Fondé sur l'apport de nouvelles archives, le travail de Romain Ducoulombier ré-interroge l'interprétation classique d'Annie Kriegel sur les origines du communisme français

* Ce texte est accompagné d'un disclaimer. Pour en prendre connaissance, veuillez cliquer sur le footer ci-dessous. 

 

Romain Ducoulombier livre ici la version remaniée de son doctorat (Régénérer le socialisme. Aux origines du communisme en France (1905-1925), soutenu le 11 décembre 2007 à l’IEP de Paris), conduit sous la direction de Marc Lazar. Il reprend, avec une séquence chronologique dilatée, courant de la fondation de la SFIO (1905) à la bolchevisation (1925), l’examen des conditions de naissance du Parti Communiste Français (SFIC) naguère développée par Annie Kriegel dans une thèse qui fonda l’histoire scientifique du mouvement communiste en 1964   . L’historienne concluait au caractère accidentel de la greffe du bolchevisme sur le mouvement ouvrier français. A l’enjeu d’une relecture de cette séquence politique appuyée par un corpus archivistique beaucoup plus vaste aujourd’hui (notamment pour la période de la Grande Guerre) s’additionne alors la discussion des prémisses de l’historienne. Annie Kriegel dégagea l’examen des origines du PCF de son emprise politique (l’historiographie officielle du mouvement communiste situait alors sa genèse dans le droit fil d’une histoire du mouvement ouvrier français par l’argument sans cesse réitéré du procès en trahison des socialistes français en 1914, coupables d’union sacrée) au prix de son irréductible contingence. Ajoutons enfin que ce travail peut aussi s’entendre comme le palimpseste d’une réflexion antérieure, primée par la Fondation Jean Jaurès  

Grande Guerre, minorité pacifiste.

La thèse s’énonce dès l’introduction : le communisme français naît de la crise de conscience du socialisme français provoquée par la Grande Guerre. Il représente l'un des possibles de la volonté de régénérer le socialisme. Cette crise, symbolisée par l’assassinat de Jaurès et le basculement des socialistes dans l’Union Sacrée, tient à l'entrée de ceux-ci dans le gouvernement, à leur impossibilité à rénover une synthèse doctrinale abîmée par l’entrée en guerre. Août 1914 lève l’hypothèque de la participation ministérielle bousculant une identité socialiste auparavant articulée par l’antiministérialisme, un antipatriotisme déliquescent depuis 1912, comme par l’internationalisme. Phénomène européen, cette crise de conscience socialiste s’aiguise tout au long de la guerre, d’autant qu’au front l’identité socialiste perdure sous l’uniforme. Le chapitre que consacre Romain Ducoulombier à ce maintien prouve la nécessité d'une histoire politique de la Grande Guerre, détour indispensable pour nuancer l'argument du consentement avancé par l'histoire culturelle de la Grande Guerre, dont un usage exagéré écrase les nuances, et nie toute pertinence aux jeux et aux représentations des acteurs que sont les soldats mobilisés. Suivons-là une lettre de Raymond Lefebvre à Pierre Brizon, député socialiste, minoritaire de guerre, qui circonscrit ainsi la question du consentement à l'été 1916:
"Tenir jusqu'au bout –c'est entendu. Mais tenir –sans plus. Et nous voulons savoir à quel bout on nous mène par un si affreux chemin" (p 97).

Se mesure là l'aporie d'une position, celle des majoritaires de guerre socialiste : inscrite et légitime dans le moment présent, la position défendue est celle d'une guerre juste, car défensive, qui serait opportunité pour l'application de solutions socialistes (on songe là au travail d'Albert Thomas, rapidement croqué par Romain Ducoulombier). Cette position peine à se situer face aux idéaux défunts de la seconde Internationale, face au futur aussi puisque le discours socialiste d'union sacrée demeure muet sur l'après-guerre. La guerre est là parenthèse, suivant Jules Guesde. Mais cette parenthèse est la faille dans laquelle s'engouffre la minorité pacifiste, rapidement armée d'une volonté de régénérer le socialisme. Soit gommer le naufrage d'août 14, revenir à une identité socialiste révolutionnaire –contre l'hypothèque réformiste de la participation à l'Union Sacrée-, pérenne – ouvrant la voie à un futur procès en trahison de l'ex majorité, devenu minorité en 1918-, niant l'événement qu'est l'entrée en guerre au profit du temps long de l'eschatologie socialiste. La minorité socialiste qui se développe à partir de 1915 autour de la motion de la Haute Vienne, d'Adrien Pressemanne, et de Jean Longuet, se tient toute entière dans cette réflexion sur l'événement, son présent, son passé, son futur. Romain Ducoulombier ne l'écrit pas ainsi - à le lire- mais sa réflexion l'implique. Cette minorité est évidemment composite mais toujours plus dangereuse pour une majorité qu'elle effrite en son cœur socialiste, sur ses marges syndicalistes. Au moment où la minorité devient majorité, surgissent février puis octobre 17. L'événement révolutionnaire vaut là validation, expérience mal connue mais sur-interprétée dont s'emparent les ex-minoritaires pour asseoir l'idéal d'une régénération du socialisme. Contester l'effet de seuil de la guerre donc, pour corriger les imperfections d'un parti socialiste de la Belle Epoque "gangrené" par le ministérialisme. Là s'ouvre un nouveau temps de la démonstration.

Régénérer par la scission, purifier par l'épuration.

Cette seconde phase de l'argumentation s'écrit au tempo plus rapide d'une histoire politique de la scission, et des processus d'épuration qui suivent la naissance de la SFIC à Tours, en décembre 1920. La SFIO, soumise à la pression du Comité pour la IIIe Internationale composé notamment de syndicalistes révolutionnaires étrangers à l'univers socialiste d'avant-guerre, et travaillée par la question de la Révolution soviétique, voit affluer de nouveaux et nombreux adhérents, acquis à l'idéal d'une régénération révolutionnaire. Ils composent la génération de l'armistice. A Tours, la "vieille maison" (Blum) a vécu : une majorité, construite par l'alliance de la gauche de la SFIO et du centre incarné par les reconstructeurs –Louis Oscar Frossard- choisit d'adopter les 21 conditions, au prix –déjà- d'une victime symbolique : Jean Longuet, bien que minoritaire historique, mais trop marqué aux yeux des bolcheviques par les us de la SFIO. Romain Ducoulombier montre alors comment, dans la jeune SFIC, la gauche, tout entière à son œuvre régénératrice permet la naissance d'un appareil inquisitorial construit autour de la remise de soi au parti, soit le sacrifice de sa personnalité au profit de l'exemplarité militante. Le contrôle de l'institution partidaire sur ses militants se resserre aux feux d'une gauche qui pense s'appuyer en alter ego sur les décisions de l'Internationale (suivant, notamment, la lecture de la question française par Trotski), pour "épurer" la SFIC. Soumis à cette pression constante, Louis Oscar Frossard démissionne en 1923 ; la question de l'appartenance à la franc-maçonnerie dès 1922 permet également l'exclusion d'autres militants, jugés trop intégrés au tissu républicain. Ce processus s'appuie aussi sur un contrôle du parti sur le style de vie militant: une morale révolutionnaire justifie les exclusions, implique toujours davantage la remise de soi au PCF. Dès 1924, ce processus se retourne contre la gauche de la SFIC : Boris Souvarine, mais aussi Pierre Monatte, Alfred Rosmer, comme d'autres animateurs historiques de la minorité pacifiste et révolutionnaire de la Grande Guerre, passés ensuite par le Comité de la IIIe Internationale avant d'adhérer à la SFIC, sont exclus. Le "capitaine" Treint accède -pour un court temps-, à la direction d'un parti qu'il s'agit maintenant de bolcheviser, selon les injonctions de l'IC. Les dissidences de gauche du communisme naissent là, elles scellent l'échec d'un projet construit par les traditions du mouvement ouvrier français à régénérer le socialisme…

Le sel de ce second temps de l'argumentation tient à la manière dont Romain Ducoulombier trame ce mouvement vers la bolchevisation. S'il acquiesce à une autonomie toujours plus limitée de la section française du communisme vis-à-vis du centre, il montre que le processus inquisitorial, moteur de la bolchevisation, a une préhistoire française, inscrite dans l'horizon de la régénération du socialisme. Remise de soi, contrôle biographique et ouvriérisme, autocritique et procès, …, une grande part des facettes de l'institution communiste s'amorcent ici, entre 1920 et 1924   . Sous la plume de Romain Ducoulombier, toute entière à sa pulsion régénératrice, la gauche de la SFIC fraie la voie à un contrôle toujours plus étroit des bolcheviques sur le parti, préparant là les conditions de son exclusion.

Bifurquer donc?

Sans le mouvement, le but n'est rien. Le pari de ce travail qui révise l'interprétation classique d'Annie Kriegel tient à ce qu'à la thèse de l'accident, il substitue l'usage des bifurcations, empruntés au lexique de Marcel Gauchet   . La guerre permet la sortie d'une partie du mouvement ouvrier de l'orbite de la SFIO inscrite dans l'horizon républicain. La démonstration s'articule dialectiquement à partir du paradoxe de militants souhaitant régénérer le socialisme français mais dont la dynamique des pratiques –à leur insu comme l'illustre le sort de la gauche- trame une autre issue. La naissance du PCF n'est donc ni un accident, ni une greffe, mais le terme d'une série de bifurcations dont le traumatisme d'août 14 fut la cause initiale. La décomposition du cadre socialiste de la Belle Epoque aux feux de la guerre s'effectue dans l'horizon eschatologique d'une régénération du socialisme français; cet investissement mental des militants débouche sur un engrenage épurateur qui accouche du PCF bolchevisé. La régénération du socialisme français n'est pas celle appelée par les vœux des minoritaires pacifistes et de la génération de l'armistice; pour autant elle n'est pas le fruit d'une greffe, mais l'aboutissement d'un processus complexe où les logiques françaises jouent un rôle déterminant. La genèse du PCF surgit de la rencontre de l'événement (août 14) avec un certain ethos ouvrier (le refus de parvenir, le sacrifice de soi…) et la contingence d'Octobre 1917, du Kominterm. Dans ce mouvement, "la France –c'est là son originalité- aura donc expérimenté toutes les formules étrangères au compromis social-démocrate" (p 366).

La démonstration convainc. Tramée par une histoire conceptuelle du politique qui use du lexique religieux pour s'emparer de la dynamique communiste, elle laisse cependant peu de place à une histoire sociale du politique. L'argument du sacrifice de soi aurait gagné à se ciseler socialement plus finement par l'analyse à hauteur d'homme des représentations socialistes et syndicalistes révolutionnaires. Elles forment le fonds de cette logique régénératrice. Reste qu'au terme de l'analyse de Romain Ducoulombier, on ne peut que souscrire au dernier titre de sa conclusion : ni totalitaire, ni social-démocrate. Le mouvement de la démonstration le montre; il invite donc à dépasser l'écueil d'interprétations héritées d'un âge archivistique révolu. L'étrangeté du premier communisme français devant une grande part de l'historiographie actuelle tient toute entière dans cette double négation. L'ouvrage doit ainsi être lu, ne serait-ce que pour s'affronter aux fortes propositions qui le charpentent.