Un petit guide pédagogique et ludique qui retrace de manière décalée la grande épopée du féminisme dans la deuxième moitié du XXe siècle, loin du cliché des "staliniennes en jupon". 

Dès les premières heures du MLF en 1970, les féministes ont clamé avec beaucoup d’humour et de second degré leurs revendications pour la reconnaissance des droits des femmes. Leurs slogans - "Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme", "Un homme sur deux est une femme", ou encore "Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette", s’ils sont désormais entrés au Panthéon des formules les plus fameuses, au même titre que celles de Mai 68, c’est parce qu’ils sont savamment accrocheurs, dosant avec beaucoup d’habileté humour et franchise pour asséner aux garçons certaines vérités qui dérangent.

C’est ce même humour, corrosif sans être pour autant acerbe, qui rythme la lecture de Merci les filles !. Ses trois auteures, la journaliste Valérie Ganne, l’éditrice Juliette Joste et la graphiste Virginie Berthemet, livrent en cent-cinquante pages, une histoire dépoussiérée, condensée, et surtout dépassionnée du féminisme français. 

Le livre se décline en vingt et une dates clés qui présentent, de manière succincte mais instructive, les grands évènements qui ont émaillé les avancées pour les droits des femmes, depuis 1945 avec l’octroi du droit vote, jusqu’en 2007 lorsqu’une femme, Ségolène Royal, est enfin présente au second tour des élections présidentielles. Le but ? Se placer, certes, dans l’héritage du MLF, qui a fêté ses quarante ans en mars dernier, mais surtout prouver aux lecteurs et lectrices que le féminisme, loin d’être ringard, a su se renouveler en abordant de manière ludique et décalée ses combats, ses victoires mais aussi ses querelles internes. 

Les auteures ont fait le choix, en faisant débuter leur petite chronologie du féminisme en 1945, lorsqu’est accordé –enfin !- à la population féminine le droit de vote, de ne pas faire de la naissance du MLF, le 26 août 1970, l’ "année zéro" de la libération des femmes. Non, l’émancipation du Deuxième Sexe passe par leur droit d’accès aux urnes, d’où ce choix d’entamer ce petit précis lorsque, le 21 avril 1944, l’Assemblée consultative du gouvernement provisoire accorde aux Françaises la permission de participer à la vie politique du pays. Premier grand pas pour l’Histoire des femmes, qui arrive cependant très tardivement dans le "Pays des Droits de l’Homme" où, aujourd’hui encore, on préfère les femmes comme électrices plutôt que comme élues politiques. 

La parution en 1949 du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir et la polémique qui en suivit, la création du Planning familial et la légalisation de la contraception en 1956, ou encore la place des femmes dans la révolution de Mai 1968 sont autant de moments décisifs dans la conquête de l’égalité entre hommes et femmes. Mais c’est durant la décennie 1970 que sont réalisées les grandes avancées pour et par les femmes, pour la reconnaissance de leurs droits et la valorisation de leur statut dans une société en pleine mutation. Et il semble bien que c’est la constitution d’un féminisme militant et structuré qui est à l’origine de ces bouleversements majeurs.

Tout commence avec "l’année zéro" de la libération de la femme lorsque se rassemblent, le 26 août 1970, une dizaine d’entre elles, parmi lesquelles quelques grandes figures du féminisme. Monique Wittig, Anne Zelensky, Cathy Bernheim ou encore Christine Delphy se réunissent sous l’Arc de triomphe pour rendre hommage à la femme du soldat inconnu. C’est le point de départ de la naissance du MLF (Mouvement de libération des femmes), héritier de Mai 68 et qui, sans pour autant avoir d’existence sur le plan légal, devient pendant près de dix ans le fer de lance du mouvement féministe, embrassant toutes les causes pour défendre l’honneur et les droits des femmes. Leur première grande avancée en matière d’égalité intervient en 1972, lorsque le Code du travail décrète "pour la première fois que, pour la même tâche, le salaire de la femme doit être équivalent à celui de l’homme". 

La présidence de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981) est celle où les grandes victoires féministes sont remportées, notamment l’une des plus symboliques : celle de l’IVG, enfin légalisé. Trois ans auparavant déjà, les voix des femmes s’étaient élevées pour faire reconnaître l’avortement comme un droit : le 5 avril 1971, le Nouvel Observateur publie le Manifeste des 343   qui compte parmi ses signataires des militantes du MLF, mais également des grandes figures issues du monde de la Culture et des Arts : Simone de Beauvoir, certes, ainsi que Marguerite Duras et Françoise Sagan, les actrices Jeanne Moreau et Catherine Deneuve ou encore l’avocate Gisèle Halimi. Le choc provoqué par le manifeste est salvateur : en 1974, grâce au combat acharné de Simone Weil alors ministre de la Santé et de la présidente du Planning familial Simone Wittig, la loi légalisant l’IVG est adoptée par 284 voix contre 189 après des débats d’une rare violence dans l’hémicycle. Il faut cependant attendre 1982 pour que la Sécurité sociale prenne en charge son remboursement et 2001 pour que le délai légal passe de 10 à 12 semaines. 

Si les auteures de Merci les filles ! livrent une histoire dépassionnée du féminisme français, elle ne passent pas pour autant sous silence les vives dissensions qui ternissent le mouvement. A la fin des années 70, sous le coup de querelles véhémentes entre militantes, le MLF se dissout. C’est la radicalisation de l’un de ses satellites, le groupe Psychanalyse et Politique – Psychépo – dirigé par Antoinette Fouque qui en est à l’origine. En 1977, une des militantes historiques du MLF, Nadja Ringart, dénonce dans un article de Libération intitulé "Naissance d’une secte" l’idéologie de Psychépo qu’elle juge réactionnaire. Elle fait aussi part de son inquiétude quant à l’avenir du mouvement, corrompu par la forte personnalité d’Antoinette Fouque, qu’elle n’hésite pas à qualifier de "gourou". Lorsque celle-ci dépose, en 1979, le sigle MLF avec Sylvina Boissonnas et Marie-Claire Grumbach, c’est l’éclatement définitif du MLF. Deux mouvements distincts du féminisme français s’affrontent désormais : le "MLF déposé", dirigé par Antoinette Fouque, le "MLF non déposé", piloté par ses anciennes amies du 26 août 1970. Le MLF perd alors le soutien de l’opinion et l’impact du féminisme dans la société post-68 s’étiole peu à peu. 

L’ouvrage confronte également les problématiques et les revendications féministes aux questions de bioéthique   (avec en 1982, la naissance du premier bébé éprouvette), de société (la pérennité des inégalités salariales entre hommes et femmes), et aborde la question brûlante du voile et de la laïcité. Le débat n’est pas nouveau : en 1989 déjà, il a fait la Une de l’actualité médiatique lorsque trois collégiennes de Creil avaient refusé d’ôter leur voile dans l’enceinte de leur établissement Tanguant entre la nécessité de défendre la laïcité,  principe fondateur de la République française, et la volonté de lutter contre l’islamophobie, de plus en plus prégnante dans la société post-11 septembre, les féministes se divisent. Dommage cependant que les trois auteures, dans leur approche non-polémique de l’histoire du féminisme, n’aient pas davantage soulevé la question, pourtant très actuelle, de la burqa en France. Paru en mai 2010, en pleine controverse provoquée par le projet de loi sur le voile intégral, l’ouvrage n’aborde que de manière succincte une problématique pourtant déterminante dans les nouvelles revendications féministes. 

Il est également trop peu question des "nouvelles féministes" et des structures émergentes. Sont évoquées pêle-mêle les associations traditionnelles – Les Chiennes de garde, Osez le féminisme ! -, celles qui ont fait de la performance, du happening leur mode d’action – La Barbe – ou encore les associations polarisant leurs message sur les banlieues – Mix-Cité, Ni Putes Ni Soumises. Peu, ou pas de confrontation, ni même de rapprochement entre les différentes sensibilités qui composent le féminisme des années 2000. 

Le mérite de Merci les filles ! réside dans son approche à la fois pédagogique – rapporter et expliquer les grands évènements qui ont marqué l’histoire des femmes au XXe siècle – et ludique – piquer l’intérêt du lecteur par un ton enlevé et des illustrations décalées. 

Ainsi, le diaporama des grandes victoires féministes est entrecoupé d’encarts accrocheurs et amusants sur les tâches ménagères, sur la révolution de l’ourlet et les évolutions de la silhouette féminine, ou encore sur la place des femmes dans les mondes de l’art et sur l’humour au féminin. Des portraits de femmes marquantes – de la Mère Denis à "BB", symbole de l’ultra féminité en passant par l’illustratrice Claire Bretécher sont également présents pour témoigner des différents visages du féminisme. Des tests et quizz enfin, pour savoir, par exemple, "quel macho a pu bien dire : Un ministère de la condition féminine ? Et pourquoi pas un sous-secrétariat au tricot ?"   parcourent la lecture de l’ouvrage.

Un livre didactique et informé donc, pour dire merci aux femmes qui ont œuvré pour les droits de toutes, pour célébrer l’héritage légué par Olympes de Gouges, Louise Weiss ou Hubertine Auclert, et réveiller en chaque lectrice (et chaque lecteur) un(e) féministe des années 2010 : "A votre tour de vous approprier le féminisme à votre façon, fille ou garçon, talons aiguilles ou talons plats, enfants ou pas, glamour et sexy, sérieuse et rigolote. Nous sommes les filles des filles de 70, féministes sans même y penser. Si être une femme c’est formidable, ne serait-ce pas en grande partie grâce à elles ?"

 

A lire aussi sur nonfiction.fr :

 

 

Les lobbies féministes, par Lilia Blaise.

 

- Les associations de banlieue, Voix de Femmes et Voix d'Elles Rebelles, par Lilia Blaise. 

 

Mix-Cité, par Pierre Testard.

 

Osez le féminisme, par Lilia Blaise.

 

La Barbe, par Quentin Molinier. 

 

Les TumulTueuses, par Quentin Molinier.

 
 

- Une analyse des nouvelles modalités d’action des militantes féministes, par Marie-Emilie Lorenzi. 

 

- Un entretien avec la chercheuse Christelle Taraud sur la structuration actuelle du mouvement féministe, par Pierre Testard.

 

- Un entretien avec la philosophe Sandra Laugier sur l'éthique féministe du care, par Pascal Morvan et Quentin Molinier. 

 

- Un aperçu de la présence féministe sur Internet, par Pierre Testard.

 

- Un portrait d’une "ancienne", Florence Montreynaud, par Charlotte Arce.

 

- Un entretien avec Martine Storti, sur le passé et l'avenir du féminisme, par Sylvie Duverger. 

 

- Une interview de la philosophe Geneviève Fraisse sur le féminisme et son actualité, par Sylvie Duverger. 

 

- Un entretien avec Marie-Hélène Bourcier sur la queer theory, par Sylvie Duverger. 

 

- Une chronique de l'ouvrage de Jean-Michel Carré, Travailleu(r)ses du sexe (et fières de l’être), par Justine Cocset. 

 

- Une brève de féminisme ordinaire, par Sophie Burdet. 

 
 
 

* Ce dossier a été coordonné par Charlotte Arce, Lilia Blaise, Quentin Molinier et Pierre Testard.

 
 
 

A lire aussi : 

 

- Martine Storti, Je suis une femme. Pourquoi pas vous ? 1974-1979, quand je racontais le mouvement des femmes dans Libération, par Fabienne Dumont. 

 

- Réjane Sénac-Slawinski (dir), Femmes-hommes, des inégalités à l'égalité, par Aurore Lambert. 

 

- Sylvie Schweitzer, Femmes de pouvoir. Une histoire de l'égalité professionnelle en Europe (XIXe-XXIe siècles), par Léonor Gutharc. 

 

- "L'Etat doit-il réglementer la représentation du corps féminin dans la publicité ?", par Matthieu Lahure.