage est de questionner l’association récurrente, ancrée dans les consciences et les pratiques aménagistes, entre espace public et centre ville. En introduisant la notion de paysage, l’auteur démythifie ainsi l’idéal spatial de l’espace public, que l’on associe souvent à la "place" ou à la "rue". Mais au delà d’un questionnement conceptuel sur l’espace public, cet ouvrage constitue un véritable plaidoyer pour une valorisation des espaces urbains périphériques. Ce travail invite notamment les chercheurs et les aménageurs de l’urbain à s’intéresser aux marges et à décentrer leur regard pour appréhender la ville contemporaine

 * Pour approfondir la réflexion sur la politique de la ville et ses enjeux, nonfiction.fr publie aujourd’hui  un dossier qui comprend :

 

 

-    Un décryptage du New Deal urbain du PS, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Nathalie Perrin-Gilbert, secrétaire nationale du Parti socialiste au Logement, par Lilia Blaise et Pierre Testard. 


-    Une analyse des rapports entre politique de la ville et politique d'intégration, par Quentin Molinier.


-    Un bilan du Plan Espoir Banlieues, par Charlotte Arce.

 

 

-    Une interview de Luc Bronner, journaliste au Monde, par Charlotte Arce. 

 

-    Un point de vue de David Alcaud pour en finir avec le mythe de la politique de la ville.

 

 

-    Une interview de Grégory Busquet, par Lilia Blaise.


-    Une interview de Jacques Donzelot, directeur de la collection "La ville en débat" (aux PUF), par Xavier Desjardins.


-    Un entretien avec Didier Lapeyronnie, sociologue, par Xavier Desjardins.

 

Des critiques des livres de :



-    Christophe Guilluy, Fractures françaises, par Violette Ozoux.


-    Hugues Lagrange, Le déni des cultures, par Sophie Burdet.


-    Julien Damon, Villes à vivre, par Xavier Desjardins


-    Joy Sorman et Eric Lapierre, L’inhabitable, par Tony Côme.


-    Jean-Luc Nancy, La ville au loin, par Quentin Molinier.


-    Rem Koolhaas, Junkspace, par Antonin Margier.


-    Hacène Belmessous, Opération banlieues. Comment l’Etat prépare la guerre urbaine dans les banlieues, par Antonin Margier.


-    Michel Agier, Esquisses d’une anthropologie de la ville. Lieux, situations, mouvements, par Antonin Margier.

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

 

Le vieillissement de la population est-il un obstacle à l'alternance politique en 2012 ?, par Matthieu Jeanne.