La psychanalyse se doit de redéfinir sa propre scientificité, par le détour de l'épistémologie et de la méthodologie.

Redéfinir, face à ses objection, la visée de la psychanalyse

L’essai élégant de Vannina Michel-Rechtman, psychiatre et psychanalyste, membre d’Espace analytique, n’est pas, comme son titre pourrait laisser croire, une réponse aux détracteurs de la psychanalyse. C’est plutôt une sorte de relevé cartographique du rapport de la psychanalyse à ses détracteurs, qui part des débats et polémiques actuelles, pour remonter progressivement  vers l’histoire intellectuelle qui leur est sous-jacente ; qui retrouve les sources anciennes de ces polémiques, et qui dégage de façon ordonnée les strates successives de ce que furent, déjà du temps de Freud, les réfutations opposées à la psychanalyse. On ne peut réduire cette démarche à une simple mise en perspective plus ou moins neutre des contestations récentes, qui aurait, pauvre but, l’ambition suspecte de les "relativiser", au service d’une psychanalyse sacralisée. V. Micheli-Rechtman s’efforce au contraire de donner leur relief propre à un certain nombre de piquants, surprenant le lecteur de deux manières.

La première, c’est qu’elle réinscrit la psychanalyse de Freud dans un contexte, celui de l’entre-deux guerres, où "la science" était en tant que telle menacée par tout un ensemble de prétentions autoproclamées supérieures, qu’elles fussent religieuses, spiritualistes, raciales (la science "juive") ou politiques (la science "bourgeoise") — de telle sorte que Freud a explicitement cherché à installer la psychanalyse d’un côté de la barrière, contre ce qui la menaçait de l’autre, et qui lui semblait mettre en péril la culture. On a oublié cela : l’importance de la critique des illusions métaphysiques et religieuses, et l’universalisme freudien de la raison critique.

La seconde, c’est que pour V. Micheli-Rechtman, le projet strictement "naturaliste" de Freud n’a plus la valeur qu’il avait, et qu’il convient désormais de séparer la façon dont Freud a compris lui-même la scientificité de la psychanalyse de la façon dont nous pourrions la comprendre. Or pour cela, il faut effectivement tenir compte, et dans le détail, des objections anti-freudiennes. Mais ce n’est pas du tout vers Ricoeur qu’elle se tourne alors, et encore moins vers Adolf Grünbaum ; c’est vers Wittgenstein.

Entre ces deux points extrêmes de son parcours, V. Micheli-Rechtman s’efforce de déminer quantité d’objections classiques à la psychanalyse et à Freud, touchant les notions hautement controversées de "causalité psychique" (car si le refoulement cause les symptômes, en quel sens faut-il alors comprendre le mot cause ?), et d’"interprétation" (car si le mot a son origine dans l’herméneutique et l’exégèse religieuse, l’interprétation psychanalytique est peu à peu devenue une pratique dont le principe est moins de retrouver un sens caché ou perdu, que d’inventer de nouveaux "effets de sens" au sein desquels le désir s’affranchit). Son essai permet ainsi de s’informer assez complètement des enjeux généraux de la critique de la psychanalyse aujourd’hui.

Une fois ce projet caractérisé, reste à évaluer les moyens de sa mise en œuvre.


Epistémologie ou méthodologie de la psychanalyse ?

Comme nombre de psychanalystes actuels, confrontés à la virulence des critiques de la scientificité, mais aussi, plus simplement, de l’efficacité thérapeutique causale revendiquée par la psychanalyse, V. Micheli-Rechtman cherche son salut dans une "épistémologie psychanalytique". Le terme est ambigu et problématique. On voit ce qu’il ambitionne : équiper la psychanalyse d’une forme de réflexion sur ses principes et ses méthodes qui ne devraient plus rien à des pratiques rationnelles complètement extérieures à son objet, et à l’aune desquelles, presque par définition, elle ne peut que s’avérer en carence. Il est sûr que si on exige de la psychanalyse des lois prédictives du fonctionnement psychique au sens où ces lois sont prédictives en physique, l’affaire est entendue, de même que si on réclame qu’elle objective ses résultats thérapeutiques dans des termes et selon des procédés qui sont construits précisément pour exclure ce à quoi elle s’intéresse (la qualité subjective des remaniements psychiques d’un point de vue moral, la création de nouvelles possibilités de vie, etc.). En même temps, il y a quelque chose de trivial dans ce genre de demande. Si l’on met entre parenthèses le contexte polémique, sur le fond, qui ne serait pas d’accord ? Là où les choses ne vont pas si bien, c’est quand on commence à revendiquer pour la psychanalyse une épistémologie à sa main : comme si une science ou une pratique qui prétend à un degré de rationalité quelconque devait être l’arbitre de sa propre critique. On a dans ce domaine beaucoup de craintes à avoir. Non, la psychanalyse n’est pas juge de l’histoire qu’on lui applique, pas plus que de la sociologie qui en décortique les luttes de pouvoir. À ce compte, on aura une épistémologie non pas psychanalytique, mais pour psychanalystes, autrement dit, rien qui dérange personne, et un prêche de plus pour les convaincus. Plus grave, on accrédite l’idée que la psychanalyse ne peut pas résister en elle-même aux objections de l’épistémologie générale, et qu’il lui en faut une spéciale pour neutraliser ses réfutations. Voilà plutôt de quoi fabriquer un ghetto intellectuel où dépérir seul sur un tas de "bonnes-raisons-tirées-de-Freud". Outre que Freud a clairement pris le parti inverse, revendiquant l’appartenance de la "jeune science", comme il s’exprime, aux "sciences de la nature", et offrant à l’occasion des textes d’épistémologie sur la causalité et la hiérarchie des hypothèses dont la profondeur a été reconnue même par ses plus farouches détracteurs, V. Micheli-Rechtman, peut-être tentée par cette malheureuse issue de secours, fait en tout cas le contraire de ce qu’elle cherche. Car elle se livre à une discussion épistémologique générale, faisant appel à la raison commune, et non à je ne sais quel domaine réservé où la psychanalyse cultiverait "son épistémologie à elle".

Il faut, cependant, attendre des développements un peu tardifs pour cerner ce que V. Micheli-Rechtman a sans doute eu en tête : non pas une "épistémologie psychanalytique", mais une méthodologie psychanalytique. L’épistémologie, en effet, est toujours transversale : il s’agit de savoir ce qu’on peut dire de raisonnable sur la causalité, l’inférence, la preuve, que sais-je encore ? Qu’on parle économie ou biologie, physique, mathématique ou psychologie, le bon usage de telles notions exige des précautions théoriques. Mais c’est aussi que l’épistémologie n’est pas une liste de règles toutes faites de scientificité. C’est une pratique critique qui est parfaitement capable d’en déterminer de nouvelles pour des cas nouveaux. Les sciences cognitives actuelles, par exemple, donnent à l’évolution et à la notion de fonction un rôle original, et elles ont tout à fait besoin d’épistémologie, car il n’existe pas de précédent pour leur usage de ces concepts dans leurs arguments et leurs preuves. Mais une méthodologie, elle, peut être tout à fait spéciale. On ne fait pas de la physiologie nerveuse comme on fait de la clinique mentale. Et sans contexte, les méthodologies ne peuvent pas être superposées : on ne peut pas demander au biologiste de procéder comme le physicien. Cette autonomie liée à la méthode propre, Freud la défend joliment : dans une lettre à Jung, il écrit : "la psychanalyse fara da se". C’est au fond ce que V. Micheli-Rechtman paraît vouloir dire : il faut respecter les contraintes spécifiques de la méthode psychanalytique et ne pas lui imposer de canons méthodologiques qui lui soient extrinsèques. En revanche, Freud a des opinions sur la nature de la causalité, de la preuve en psychologie qui restent évaluables dans le cadre général de l’épistémologie commune. Simplement, même si certaines de ses thèses épistémologiques sont erronées (et elles le sont), la méthodologie de la psychanalyse continue à lui procurer une existence spéciale.


Mais pourquoi ne le dit-elle pas ainsi ?

Sans doute, épistémologie est-il un terme un peu plus chic. Surtout, il permet de rehausser le statut de la discipline qui a le privilège de bénéficier d’un tel ornement intellectuel. Son crédit en est augmenté d’emblée. Une grande partie de La psychanalyse face à ses détracteurs est d’ailleurs consacrée à situer la psychanalyse dans l’histoire des sciences, voire dans l’histoire générale des idées, parce que, certainement, cela n’est pas rien que la psychanalyse du point de vue de l’histoire de la raison occidentale, mais surtout, parce l’autorité qui en découle aide à la préserver de sa relégation directe dans le domaine des simples erreurs et des sophismes à succès. Lacan, ici largement mis à contribution, a fait beaucoup dans cette direction, situant le sujet cartésien de la certitude et de la science en amont immédiat du sujet de l’inconscient, par exemple. Cette "épistémologisation" de la psychanalyse, laquelle n’est pas purement franco-française, d’ailleurs, en est depuis une marque de fabrique. Il est toujours curieux de voir ce que les psychanalystes, ès qualité, estiment avoir à dire sur l’origine de la science moderne où sur d’obscurs points de logique formelle — surtout quand il faut des dictionnaires historiques pour comprendre ne serait-ce que le vocabulaire dans lequel ils s’interrogent. Et sans doute une certaine lassitude gagnera le lecteur, à voir encore une fois (la centième ? la millième ?) le Descartes de Guéroult revampé par Lacan tendre la main à un Koyré complètement conventionnel, pour donner leur caution savante à une genèse de la science moderne que cinquante ans d’érudition et de recherches ont laissé définitivement derrière elles. Il en va de même avec la prétendue conscience épistémologique supérieure de Freud. Qu’il ait eu à l’occasion des intuitions étonnantes, c’est vrai ; mais V. Micheli-Rechtman ne cite justement pas les textes qu’on peut sans conteste mettre à son actif. Non, Freud n’était manifestement pas un épistémologue digne d’intérêt, ni de la psychanalyse, ni d’aucune science, comme l’étaient à l’époque Mach ou Poincaré. Et ce n’est pas une lacune rédhibitoire. Freud est un éclectique, capable de passer de postures réalistes radicales (les objets de la science existent en soi, et nous les découvrons comme ils sont) à un instrumentalisme frisant avec le cynisme (tant que ça marche, tant mieux, et peu importe la méthode, pourvu qu’on trouve quelque chose d’intéressant). Son discours sur la science est d’ailleurs parfaitement convenu. C’est celui d’un professeur de médecine formé à la biologie dans les années 1880. Et V. Micheli-Rechtman, dissipant les rêveries d’auteurs en quête d’une épistémologie de Freud là où il n’y en a aucune de particulière, se rend bien compte que les "modèles" freudiens, par exemple, sont choisis et abandonnés de façon parfaitement libres, sans aucun souci de cohérence.


Les rapports de Freud à la science, la psychologie et la philosophie de son temps. Vers une refondation philosophique ?

V. Micheli-Rechtman, reprenant ses travaux plus anciens, rappelle alors que Freud fut un des premiers signataires, en 1929, du Manifeste de cercle de Vienne, qui est l’acte fondateur du néo-positivisme (logique). Quelle ironie : Grünbaum, contempteur par excellence des fautes de raisonnement de Freud en épistémologie, fut justement formé dans cette école par Hempel ! On ne saurait mieux dire l’attachement de Freud à la rationalité scientifique.

Mais cela ne fait pas pour autant de lui un de ses représentants éminents, ni ne l’abrite de la critique logique. Car que dit Freud ? Que pour lui la psychanalyse doit se ranger du côté des sciences de la nature, et ne pas verser dans les "visions du monde" systématiques que la philosophie propose. V. Micheli-Rechtman explique à ce sujet plusieurs choses importantes et négligées. Tout d’abord, que la naturalisme de Freud est avant tout une sorte de monisme matérialiste, et pas du tout ce qu’on appelle aujourd’hui le naturalisme, autrement dit, prendre comme idéal théorique les procédures démonstratives mises en œuvre par les sciences de la nature. C’est un naturalisme au sens de Goethe, bien davantage qu’au sens des sciences cognitives ou du projet contemporain de "naturalisation" du mental ou du social. Elle nous rappelle encore que les positions scientistes de Freud sont essentiellement négatives : contre la métaphysique, contre le spiritualisme, contre le biologisme racial. Et assurément, si on garde tout cela à l’esprit, on comprend bien mieux pourquoi la notion si controversée de "déterminisme psychique" chez Freud, qui a des apparences épistémologiques, est en réalité tournée non vers une science de l’esprit équivalente à la physique, mais contre le genre de corrélations entre les idées dont le spiritualisme et même l’occultisme étaient alors friands. Mais V. Micheli-Rechtman ne va peut-être pas jusqu’au bout de sa démarche. La philosophie que vise Freud, on l’a bien oublié, ce n’est justement pas ce que nous appelons de nos jours philosophie. Bien au contraire : c’est la psychologie à la Wundt, dont l’omniprésence dans les facultés de philosophie de langue allemande avait fini par susciter, en 1913, un appel des philosophes à ce que le nom de leur discipline ne soit pas complètement usurpé. Rappeler ce fait, c’est découvrir ce qui sans doute a intéressé Freud dans son appui aux néo-positivistes : faire d’une pierre deux coups, en dénonçant la psychologie traditionnelle de la conscience qui avait envahi le champ de la philosophie jusqu’à l’étouffer, pour se réclamer d’une véritable philosophie scientifique, qui, elle, n’avait nul a priori contre l’idée d’inconscient.


Une réappropriation de la psychanalyse par le bais de la philosophie de Wittgenstein

On sait bien que les choses n’allaient pas tourner si favorablement, et dès les années 1950, les épistémologies inspirées du néo-positivisme verront plutôt dans la psychanalyse le cas-type de l’erreur métaphysique.

Les excellents passages consacrés à Ricœur déplairont sûrement à tous ceux qui pensent qu’il doit bien y avoir un moyen indirect de concilier phénoménologie, herméneutique et théorie freudienne. Mais ce ne sont pas ceux où V. Micheli-Rechtman se montre la plus inventive. C’est en appropriant Wittgenstein à ses fins qu’elle montre toute son audace.

L’entreprise est en effet difficile, depuis que Jacques Bouveresse s’est efforcé de contrecarrer la vieille tendance des psychanalystes philosophes à s’imaginer que la bonne opinion que Wittgenstein a eu de Freud, à divers endroit de son œuvre, légitime des rapprochements plus précis. Récapitulant les termes du débat, V. Micheli-Rechtman spécule alors sur les chances d’une "épistémologie proprement freudienne qui, tout en s’écartant du modèle scientifique auquel Freud voulait adhérer, n’en demeure pas moins rigoureuse et pertinente"   . Les contours de cette épistémologie sont laissés dans l’ombre. Il faut les conjecturer, et c’est sans doute là que le lecteur trouvera que l’approche strictement descriptive de l’auteur touche sa vraie limite, parce qu’elle n’offre elle-même aucun argument à la polémique, et qu’elle ne défend pas la psychanalyse en descendant dans l’arène, mais décrit juste son architecture avec les forces en présence. Pour autant qu’on les devine, donc, ils consistent à en rabattre sur les idéaux de scientificité de Freud, pour se contenter d’idéaux de rationalité et de justifiabilité en pratique de la psychanalyse : " Au fond, il en s’agit pas d’accorder même avec bienveillance, le bénéfice de la science à l’ensemble du corpus pour effectuer secondairement une sélection parmi les hypothèses, les concepts, ou les notions qui relèveraient d’une assimilation à des énoncés scientifiques, mais de partir de la théorie elle-même, de son mode de construction, pour ensuite faire émerger les énoncés qui, en son sein, organisent le type de connaissance qu’elle produit."  


La psychanalyse, légitime comme "jeu de langage" ?

C’est séduisant. Mais outre que c’est assez vague tant qu’on n’a pas donné un contenu effectif à une telle philosophie wittgensteinienne de la psychanalyse, elle ne fera pas que des heureux. L’épistémologie, en effet, désigne une critique non seulement des sciences, mais de la prétention à la science. Si la psychanalyse ne prétend même plus être une science explicative et causale, si elle accepte d’être une simple description, quoique entièrement originale, de la vie psychique, si, en somme, elle intègre complètement la critique de Wittgenstein, alors le mot épistémologie ne sert plus à rien. On peut ouvrir du coup de nouveaux chantiers, celui de la philosophie morale à l’œuvre chez Freud, de ses conceptions de l’affectivité, de sa logique de la représentation, etc. Mais le coût d’une sortie aussi radicale du champ de la scientificité est considérable. Quelle différence faire, alors, entre la psychanalyse et une philosophie parmi les autres ? Comment prévenir l’entreprise freudienne de se dissoudre dans le vaste corpus des bonnes références littéraires, qui, personne ne le conteste, nous apprennent infiniment plus sur les hommes que la psychologie des savants ? D’où le recours final de V. Micheli-Rechtman à la notion de "science morale" récemment remise à l’honneur par Vincent Descombes. C’est son deus ex machina. Il y aurait ainsi des sciences morales, autrement dit encore des sciences historiques, dont le statut intellectuel ne devrait le céder en rien à celui des sciences naturelles. Elles feraient droit à l’intentionnalité, aux raisons, à la normativité, etc., bref, à tout ce que les théories causales naturalistes visent à réduire, voire à éliminer. Mais il n’est pas sûr que les sciences morales constituées, l’histoire, la sociologie comme science des mœurs, les sciences politiques, le droit (car il y a tout un registre pratique associé aux sciences morales) veulent faire une place à la psychanalyse et à sa pratique (à sa thérapeutique). Cette place, il faudra la gagner. C’est sur ces perspectives que La psychanalyse face à ses détracteurs nous abandonne un peu sur notre faim. On aurait aimé des exemples de reconstruction "wittgensteinienne" de la psychanalyse, ou du moins, de certaines de ses notions ou de ses pratiques originales. On ne sait pas, in fine, à quoi elles ressembleraient. On sait juste que si elles existent, elles constitueraient une parade aux principales objections théoriques adressées à la psychanalyse. Mais dans ces matières, la preuve du pudding, c’est qu’on le mange.