Une somme érudite et passionnante qui envisage le phénomène d'extinction d'espèce dans ses dimensions historiques, scientifiques et morales.   

Court sur pattes avec un bec recourbé, un corps peu gracieux et grisâtre de couleur, avec des plumes blanches qui l’ornent, pesant environ 20 kilos et d’une longueur approximative d’un mètre. Tel est le dodo, oiseau de la taille d’un dindon, scientifiquement connu sous le nom de Raphus Cucullatus. Ou plutôt : tel fut le dodo, car cette espèce de volatile, qui vivait autrefois sur l’île Maurice, dans l’archipel des Mascareignes, a disparu depuis plus de trois siècles. Le dernier dodo est mort en 1681.

De sa belle mort ? Voire. Du fait de l'absence de prédateurs, le dodo avait perdu son aptitude au vol. Incroyablement maladroit dans ses mouvements - on lui a d'ailleurs donné ce nom de dodo en raison de sa stupidité - le dodo grattait le sol des forêts à la recherche de fruits, feuilles, baies et graines qui constituaient son alimentation. Il construisait son nid en pyramide à même le sol, à l’aide de feuilles de palmier. Il pondait un seul œuf dans le nid qui était à tour de rôle couvé par les parents car le petit prenait du temps à se développer. La durée de vie était au minimum trente ans. Malheureusement, comme le nid était construit à même le sol, les petits du dodo bénéficiaient de peu de protection contre l’introduction des prédateurs tels que les chiens féroces et les cochons sauvages. L’œuf du dodo était souvent piétiné et mangé par ces animaux.

Le Portugais Afonso de Albuquerque et ses hommes découvrirent l’île Maurice, et bien sûr le fameux dodo, en 1598. De par l’isolement de l’île et l’absence d’êtres humains, le dodo accueillit les nouveaux visiteurs avec une naïveté enfantine, mais a été vite dupé par les Portugais. Le dodo était une proie facile et fut exterminé sans pitié. Les marins n'hésitaient pas à tuer le dodo afin d'agrémenter leur alimentation trop monotone, même si la chair était coriace et sans saveur.

L’archétype même du concept d’extinction

Le cas du dodo est désormais tristement célèbre. Le dodo est devenu, comme le dit Julien Delord, "l’archétype de l’espèce insouciante, innocente et peu avantagée par la nature, qui s’éteint par la faute de la démesure humaine"   . Il a accédé à la notoriété à partir du moment où les naturalistes ont pleinement compris ce qui lui était arrivé, c’est-à-dire à partir de 1820-1830. Cuvier s’est ému du destin de cet infortuné volatile, Lyell en a parlé aussi. Hugh E. Strickland, ornithologiste reconnu, lui a consacré un livre en 1848. William Broderip et Richard Owen, anatomistes l’un et l’autre, en ont écrit. Le dodo a eu cet étrange privilège d’avoir droit à une seconde vie en ce qu’il a permis de cristalliser la réflexion des naturalistes sur le thème de l’extinction des espèces.

Le livre de Julien Delord est tout entier dédié à l’examen de la lente élaboration historique du concept d’extinction des espèces, depuis la plus haute antiquité grecque jusqu’aux ultimes développements de la moderne biologie de la conservation. Dans un style énergique et percutant, l’auteur s’efforce d’élucider les enjeux épistémologiques et éthiques d’un tel phénomène, en mobilisant une information remarquable jamais prise en défaut, qui, comme le dit le postfacier   , "constituera une mine de références pour tous ceux qui souhaiteront travailler sur ce problème"   . A notre connaissance, une enquête d’une telle envergure n’avait encore jamais été tentée  - ni en France, ni ailleurs.


Si l’on ajoute à cela que le volume est magnifiquement édité par les presses du Muséum national d’Histoire naturelle – 691 pages richement illustrées de quelques centaines de photographies, de lithographies, de gravures, de planches, de tailles douces, etc., le tout sur papier glacé –, il apparaîtra alors qu’il est appelé à l'avenir à figurer dans nombre de bibliothèques, à la fois dans celle des chercheurs qui ne pourront tout simplement pas s’en passer pour mener à bien leurs propres travaux sur des questions identiques ou connexes, et dans celle des curieux et autres honnêtes hommes qui pourront en compulser les pages avec un réel plaisir et un bénéfice constant, même si, assurément, la lecture en est parfois ardue.

Du Paléolithique à la sixième extinction de masse

Car le livre de Julien Delord est un livre exigeant, foisonnant, boulimique. L’ampleur de l’enquête est suffisamment rare pour être soulignée. Du Paléolithique à l’époque moderne qui, dit-on, est le théâtre de la sixième extinction de masse se produisant dans l’histoire de la vie sur terre. Nul n’ignore plus que nous sommes les témoins d’une crise de la biodiversité sans précédent, accompagnée de son cortège d’extinctions massives d’espèces à court terme, dans les décennies en cours et dans celles à venir. Cette crise ne consiste pas seulement en l’existence d’extinctions. Tout au long de l’histoire de la vie, les extinctions ont constitué un phénomène naturel, dans la mesure où l’extinction est le destin de toute espèce dès son apparition par spéciation, tout comme la mort est celui de tout individu dès sa conception. Ce qui est particulier à notre époque tient à l’accélération du rythme des extinctions : la biosphère est actuellement confrontée à l’une des plus graves agressions de son histoire, et en tout cas à la plus violente de toutes, en raison de son exceptionnelle rapidité.

Cet état de crise constitue le point de départ et le point d’arrivée de la vaste enquête que conduit Julien Delord. Quels étaient les rapports que l’homme paléolithique entretenait avec les animaux et la nature sauvage en général ? La chasse peut-elle être rendue responsable, à cette époque, des premières extinctions ? A partir de quel moment le fait de la disparition de certaines espèces a-t-il été noté pour lui-même ? Comment a-t-il compris ? Comment a-t-il été démontré ? Quels ont été les principaux obstacles épistémologiques qui se sont opposés à la formation du concept d’extinction des espèces ? Quelle conception de l’histoire de la vie sur terre a rendu intelligible un tel phénomène ? 

Telles sont quelques-unes des questions que pose Julien Delord, dans une première partie intitulée "L’extinction d’espèce : histoire d’un concept". L’on y apprend, entre autres choses, que c’est sous la plume d’Aristote que l’on trouve sans doute la première description scientifique d’une espèce en danger d’extinction (les pétoncles rouges au sud de l’île de Lesbos), dont le Stagirite livre même les causes probables (une chasse intensive associée à un épisode de sécheresse)   , sans toutefois lui prêter plus d’attention. Il semble que Lucrèce ait eu lui connaissance d’espèces animales disparues sur la base de témoignages fossiles – du moins en fait-il clairement l’hypothèse dans le De natura rerum   . Mais bien avant eux, les mythes et le savoir populaire évoquaient déjà l’idée dextinction, de nombreuses créatures pouvant disparaître sous les éclairs de Zeus ou encore par la faute des Géants.


L’hypothèse scientifique de l’extinction des espèces et ses obstacles épistémologiques

Et pourtant, même si quelques auteurs comprirent la nature des fossiles et reconnurent, voire théorisèrent le phénomène d’extinction, tout ce savoir resta à l’état largement fragmentaire et finit par se disperser durant des siècles jusqu’à la fin du Moyen Age – plus précisément, jusqu’à ce qu’un potier autodidacte de Guyenne, Bernard Palissy, formule au XVIe siècle l’hypothèse scientifique de l’extinction des espèces   .

Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps pour disposer d’un tel concept alors que certaines observations empiriques indiquaient nettement la réalité d’un tel phénomène ? De manière fort intéressante, Julien Delord avance l’idée que des obstacles épistémologiques se dont durablement opposés à la formation du concept d’extinction. La croyance en la chaîne des êtres, la croyance en un équilibre de la nature, l’adhésion au principe de la génération spontanée, la thèse linééenne de la fixité des espèces, etc. – telles sont quelques-unes des idées qui ont retardé la formalisation scientifique de l’hypothèse de l’extinction des espèces. Il aura donc fallu qu’une révolution s’effectue dans l’ordre de la pensée de l’histoire de la vie sur terre pour qu’une telle hypothèse puisse être articulée. Cette révolution, nous apprend Julien Delord, s’est faite en grande partie grâce aux études géologiques sur les fossiles, les débats entre naturalistes portant alors sur la nature des fossiles – plus exactement sur la nature organique de tous les fossiles.               

L’émergence de l’hypothèse de l’extinction d’espèces jusqu’à Darwin

A partir du XVIIe siècle, l’histoire de la formation de l’hypothèse d’extinction des espèces s’accélère, non sans rencontrer bien des résistances jusqu’au début du XIXe siècles sous la plume de savants de premier ordre (James Hutton, Jean-Baptiste Lamarck, et même Thomas Jefferson   ). Robert Hooke, membre éminent de la Royal Society et expérimentateur de génie, admet expressément la possibilité du phénomène d’extinction   . Voltaire s’interroge lui aussi sur l’existence d’une prétendue gradation dans les végétaux et dans les animaux, et s’exclame, constatant la disparition de murex, "où est donc la chaîne ?"   . Cuvier, au nom de l’idée des révolutions de la surface du globe, défend l’hypothèse que "ces changements si considérables (…) ont fait disparaître de dessus la terre certaines espèces d’êtres et donné naissance à des êtres nouveaux"   .

Le débat entre géologues et biologistes sur la nature des extinctions connut à partir de ce moment, nous dit Julien Delord, deux pics distincts : l’un à la toute fin du XVIIIe siècle, et l’autre autour des années 1809-1815. La question n’était plus alors de savoir si des espèces avaient réellement disparu de la surface de la terre, mais si l’on avait affaire à des destructions véritables ou à de simples pseudo-extinctions, au sens où lesdites espèces "perdues" seraient en fait encore présentes sous la forme de ce que Lamarck appelait des espèces "analogues"   .

Le débat se poursuivra jusqu’à ce qui constitue assurément le point de culmination décisif de cette histoire du concept d’extinction : la théorie darwinienne de l’évolution. "Avec Darwin", écrit Julien Delord, "l’extinction des espèces quitte la sphère des temps géologiques et des espèces fossiles pour entrer de plain-pied dans le fonctionnement actuel et ordinaire de la nature. Mis à part l’effet des potentialités destructrices de l’homme qu’ont souligné Palissy, Buffon, Cabanis, Lamarck et quelques autres, avant Darwin personne (excepté Lyell) n’avait énoncé sérieusement une théorie qui puisse rendre compte de l’extinction des espèces actuelles   ."

La lutte pour la vie mène invariablement à l’extinction des moins adaptés. Par conséquent, l’on peut dire que les extinctions se sont produites de manière graduelle et continuelle au cours de l’histoire de la vie ; que la grande majorité des extinctions résulte de causes biotiques (en particulier la compétition entre espèces) ; que l’extinction d’espèces et même de groupes entiers est directement liée à la sélection naturelle dont elle peut être considérée comme une résultante ; et que les extinctions sont, par construction, irréversibles   .

L’émergence d’une conscience écologique

L’histoire de l’idée d’extinction des espèces trouve en Darwin à la fois son point de culmination et son point d’infléchissement, car, dès lors que le fait des extinctions est acquis, la question va commencer à se poser des causes exactes qui en sont à l’origine, et plus particulièrement de la part de la responsabilité humaine en cette affaire.

Parvenus à ce stade, une seconde histoire, se mêlant en partie à la première, demanderait à être racontée : l’histoire de l’émergence d’une conscience écologique, d’une sensibilité à la nature et aux dégradations multiformes que les actions humaines lui font subir. Des premières figures marquantes du romantisme du début du XIXe siècle (John J. Audubon), aux premiers "tireurs d’alarme" (George P. Marsh), en passant par quelques écrivains, historiens et géographes français majeurs (Michelet, Elisée Reclus), sans oublier les premiers savants dont les travaux jetteront les bases de l’écologie comme science (Liberty Hyde Bailey, William Temple Hornaday, Steven Forbes, etc.) et les grand prophètes de la nature (avec primauté de John Muir), l’idée d’une préservation de la nature commence à se faire jour.

Bien qu’il en évoque les grandes lignes avec sa minutie ordinaire   , Julien Delord se fixe un autre programme que celui de raconter cette histoire dont l’on trouvera ailleurs des narrations plus complètes encore. La deuxième partie de son ouvrage,  portant sur l'analyse scientifique et philosophique du concept d'extinction, s’interroge sur les fondements philosophiques d’une préservation de la biodiversité et  - en liaison avec le thème de son enquête – sur les raison morales des démarches visant à sauver les espèces animales et végétales en voie d’extinction.


Pourquoi sauver les espèces en voie d’extinction ?

Car, après tout, pourquoi tenons-nous si passionnément à préserver la biodiversité ? Serions-nous tous devenus fouriéristes ? Ne serait-ce pas pour satisfaire la papillonne et la composite, lesquelles nous poussent à aimer la variété et le changement, dans notre vie intime comme dans le monde naturel ? Quels arguments peut-on invoquer pour justifier les efforts que l’humanité déploie, non pas pour empêcher la disparition de toutes les espèces qui peuplent la planète – car les espèces aussi vivent et meurent naturellement –, mais pour ralentir le rythme beaucoup trop rapide de leur extinction actuelle ?

L’enquête de Julien Delord quitte à ce niveau les rivages de l’histoire des sciences et de l’épistémologie pour franchir l’Atlantique et fouler les terres de l’éthique environnementale anglo-américaine. Car, n’en déplaise au postfacier qui lui en fait un reproche, c’est dans le contexte de l’éthique environnementale que la question des fondements moraux de la préservation de biodiversité a été le plus profondément et le plus extensivement examinée – moyennant quoi Julien Delord nous semble parfaitement fondé à lui accorder un privilège. Il est remarquable qu’ici encore l’information dont dispose l’auteur soit sans défaut. De l’écocentrisme au biocentrisme, de la deep ecology à l’écoféminisme, du pragmatisme écologique au pluralisme, etc., aucun courant n’est laissé de côté, aucun auteur n’est ignoré.

Les arguments invoqués par les uns et les autres sont bien sûr très différents, et la polémique va bon train d’une école à l’autre, et parfois même au sein de la même école. Julien Delord distingue différents types d’arguments éthiques : les arguments anthropocentriques (mettant en exergue la valeur économique, patrimoniale, scientifique, écologique, médicale, récréative, esthétique, sociale, religieuse et spirituelle, biophilique de la nature) ; et les arguments procédant d’une critique de l’anthropocentrisme (lesquels mettent en exergue la valeur intrinsèque des entités du monde naturel, que ce soit celle des organismes, celle des espèces ou de la communauté biotique, ou encore travaillent à la reconnaissance des droits des animaux individuels)   .

La richesse d’un tel débat, dont les lecteurs francophones sont de moins en moins ignorants, se laisse difficilement résumer. Nous ne serions mieux faire que de les inviter à se reporter sans plus tarder aux pages du livre où le détail en est présenté, en les confiant aux bons soins de Julien Delord auquel l’on doit ce fort bel ouvrage.