Un très bon manuel, qui présente un panorama de l’Europe antique solidement appuyé sur des données archéologiques précises.

 

The Birth of Classical Europe fait partie de l’ambitieux projet d’une "Histoire de l’Europe" des origines à nos jours, en huit volumes, publiée par Penguin et dirigée par David Cannadine. Il aborde l’histoire antique au prisme d’un questionnement précis : qu’est-ce que la définition "classique" de l’Europe, à laquelle le titre fait allusion, doit à l’Antiquité ?

L’Europe, entre Mycènes et aujourd’hui

Une première étape serait de préciser ce qu’est l’Europe "classique" ; or les auteurs ne proposent aucune définition nette au départ, affirmant simplement dans leur introduction que la "vieille Europe" correspond à l’Union européenne de 2004 à 15 membres   . Il s’agit peut-être moins d’une erreur de méthodologie que d’un constat de fait : définir l’Europe a toujours été problématique. En effet, l’Antiquité ne l’a jamais conceptualisée comme une région du monde à part entière caractérisée par un territoire et une culture propre. Et pourtant, la part de l’héritage antique dans la culture européenne est considérable. Ainsi, le mythe grec de l’enlèvement d’Europe par Zeus-Jupiter, qui constitue la première occurrence du nom propre, est depuis le XIXème siècle souvent mis en avant comme fondateur pour la formation de la culture du Vieux Continent : en témoigne l’inauguration au Parlement européen, en octobre 2005, d’une statue illustrant le mythe, don de la ville crétoise d’Agios Nikolaos. Et pourtant, chez les auteurs antiques, notamment Ovide dans ses Métamorphoses, l’Europe du mythe personnifie rarement un territoire particulier, encore moins un continent, définition géographique étrangère aux modes de pensée antiques. On peut ajouter que l’Empire romain constitue la seule tentative d’unification d’un territoire correspondant de près ou de loin à l’Europe actuelle dans l’Antiquité. Or cet empire, dont l’extension maximale va de la Grande-Bretagne au Maghreb et de la France aux bouches du Danube, dépasse largement le territoire que la définition "classique" assigne à l’Europe. Un tel décalage fait écho aux débats actuels sur les limites à assigner à l’élargissement de l’Union européenne. De manière plus ponctuelle, les auteurs parsèment leur ouvrage d’encarts qui soulignent la portée de l’Antiquité sur des aspects très précis de l’histoire plus ou moins proche, tels que le rôle de Boudicca   dans la justification de l’empire anglais au XIXème siècle   ou la publication de l’œuvre polémique de Martin Bernal, Black Athena : The Afroasiatic roots of Classical Civilisation   .

L’histoire grecque des origines

L’ouvrage se divise en neuf chapitres suivant une trame chronologique. Le premier couvre la période de 1750 à 1100 avant notre ère, étudiant le "monde égéen" organisé entre trois civilisations importantes : minoenne en Crète, mycénienne dans le Péloponnèse, et troyenne en Asie mineure, sur le site d’Hissarlik (Turquie actuelle). Ces trois pôles voient alors le développement d’une civilisation de palais, particulièrement raffinée et aboutie en Crète, où l’on parle une forme primitive de grec, comme le montrent les fouilles menées sur les sites de Knossos, de Pylos et de Lefkandi. Mais chacun de ces pôles a suivi une voie distincte, les différences étant particulièrement patentes sur le plan religieux   . Un fait demeure cependant frappant : la destruction à peu près simultanée de ces trois civilisations, autour de 1300 avant notre ère. Les deux auteurs invitent à examiner de manière critique l’explication couramment proposée à ce début des "Ages obscurs", soulignant qu’à Mycènes par exemple il ne semble pas y avoir eu de rupture majeure ni d’invasion dorienne : les dirigeants de la cité après 1300 se présentaient comme les héritiers légitimes d’une longue lignée, honorant des tombeaux très anciens. Sans écarter aucune explication possible (une invasion effective, la guerre de Troie, ou une série de catastrophes naturelles), l’ouvrage souligne surtout l’impact durable de cette période sur les générations suivantes, à partir de l’image que l’œuvre homérique notamment nous en a transmis.

Le deuxième chapitre décrit, à partir de 1100 et jusqu’à 800 avant notre ère, un monde plus complexe qui s’organise plus largement autour de trois nouveaux pôles : la Grèce, le Levant et l’Europe centrale. Cette appellation est employée pour désigner une vaste région, s’étendant de l’Espagne à l’Italie et de la France à la Pologne actuelles, qui voit se développer à cette période la civilisation d’Urnfield, caractérisée par l’usage du bronze et la suprématie sociale des guerriers   . Elle se distingue cependant d’un monde méditerranéen beaucoup plus dynamique où l’on observe un accroissement de la population qui se traduit par des migrations importantes et notamment la fondation de colonies grecques en Asie mineure, ainsi qu’une intensification de l’agriculture et des échanges commerciaux, entre les différentes cités grecques mais aussi avec les grands empires du Levant : l’Assyrie, l’Egypte et les Hittites.

Ce dynamisme se poursuit dans la période suivante, de 800 à 480 avant notre ère, où il est encore accéléré par un nouveau facteur : la création en Grèce d’une structure politique propre, la cité-Etat. L’étude des pratiques funéraires rend cette évolution nettement compréhensible : aux tombes exposant les richesses d’une famille particulière succèdent des monuments consacrés à un culte civique   . Contrairement à ce qu’on peut encore observer dans la culture d’Hallstatt de l’Europe centrale de cette période, ce n’est plus la fidélité à une lignée régnante qui fédère la communauté, mais l’appartenance à un corps social défini par des règles nouvelles et notamment par le droit, comme le montrent les réformes de Solon à Athènes ou la multiplication de tyrannies s’appuyant sur une légitimité non héréditaire. Cette nouvelle forme politique, exportée également dans les colonies grecques d’Italie et d’Asie mineure, entraîne la formation d’une conscience grecque par opposition au pouvoir royal traditionnel perse. Elle se manifeste dans les jeux panhelléniques qui sont fondés à cette période, notamment les Jeux olympiques au VIIIème siècle avant notre ère, mais s’exprime avec le plus de force dans la victoire des Grecs sur les Perses au cours des guerres médiques entre 490 et 480.

De l’empire d’Alexandre à celui de Rome

A partir de cette date, et notamment du fait de la domination athénienne sur la Grèce (avec la fondation de la ligue de Délos en 477 puis de la seconde confédération athénienne un siècle plus tard), se constitue une identité proprement grecque face à l’Asie définie comme "barbare". Selon les deux auteurs, cette identité se fonde bien moins sur la maîtrise de la langue grecque que sur un certain type de comportement et une manière de vivre   . On peut regretter qu’ils ne précisent pas les caractéristiques de ce "comportement grec" : le respect des fonctions civiques, la pratique d’une culture commune où les textes homériques occupent une place fondamentale, la participation des cités aux jeux panhelléniques. Mais cette opposition tranchée entre la Grèce et l’Asie se complique à partir de la domination militaire de Philippe II de Macédoine sur la Grèce, entérinée par sa victoire à Chéronée en 338. A ce moment précis – et c’est la thèse la plus originale de l’ouvrage – naît l’identité européenne, puisqu’avec la montée de la Macédoine, être Européen signifie davantage qu’être Grec   .

La marche sur l’Asie d’Alexandre le Grand en 334 ouvre une nouvelle période qui se clôt en 146 avant notre ère. Cette période voit la formation du monde hellénistique qui, bien que divisé entre les différents empires que fondent successivement les généraux d’Alexandre et leurs successeurs, partage une même culture et notamment une même langue, la koinê, qui remplace peu à peu les multiples dialectes grecs. Cependant, l’affirmation de plus en plus forte de la puissance militaire romaine à cette même période vient modifier la donne. L’année 146 est celle de l’anéantissement de Carthage et du sac de Corinthe : elle marque ainsi l’assujettissement de la Grèce et sacre Rome comme principale puissance de la région méditerranéenne. Cela entraîne un changement notable dans les discours de légitimation : alors qu’en 196 la cité de Lampsaque en Troade argue d’une parenté ancestrale et mythique pour lier une alliance avec Marseille contre les Galates venus d’Asie mineure   , en 86 Sylla repousse une ambassade lui demandant d’épargner Athènes au nom du passé glorieux de la cité.

Afin de nuancer une telle description qui présente Rome comme le tenant de la loi du plus fort contre une Grèce attachée à la légitimité de la mémoire collective, les auteurs étudient ensuite les différentes étapes de l’expansion romaine de 500 à 146 avant notre ère : la domination progressive sur toute la péninsule italienne jusqu’en 264, date de la première guerre punique, puis la guerre extérieure menée dans deux directions, au sud contre la puissance carthaginoise et à l’est en Grèce. Mais cette domination n’est pas purement militaire, comme le montre notamment l’œuvre de l’historien grec Polybe qui tente dans son Histoire universelle d’enraciner la conquête romaine dans l’histoire de la Grèce en faisant de Rome l’héritière de l’hégémonie assurée successivement par la Perse, Sparte et la Macédoine.

Le chapitre suivant couvre la période de 146 avant notre ère à l’an 14 après J.-C., date de la fondation par Auguste du régime impérial. L’empire géographique est organisé précisément au cours de cette période, avec notamment la division du territoire conquis en provinces à la fin du Ier siècle avant notre ère. Au clivage Europe / Asie succède la distinction entre Rome et la périphérie de l’empire, qui en reprend cependant nombre de caractéristiques : les peuples conquis, tels les Gaulois décrits par César ou, un siècle après, par Strabon, sont décrits comme "primitifs"   par rapport au raffinement romain. Mais, avec les guerres civiles qui aboutissent à la mise en place du principat par Octave-Auguste, Rome se caractérise également par l’élaboration d’une structure politique complexe, très hiérarchisée, et une aspiration à l’unité politique manifestée notamment dans l’Enéide de Virgile. Ce poème épique inachevé, désigné comme classique dès sa publication, présente une élaboration mythique du passé de Rome : la faisant descendre d’Enée, Troyen fils de Vénus et rescapé de la guerre, il retourne les données fondamentales de la culture hellénistique tout en légitimant le pouvoir impérial, héritier du fondateur.

Romanisation et christianisation de l’Europe

De 14 à 284, la stabilité de l’Empire romain s’appuie sur les avantages juridiques et économiques que procure l’intégration, qui conduisent à adopter le mode de vie romain, parfois pour pouvoir ensuite justifier leur demande de citoyenneté. Ainsi, la décision des habitants de la ville de Bibracte (Mont-Beuvray) constitue un exemple frappant de romanisation : ils prennent spontanément la décision de quitter leur ville d’origine pour fonder une cité construite sur le plan romain orthogonal, Augustodonum (Autun). A cette période se forme une nouvelle ligne de fracture. Dans la partie occidentale de l’Empire (Gaule, péninsule ibérique, Maghreb actuel), le latin domine et la romanisation s’accentue ; dans la partie orientale (Grèce, Asie mineure, Egypte et Levant) la langue la plus répandue reste le grec et Rome laisse aux autorités locales le soin des affaires intérieures. C’est d’ailleurs dans  cette partie de l’Empire que les affrontements avec la population locale sont les plus violents, comme le montre la résistance durable opposée par le judaïsme, puis le christianisme, à la domination romaine. La révolte juive, écrasée définitivement en 125 après l’importante défaite de 70, oppose à Rome un modèle de pouvoir qui refuse de distinguer la pratique religieuse de l’indépendance politique. Le christianisme, perçu au départ par Rome comme une secte juive particulière, prend par la suite une place bien différente.

A partir de 284, date de l’avènement de l’empereur Dioclétien qui persécuta fortement les chrétiens, la position du pouvoir dominant change par rapport à ce qui est devenu une religion à part entière et un Etat dans l’Etat à l’échelle de l’Empire   . La conversion de l’empereur Constantin en 312 constitue un tournant important : elle marque une intervention de plus en plus grande de l’Etat dans la vie civique, qui amène la division de l’Empire entre Orient et Occident. L’implosion de l’Empire romain d’Occident n’est pas due uniquement au sac de Rome par les Vandales en 410, mais également à un changement de définition de la légitimité politique, perceptible dans la somme publiée par Augustin entre 413 et 425, La Cité de Dieu. Il y retrace toute l’histoire de Rome depuis sa fondation par Romulus, en l’interprétant au prisme du dessein divin et de l’aboutissement nécessaire de cette histoire : le Jugement dernier. Ainsi, Rome n’est plus, comme chez Polybe, une instance exceptionnelle, mais une cité ordinaire, dont le rôle aurait pu être joué par d’autres : ce n’est plus la mémoire historique collective qui prime, mais le dessein divin. Augustin marque donc la fin d’une longue période où la légitimité politique se fondait essentiellement sur l’affirmation d’une continuité historique.

L’écriture très scolaire de ce livre recouvre donc une réflexion originale, qui repose sur une périodisation peu courante (en tout cas pour un lecteur français) et un souci constant moins de l’événementiel que de l’histoire du long terme. On pourrait cependant reprocher aux auteurs de ne jamais évoquer le statut paradoxal de ces références antiques dans notre environnement européen actuel : quel citoyen européen de nos jours peut situer précisément le mythe d’Europe et de Zeus ? Mettre en avant, notamment à l’école, cet héritage antique, ne pourrait-il pas répondre en partie à la désaffection que doit affronter l’Union Européenne aujourd’hui ? On espère voir ces questions abordées dans le dernier volume de la série, à paraître sous la plume de Ian Kershaw.