Un livre de référence superbement informé sur le personnel politique du Roi Soleil, son identité et son rôle.

Au risque de faire perdre tout intérêt à ce modeste compte rendu en déflorant trop rapidement l’enjeu – va-t-il en dire du mal ? –, que le lecteur nous permette d’être franc : ce livre fera partie pour plusieurs dizaines d’années de la bibliothèque de toute personne intéressée par le règne de Louis XIV.

Un certain nombre de travaux reste bien trop impressionnistes. Assurément, Jean-Christian Petitfils a montré par son excellent Louis XIV tout le miel que l’on peut tirer des travaux anciens pour en faire des analyses novatrices et il l’a fait de main de maître.
Cela a cependant ses limites. À réfléchir sur des matériaux anciens, à s’abstenir de chercher de nouvelles choses, on tient pour acquis des faits qui ne le doivent nullement être. C’est tout l’intérêt de cet ouvrage que de se fonder sur le dépouillement d’une masse d’archives gigantesque, encore enrichi par l’utilisation de travaux universitaires inédits ou trop peu connus. Les archives sont d’ailleurs présentées en fin de volume afin de guider le lecteur dans l’écriture de ce livre. Cette rigueur dans le travail apporte beaucoup de nouveau et les bonnes feuilles sont nombreuses. On ne s’en étonne pas quand on connaît le « pedigree » de nos deux auteurs. Thierry Sarmant a été pendant près de dix ans responsables des archives anciennes du Service historique de l’Armée de terre (désormais Service historique de la Défense) ; Mathieu Stoll a dépouillé pendant près d’une décennie une immense partie des archives du contrôle général des finances. Tous deux sont chartistes.

Les auteurs commencent par une histoire générale du ministériat au cours du règne du Roi Soleil.
Ils rappellent que la notion de « gouvernement par Conseil » a toujours été problématique et, partant, l’objet des luttes d’influence de diverses personnes pour obtenir l’oreille du roi. Si bien que ce dernier modifie souvent, supprime parfois, les grandes fonctions d’organisation et de gestion du royaume et de la vie de Cour. Les secrétaires d’État prennent de l’importance au cours du XVIe et surtout du début du XVIIe siècle, en même temps que l’importance des grands officiers décline : se mettent alors en place les six charges canoniques (chancelier, 4 secrétaires d’État, surintendant des finances), bien que l’âge des ministres que constitue le premier XVIIe siècle sous la houlette de Richelieu puis de Mazarin ne laisse pas forcément grande liberté aux ministres.
Vient alors la seconde période désignée comme celle des « Grands ministres » (1661-1691). C’est assurément la période la plus éclatante du règne. C’est également la plus connue du grand public et, par conséquent, celle que l’on a tendance à poser comme modèle et normalité.
C’est le moment de Louvois et de Colbert, c'est-à-dire de ministres exceptionnels par la largeur de leurs attributions, que l’on aurait bien tort de considérer comme un modèle d’étude tant ils sont originaux dans le règne.
Les auteurs posent 1691 comme une date charnière, voire le véritable tournant du règne. Il est vrai que le personnel ministériel est alors extrêmement rapidement modifié : la mort de Louvois est l’occasion d’appeler Beauvillier au Conseil et même d’y rappeler Pomponne, disgracié depuis douze ans.
Assurément, des personnages tels que Chamillart ou Nicolas Desmaretz ont moins marqué les esprits ; même l’honnête et travailleur Torcy n’a pu tout à fait marquer son époque bien qu’il ait dirigé la diplomatie pendent près de 15 ans et été l’artisan des traités d’Utrecht.

 


Une fois posée cette typologie destinée à poser les grands principes et éclaircir le propos, sont étudiés dans une seconde partie le rapport au roi et la manière dont celui-ci collabore avec ses serviteurs. Car bien loin de la parole apocryphe « L’État, c’est moi » que Louis XIV n’a jamais pu prononcer tant elle est éloignée des conceptions politiques d’alors, l’idéal des contemporains reste alors le gouvernement par conseils. Conseil d’En-haut, Conseil des dépêches, Conseil royal des finances et Conseil d’État, se réunissent plusieurs fois par semaine pour traiter les principales affaires. Le rapport des ministres à ces conseils est complexe. Ils appartiennent à certains d’entre eux et le rythme de leur travail est affecté par leur tenue. Cela n’empêche pas les ministres de travailler en tête à tête avec le roi, encore ces séances dépendent-elles du département concerné et de l’influence de la personne qui le détient. Il arrive même à Louis XIV de faire appel à ces conseillers officieux en fonction des compétences précises de ces derniers : Chamlay, Chevreuse, d’Harcourt… voire Mme de Maintenon. Le roi se trouve ainsi réellement au centre du processus de décision et ne se contente pas de signer sans les lire les propositions de ses conseillers. Les « ministres » eux-mêmes ne sont pas de simples exécutants ou des hommes de paille. Grands commis de l’État, il s’agit d’énormes travailleurs et souvent d’hommes très compétents choisis avec grand soin. Situés aux premières loges du pouvoir, ils peuvent y faire la fortune de leur famille – aussi les concurrences et frictions sont-elles nombreuses.

Le secrétaire d’État n’est jamais  un homme seul et l’est de moins en moins au fur du règne. De simple personne chargée de contre-signer les actes, il devient responsable d’une véritable administration de plus en plus large, professionnalisée et structurée. Faisant d’abord travailler plusieurs copistes, il en vient à répartir ses subordonnées en bureaux chargés de dossiers précis. On passe en quelques décennies d’un rapport d’homme à homme à une administration réelle. C’est à tout ce petit monde, qui contribue au bon fonctionnement de l’État, de la prise de décision à son application avec toutes les étapes intermédiaires de réplication et diffusion de l’information, qu’est consacrée la troisième partie. Avec pour corollaire évident la question des archives – toute activité administrative en crée mais c’est seulement à un certain degré d’organisation qu’on les conserve, les traite et les utilise.

C’est dans une quatrième partie que les auteurs d’intéressent à la place des ministres dans la société de cette époque que Saint-Simon définit de manière abrupte comme « le règne de la vile bourgeoisie ». S’ils nient que 1661 constitue une rupture dans l’organisation gouvernementale, ils soulignent que c’est Louis XIV qui fait des ministres des personnes socialement élevées, qui s’intègrent dans l’ancienne noblesse et en possède les revenus. Hommes universels, les ministres doivent être des hommes de lettres et de bureau en même temps que de terrain et d’action – ils deviennent de plume et d’épée et gagnent ainsi un prestige qui participe largement de leur puissance.

 


Le fait que les deux auteurs soient de véritables spécialistes de leur sujet apparaît à chaque page. Leur connaissance de la période, leur érudition est éclatante, sans jamais que cela devienne lourd ou forcé. Ils donnent ainsi une bonne vision du paysage gouvernemental d’alors sans tomber outre-mesure dans le risque qui guettait – faire catalogue. Ces compétences leur permettent également de proposer des annexes d’une grande richesse, qui réjouiront amateurs et étudiants : répertoire des sources utilisées, très complète bibliographie, chronologie, index précis… Ces très belles annexes font amèrement regretter que l’éditeur reste sur l’idée reçue que les lecteurs ne supportent pas les notes de bas de page. Bien des affirmations et citations demeurent sans source ou contraignent le curieux à de bien laborieuses recherches dans la bibliographie.

Des nuances seront sans doute à apporter au fil des ans mais ce livre – le premier sur les ministres de Louis XIV – restera sans nul doute comme un classique pour les historiens du Grand Siècle mais également les chercheurs intéressés par les sciences politiques et l’histoire sociale. Remise en cause du caractère « ordinaire » des ministériats de Colbert ou Louvois, éclairage sur les méthodes de travail et le personnel employé, place des ministres dans la société au-delà des petites phrases de Saint-Simon, il apporte énormément de nouveau et, pour le reste, fait la synthèse de travaux non diffusés par ailleurs – jusqu’à fortement nuancer donc l’idée que l’on est passé d’un « État de justice » à un « État de finance ».

À travers cette magistrale leçon d’histoire, les deux auteurs montrent qu’aujourd’hui moins que jamais on ne peut faire l’impasse sur un retour aux sources – que seuls des éléments nouveaux permettent de renouveler notre analyse de la période. On ne peut que souhaiter que ces auteurs poursuivent leur travail de fond, bien loin des modes et des livres trop vite écrits ou répétant ce que l’on savait déjà par ailleurs.