Une passionnante histoire de l'environnement mondial, dont la méthode d'analyse constitue la principale originalité.

Les événements qui mènent le monde arrivent sur des ailes de colombe – pourrait-on dire en parodiant une pensée célèbre de Nietzsche. Imaginons que l’on organise l’un de ces inutiles et innombrables sondages d’opinion qui n’ont rigoureusement aucun intérêt, ni pour les sondeurs ni pour les sondés, en demandant de citer quelques-uns des événements les plus marquants du XXe siècle. L’on obtiendrait sans doute, en guise de réponses, l’échantillonnage suivant : les guerres mondiales, le nazisme, l’essor et la chute du communisme, la diffusion de la démocratie, l’expansion de l’alphabétisation de masse, l’émancipation croissante des femmes. En quoi les sondés ne seraient pas si mal inspirés, somme toute.

 

L’impact des hommes sur l’atmosphère

 

L’ambition du livre passionnant de John R. McNeill est de démontrer que le changement environnemental constitue en vérité le phénomène le plus important du siècle dernier. Les hommes ont lancé la terre dans une expérience gigantesque échappant à leur maîtrise : tel est, affirme l’auteur, le trait majeur du XXe siècle  

En effet, du point de vue de l’histoire de l’environnement, le siècle dernier se qualifie comme une période exceptionnelle, poursuit McNeill, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, en raison de l’accélération manifeste de nombreux processus à l’origine de changements écologiques. Pour la plupart, ces processus ne sont pas nouveaux : nous avons coupé du bois, extrait du minerai, produit des déchets, cultivé des plantes et chassé des animaux depuis bien longtemps. L’époque moderne a fait la même chose, mais à une échelle beaucoup plus grande, en sorte que la particularité du XXe tient en tout premier lieu à l’échelle et à l’intensité des changements, modifiant la portée de certains problèmes (telle la pollution) qui avaient un caractère local et ont fini par revêtir un caractère global.

 

Les effets non linéaires

 

De façon plus intéressante, McNeill souligne que, tant pour les systèmes naturels que pour les affaires humaines, il existe des seuils et ce qu’il est convenu d’appeler des effets non linéaires. Dans les années 1930, Hitler s’empara de l’Autriche, de la région des Sudètes et du reste de la Tchécoslovaquie, sans provoquer de réaction significative. Lorsqu’en septembre 1939 il voulut ajouter la Pologne, il précipita une guerre qui en six années amena sa propre fin, ainsi que la ruine de son mouvement et, temporairement, de son pays. Il avait franchi un seuil et déclenché un effet non linéaire.

De façon similaire, la température de l’eau dans les zones tropicales de l’Atlantique peut s’élever graduellement sans engendrer d’ouragans. Mais une fois que l’eau dépasse les 26 degrés Celsius, les conditions sont favorables pour la naissance d’ouragans : un seuil a été franchi, un interrupteur s’est fermé, suite à un accroissement d’ordre marginal.

L’histoire de l’environnement au XXe siècle est différente de celle des époques précédentes, soutient Mc Neill, non seulement parce que les changements écologiques ont été plus vastes et plus rapides, mais aussi parce que leur intensité accrue a fermé quelques interrupteurs   .


La musique des sphères et ses voix discordantes

 

Ce sont ces effets non linéaires que l’auteur s’efforce de mettre au jour, dans une première partie,  aux différents niveaux où se fait sentir l’impact des actions des hommes : la lithosphère et la pédosphère, l’atmosphère, l’hydrosphère et la biosphère. Des roches et des sols qui constituent la surface terrestre à la communauté de tous les êtres vivants, en passant par les masses d’eau douce ou salée qui recouvrent la plus grande partie de la surface planétaire et s’infiltrent dans les profondeurs, et l’air et l’espace à basses altitudes.

Les données factuelles que cite McNeill, lesquelles sont pour certaines déjà bien connues, font l’objet d’une présentation très claire, sans l’interposition parasite de diagrammes illisibles. La nouveauté, l’intérêt et le charme particulier du livre tiennent, nous semble-t-il, à la multiplication des portraits consacrés à quelques-uns des acteurs clés du changement environnemental, dont le nom est, le plus souvent, parfaitement inconnu du grand public, alors qu’il s’agit d’individus dont les activités ont, pour ainsi dire, changé la face de l’histoire. Il y a dans cette façon d’écrire l’histoire de l’environnement quelque chose qui fait irrésistiblement songer à Bruno Latour, par cette insistance sur les noms propres des acteurs de l’histoire, et surtout par la patiente reconstitution du contexte sociopolitique où s’élaborent et où prennent sens les élaborations des scientifiques.     

 

Deux épis de blé au lieu d’un

 

Qui a jamais entendu parler par exemple de Fritz Haber ? Ce dernier, qui reçut le prix Nobel de chimie en 1918, est pourtant l’inventeur d’un procédé qui a été la cause de la principale pollution du sol que le siècle a connu. Fervent patriote allemand, ce chimiste universitaire chercha, pendant la Première guerre mondiale, à trouver le moyen d’enrichir les sols en azote, en les rendant par là même plus fertiles, en vue de garantir à l’Allemagne la capacité à nourrir sa population de façon autarcique. Haber pensait que la fixation de l’azote supprimerait un important goulet d’étranglement dans l’agriculture et par là même résoudrait un problème géopolitique pour l’Allemagne. Le procédé de synthèse (appelé procédé Haber-Bosch) permit à l’Allemagne d’éviter la famine jusque vers la fin de la Première guerre mondiale, en dépit du blocus des alliés.

Plus que tout autre, Haber façonna la chimie du sol dans le monde au XXe siècle et contribua à la prospérité de l’agriculture malgré de nombreuses formes de dégradation des sols. "Quiconque pourrait faire pousser deux épis de blé (…) là où le sol n’en produisait qu’un auparavant mériterait bien plus d’éloges du genre humain (…) que tout l’aréopage de nos politiciens", écrivait Jonathan Swift dans les Voyages de Gulliver. Avec Haber, ce fut chose faite presque deux siècles plus tard   .



Du cerveau d’où est sorti le trou dans la couche d’ozone

 

Qui connaît Thomas Midgley, également chimiste de son état, dont l’on peut bien dire qu’il eut plus d’impact sur l’atmosphère qu’aucun être vivant quelconque dans l’histoire de la planète ? En 1930-1931, Thomas Midgley inventa le fréon, le premier des chlorofluocarbures, qui démontra son utilité entre autres comme réfrigérant, solvant et agent vaporisateur. C’est à la demande de la filiale frigidaire de la General Motors que Midgley, qui est probablement l’un des chimistes les plus doués de sa génération, s’attaqua au problème de la réfrigération, après s’être distingué par l’invention d’un procédé permettant l’utilisation du plomb pour améliorer le fonctionnement des moteurs à explosion. En 1930, devant une grande assistance au congrès de l’Association américaine de chimie, il démontra le caractère non toxique et ininflammable du fréon en inhalant le gaz et le soufflant ensuite lentement sur une bougie allumée, qu’il éteignit. Détenteur de plus de 100 brevets, lauréat de tous les prix importants dans le domaine de la chimie aux Etats-Unis, Midgley était président de l’Association américaine de chimie.  

Le fréon qu’il inventa remplaça rapidement d’autres gaz dangereux, inflammables et toxiques, utilisés auparavant pour la réfrigération, et il permit le développement des climatiseurs. Les CFC et autres gaz similaires (appartenant au groupe des halocarbures) présentent l’avantage d’être très stables et de ne susciter pratiquement aucune réaction – sauf lorsqu’ils se trouvent emportés jusque dans la stratosphère, où ils se décomposent sous l’action des UV et libèrent des agents qui cassent les molécules d’ozone   .

 

Combustibles, outillage et économie : les nouvelles forces du changement

 

La seconde partie du livre (intitulée "Moteurs de changement") adopte une autre méthode d’analyse, en s’intéressant, non plus aux acteurs singuliers de l’histoire du milieu naturel, mais à des agencements qui ont exercé une influence croissante sur l’environnement, au moyen de nouvelles sources d’énergie, de nouveaux outils et de nouvelles structures de marché.

Le chapitre central de cette partie (intitulé "Les combustibles, l’outillage et l’économie") s’efforce de mettre au jour ce que McNeill appelle des "pôles", en entendant par là – en un geste d’inspiration marxiste cette fois-ci – des associations d’innovations concomitantes en matière technique, organisationnelle et sociale. McNeill soutient la thèse que la technologie, l’énergie et les systèmes économiques sont étroitement imbriqués à l’époque moderne, qu’ils participent solidairement à l’évolution de la société dans son ensemble en influençant leurs trajectoires réciproques. Parfois, de nouvelles associations de sources énergétiques, de machines et d’organisation productives se sont assemblées et correctement ajustées, et ont réorienté la société et l’économie.



D’un pôle à l’autre

 

Les premiers pôles industriels furent développés autour des manufactures textiles fonctionnant avec des moulins à eau, puis autour d’usines et de machines à vapeur. Après le milieu du XXe siècle, un pôle dominant émergea autour du charbon, de l’acier et du chemin de fer. Le pôle suivant s’est formé dans les années 1920 et 1930, avant de devenir dominant dans les années 1940 jusque dans les années 1990 : les chaînes de montage, le pétrole, l’électricité, l’automobile, l’aviation, la chimie, les plastiques et les engrais.

Nous sommes passés, dit McNeill, du pôle de Coketown (en hommage à la Coketown de Charles Dickens dans son roman Les temps difficiles) au pôle de Motorcity (en l’honneur de Détroit, la capitale mondiale de la construction automobile). Le pôle de Coketown et le pôle de Motorcity ont suscité l’un et l’autre l’émergence de firmes géantes en Amérique du Nord, en Europe et au Japon et, en retour, l’efficacité relative et les rendements d’échelle de ces sociétés ont renforcé le rendement de chacun de ces pôles.

Ce sont eux qui ont exercé sur l’environnement au cours de la seconde moitié du XXe siècle l’influence la plus décisive. Les ramifications écologiques de ces pôles, situés sur des continents distincts, ont été ressenties partout, au point de transformer le visage de la terre.

 

De mémoire de rose, on n’a vu mourir un jardinier

 

Le livre de McNeill s’achève par un plaidoyer convaincant en faveur d’une écologie politique soucieuse de l’histoire de l’environnement, et en faveur d’une écriture de l’histoire (du moins de la période contemporaine) qui tienne compte des changements écologiques. Si notre durée de vie atteignait 700 ou 7000 ans, écrit l'auteur, nous pourrions comprendre que la présente situation constitue une déviation radicale par rapport à tout état durable du monde durant toute l’histoire de l’humanité et même durant l’ensemble de l’histoire de la terre   . Mais pour des créatures dont l’espérance de vie est de plus ou moins 70 ans seulement, il faut procéder à l’étude du passé, tant lointain que récent, pour savoir quelle est la gamme des possibilités et déterminer ce qui va durer.

L’histoire et l’écologie demandent à être prises en compte conjointement, déclare McNeill. Ecrire l’histoire des temps modernes comme si les paramètres vitaux de la planète restaient stables, comme s’il ne s’agissait que d’un élément à l’arrière-plan des activités humaines serait non seulement incomplet mais tout bonnement fallacieux. Réciproquement, une approche de l’écologie négligeant la complexité des forces sociales et la dynamique de l’évolution historique serait elle aussi très limitée.

Lorsque l’histoire et l’écologie s’intégreront l’une à l’autre, assure McNeill, nous aurons une meilleure compréhension de notre passé, une compréhension plus ample, plus complexe. Nous aurons une meilleure idée de notre situation et nous saurons plus précisément l’étendue des difficultés qui nous attendent. Par là même, nous aurons une meilleure idée de la gamme des futurs possibles – et choisir entre deux routes, comme le dit le poète, celle que nous ne prendrons pas   ...