En 2005, l’ancien Premier ministre chinois Zhao Ziyang s’est éteint à Pékin. Cheville ouvrière des réformes économiques, Zhao avait été démis de ses fonctions et enfermé en résidence surveillée après 1989 pour s’être opposé à la répression du mouvement de Tiananmen. Son nom aurait pu être complètement oublié si, à l’insu de ses gardiens, il n’avait pas enregistré secrètement son journal intime. Ce témoignage unique, exfiltré en secret vers Hong Kong, nous livre aujourd’hui le récit d’une décade à la tête d’un empire en pleine transformation.

 Pour le grand public, la politique chinoise se résume à quelques noms célèbres : Deng Xiaoping, Jiang Zemin ou Hu Jintao. Au cœur de ce Panthéon miniature, un nom est cependant souvent oublié. Il ne s’agit pourtant pas d’une personnalité de second plan. Successivement Premier ministre puis Secrétaire du Parti Communiste Chinois (PCC), cet homme fut, pendant les années 80, le principal lieutenant de Deng Xiaoping. En réalité, il fut même celui qui composa, agença et exécuta l’ambitieux programme de réformes économiques qui sortirent le pays du marasme dans lequel il se trouvait. Cet architecte méconnu, le cerveau à l’origine du miracle économique chinois, s’appelait Zhao Ziyang mais personne ne se souvient de lui.

Du pouvoir à l’oubli

Né en 1919 d’un riche propriétaire terrien, Zhao rejoint le mouvement communiste à l’âge de 13 ans. Son zèle, son ardeur au travail et ses brillants talents de gestionnaire lui font rapidement grimper les échelons de la hiérarchie communiste. Purgé lors de la Révolution Culturelle, il est relégué comme simple ouvrier dans une usine de montage. Puis, un jour d’avril 1971, Mao Zedong se souvient de lui. Se tournant vers l’un de ses assistants, le Grand Timonier  demande : « Qu’est devenu Zhao Ziyang ? ». On lui répondit que ce dernier a été envoyé « se rééduquer par le travail ». Le Président se tue, grimace et répond en grommelant : « Purger chaque personne du gouvernement ? Ce n’est jamais ce que j’ai voulu… ». Quelques jours plus tard, Zhao est rappelé à Pékin et sa carrière politique est relancée.  Durant les années qui suivent, Zhao déploie des trésors d’ingéniosité pour sortir de la pauvreté les provinces   )dont il a la charge. Bientôt, les paysans louent son efficacité en plaisantant sur son nom : « Si tu veux du riz [yao chi liang], va voir Ziyang [zhao ziyang] ». En 1980, quatre ans après la mort du Grand Timonier, lorsque Deng cherche un Premier ministre capable de ressusciter l’économie chinoise sur les décombres du maoïsme, le nom de Zhao s’impose de lui même.
   

S’ensuivent près de 10 ans de luttes, de combats et de batailles pour sortir la Chine de l’ornière marxiste. Aux côtés de l’autre lieutenant de Deng, le Secrétaire du PCC Hu Yaobang, Zhao fait face aux critiques conservatrices et va de l’avant pour accomplir la mission que lui a confié Deng Xiaoping. Lorsque Hu Yaobang tombe finalement sous leurs coups en 1987, il hérite de la casquette de Secrétaire du Parti et continue seul son combat politique. Il suivra bien vite son compagnon d’arme. En avril 1989, le mouvement de Tiananmen démarre. Confronté à des étudiants non-violents et patriotes, Zhao hésite sur la marche à suivre. Il tente vainement de calmer les aigles de guerre du Parti pour pouvoir trouver une issue pacifique au conflit. Isolé, il est finalement trahi par son rival conservateur – le Premier ministre Li Peng – qui a su voire dans les manifestations l’occasion de séparer Zhao-le-réformateur de son mentor Deng Xiaoping. En fin tacticien, Li Peng pousse Deng à désavouer publiquement les manifestations. La déclaration radicalise les étudiants, minent les efforts de médiation de Zhao et l’empêche de tenir sa position modérée. Les conservateurs gagnent la partie et imposent la loi martiale. Zhao démissionne. « Je me refusais à devenir le Secrétaire du Parti à avoir mobilisé l’armée pour tirer sur des étudiants » écrira-t-il. Au lendemain de la répression, il est démis de ses fonctions, accusé d’avoir conspiré avec l’ennemi pour déstabiliser le pays et perd finalement son poste et sa liberté. Il passera ensuite le reste de sa vie – seize longues années – en résidence surveillée à Pékin. Tenu à l’écart de la vie publique, il s’éteint en 2005 dans l’indifférence nationale. 

 Le journal secret d’un exilé dans son propre pays

L’histoire aurait pu se finir ainsi si Zhao s’était résigné à être une victime muette. Mais, au terme de sa vie, Zhao sut se réinventer une voix pour s’adresser à son pays. En déjouant l’attention de ses geôliers, Zhao réussit à enregistrer ses mémoires sur le magnétophone jouet de son petit-fils. Effaçant le contenu des cassettes qu’il trouvait chez lui (opéra de Pékin, contes pour enfants…), marquant soigneusement l’ordre des chapitres à l’encre invisible sur chacune d’entre elle, l’ancien Secrétaire du PCC a fixé sur bande magnétique le récit de ses 9 années au sommet du pouvoir. A sa mort, cet héritage fut exfiltré dans le plus grand secret vers Hong Kong pour être y transcrit et publié.


Prisoner of the State, publié il y a deux ans en chinois et en anglais, est le résultat de cet incroyable parcours. Pour la première fois, un haut-dirigeant communiste révèle les coulisses et l’arrière-scène politique chinoises. Zhao y décrit les intrigues, les réseaux, les coups bas et les victoires qui émaillèrent ses années au pouvoir. Plus qu’une simple chronique ou même qu’une défense a posteriori de son héritage, ce sont bien des confessions que nous livre Zhao. Un récit de ses souvenirs de dirigeant, de ses inquiétudes de prisonnier politique et de ses espoirs au crépuscule de sa vie.    

Echos du passé

Zhao nous invite à remonter le temps, à l’accompagner dans les couloirs des ministères de Pékin, sur les routes des provinces côtières…voir jusqu’au salon de Deng où s’est fait et défait l’avenir du pays. Dans ce voyage, le lecteur est toujours accompagné. Les judicieuses notes placées par les éditeurs en tête de chapitre résument toujours de manière claire et synthétique le contexte dans lequel se déroulent les évènements. De plus, pour ceux qui auraient du mal à retenir les nombreux noms égrenés par Zhao, un excellent lexique placé en fin de volume permet de recadrer chaque acteur essentiel en revenant sur sa biographie, ses contributions et sa position par rapport à l’ancien Premier ministre. On avance donc en terrain balisé.
 

Prisoner of the State ne suit pas le fil chronologique des évènements. S’ouvrant sur le récit des évènements de Tiananmen, il revient ensuite sur la genèse du miracle économique chinois dans les années 80. Ce parti pris s’avère payant lorsque le lecteur arrive vers la moitié du livre et que les pièces du puzzle s’assemblent enfin dans son esprit. Prisoner of the State ne cherche pas à donner un compte rendu exhaustif des évènements de juin 1989. Ceux qui auraient déjà lu Les Archives de Tiananmen (édité aux éd. du Félin) n’y apprendront ainsi pas grand chose de nouveau. Zhao a clairement voulu s’inscrire dans le temps long, reliant les causes de la répression étudiante aux tensions qui animèrent le leadership chinois durant la bataille pour les réformes des années 80. Il attire notre attention sur l’importance de la structure du pouvoir au sein du Parti, des réseaux non-officiels et du guanxi (关系 - un concept chinois semblable à l’« entregent » français) dans la résolution des conflits. Ainsi, il explique comment sa position est devenue de plus en plus instable à partir de 1987. Ayant passé le plus clair de sa carrière en province, Zhao manquait de contacts au sein des cercles influents de la capitale. Deng restait son plus grand soutien. Sans base politique stable, Zhao dépendait de l’arbitrage de Deng à chaque fois qu’un conflit éclatait. Cette dépendance était telle que, lorsque Deng lui proposa de se retirer définitivement de la vie publique et de lui transférer toutes ses responsabilités en janvier 1989, Zhao répondit : « Quoi qu’il arrive, vous ne devez pas faire ça. Votre présence m’aide énormément à accomplir mon travail. Nous faisons face à des temps difficiles, le marché fluctue beaucoup, ce n’est pas le bon moment pour aborder de pareils sujets ». Nominalement, Zhao était le chef de l’Etat et du Parti, l’homme le plus puissant de Chine. En réalité, il était un colosse aux pieds d’argile.

Aux méandres politiques, s’ajoutaient des lignes de fractures qui divisaient le Parti comme il ne l’avait pas été depuis la Révolution culturelle. Loin de faire l’unanimité, la vision de Deng pour une économie libre suscitait beaucoup d’opposition au plus haut de l’Etat. « Deng croyait en l’expansion rapide de l’économie, en l’ouverture vers le monde extérieur, à des réformes qui nous feraient avancer vers une économie de marché » se souvient Zhao. « Mais Chen Yun [l’un des plus anciens et influent Anciens du Parti] soutenait l’approche qui avait été adoptée lors du premier plan quinquennal dans les années 50. Le groupe [des Anciens] continuait d’insister sur l’importance de l’économie planifiée et demeurait réservé quant au programme des réformes ». A mesure que la fracture grandissait, d’autres sujets de discordes vinrent s’accumuler. Doit-on ouvrir la Chine aux investisseurs étrangers ? Quelle position adopter sur la réforme du système politique ? Est-ce officiellement l’Etat ou le marché qui dirige les entreprises (la réponse à cette question, finalement trouvée par Zhao pour ménager toutes les sensibilités, est d’ailleurs un bel exemple de souplesse politique). A chaque controverse son arbitrage et ses perdants. Au fil du temps, la rancœur s’accumule dans les rangs des conservateurs qui, ne pouvant s’attaquer à Deng, frappe ses lieutenants : Hu Yaobang et sa langue bien (trop ?) pendue et Zhao Zihang, « ce chinois qui a appris trop de ‘trucs’ de la part des étrangers ».

Le mandarin déchu

Après avoir guidé le lecteur dans ce labyrinthe où la mesquinerie côtoie le courage et la vision politique (souvent au sein de la même personne), Zhao quitte le passé et se tourne vers le futur de son pays. Méditant sur son expérience, sur sa carrière d’homme d’Etat, sur ses convictions, il essaye de définir quel serait le meilleur chemin à suivre pour la Chine dans le siècle qui vient.


Zhao livre ici son témoignage le plus personnel. Celui d’un militant d’une vie revenu de ses illusions et admettant ses erreurs. « J’ai autrefois cru que les peuples étaient leur propre maître, non pas dans les démocraties parlementaires des pays de l’Ouest, mais uniquement dans les pays socialistes et soviétiques […] Ce n’est en réalité pas le cas, notre système démocratique n’est que superficiel, notre peuple n’est pas maître de son destin mais est en réalité gouverné par une poignée d’individus ». Zhao reconnaît que seuls les systèmes démocratiques parlementaires ont su faire preuve de « vitalité et de dynamisme » dans le siècle passé. Pour entrer dans le nouveau siècle, la Chine doit prendre le chemin de la démocratie car « si nous n’avançons pas vers ce but, nous deviendrons incapables de résoudre les problèmes qui minent notre pays : la corruption rampante, la captation du profit par quelques hommes, les écarts grandissants entre les riches et les pauvres… ».
   

Zhao admet que ce voyage prendra du temps et qu’il faudra sans doute « pour un temps du moins, maintenir le PCC dans son rôle dirigeant ». Mais c’est un nouveau PCC que Zhao appelle alors de ses vœux. Un Parti qui adopte « des procédures démocratiques et qui s’en sert pour se réformer lui même », qui défend ses minorités et adhère à l’Etat de droit.
   

Zhao clôt sobrement sa dernière page par un simple « Je pense que le temps est venu pour nous de s’atteler sérieusement à cette tâche ». L’infortuné Premier ministre faisait parti de cette tradition de fonctionnaires chinois attachés au service de l’Etat et de leur pays. Du mythique mandarin Hai Rui qui avait été puni par l’Empereur pour avoir pris le risque de parler au nom du peuple au Maréchal Peng Dehuai purgé par Mao pour s’être fait la voix des morts du Grand Bond en Avant, cette ligné d’homme et de femmes – pour tous leurs torts et leurs défauts - n’ont jamais cessé d’œuvrer honnêtement pour leur pays. Encore aujourd’hui, on peut entendre dans des échos de leurs idéaux et des idéaux de Zhao dans les adresses de certains hommes politiques chinois. L’actuel Premier ministre Wen Jiabao - qui est d’ailleurs un ancien collaborateur de Zhao - n’a-t-il pas déclaré l’année dernière que « sans les garanties offertes par une réforme de notre système politique, les résultats de nos réformes économiques seraient perdus » ? N’a-t-il pas déclaré dans une longue interview donnée en octobre sur CNN que « les souhaits et désirs du peuple pour la démocratie sont irrésistibles » ?
Il en va en effet ainsi des hommes comme Zhao. Comme le note le professeur Roderick MacFarquar de Harvard en introduction, « leur noms demeurent une source d’inspiration bien après que le nom de leurs vénaux opposants aient été oubliés ».