L’analyse comparatiste des dispositifs actuels de contrôle social, de criminalisation, et de répression, mis en place en France, en Europe et à l’international.  

Aux origines de ce livre se trouve la loi de rétention de sûreté adoptée en France le 25 février 2008. Qualifiée de "révolution" par certains pénalistes, cette loi permet de maintenir un condamné en détention, après exécution de sa peine, pour une durée d’un an, renouvelable indéfiniment, sur le seul critère de la "dangerosité". Le nouvel opus de Mireille Delmas-Marty, tiré des cours prononcés au Collège de France entre janvier et mars 2009 et d’un séminaire de recherche sur les politiques sécuritaires   , tâche de rendre compte de la logique sécuritaire dans laquelle vient s’inscrire cette nouvelle loi. Le durcissement pénal des dix dernières années s’est non seulement étendu à tous les domaines de la criminalité, mais se reflète, qui plus est, à toutes les échelles : nationale, régionale et internationale. Pour l’auteure, on ne peut donc pas dissocier la politique pénale française des dispositifs d’exception mis en place aux États-Unis et en Europe après les attentats du 11 septembre 2001. Il y a bel et bien homologie entre les luttes internationales anti-terroristes et la radicalisation des procédures étatiques de contrôle social.

 

Dans ce livre, l’érudition juridique et une solide culture philosophique sont donc mises au service de l’analyse des formes diffuses qu’emprunte la logique sécuritaire (des milices privées au bracelet électronique) aussi bien que des arrêts retentissants prononcés, ces six dernières années, par la Cour suprême des États-Unis d’Amérique   . Comme dans ses précédents ouvrages, qui portaient l’espoir d’un droit international qui ne soit ni impuissant ni hégémonique   , Delmas-Marty compare les différents systèmes juridiques entre eux pour en discerner les spécificités mais aussi les motifs communs, pour mieux saisir la manière dont les normes circulent, s’acclimatent et, parfois, se transforment. Mieux : se dégage de cette étude une anthropologie que l’auteure qualifie elle-même d’"humaniste" (une anthropologie qui n’est pas du droit, mais taillée dans le droit). Elle conclut ainsi sur le rêve d’un droit qui garantisse "l’égale dignité des humains" et sache dépasser l’alternative à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés, voire forcés, entre liberté et sécurité.

Dangerosité et sociétés de surveillance

Auparavant, la juriste aura démonté, un à un, les ressorts conceptuels des politiques sécuritaires, voire d’exception, aujourd’hui menées. Sont passées au crible de ses analyses les notions de "sûreté", de "sécurité", et surtout de "dangerosité", dont, à la suite de Jean Danet   , elle dresse une passionnante généalogie. Où l’on découvre les racines doctrinales, dans les années 1880-1890, de cette notion aux contours flous, par définition inévaluable, et qui, pourtant, a donné naissance à une rationalité actuarielle. Les experts, criminologues et statisticiens, croient en effet pouvoir mesurer les risques qu’un individu représente potentiellement. La dangerosité criminologique relève de "l’ensemble des facteurs environnementaux et situationnels susceptibles de favoriser l’émergence du passage à l’acte". Or, c’est avec une définition aussi faible que la criminologie prétend aujourd’hui pouvoir prédire le risque de récidive ! Pis encore, avec la loi de 2008, la dangerosité est devenue un concept détaché de l’infraction pénale, et légitime, après exécution de la peine, de nouvelles mesures de surveillance.


Le plan du livre repose sur un élargissement progressif de l’angle de vue, tout en rendant compte de la superposition des normes juridiques et des échelles d’action. Après cette première partie sur la "déshumanisation du droit pénal" que révèle le réemploi de la notion de "dangerosité", et sur la "radicalisation des procédures de contrôle" des individus (suivi socio-judiciaire, généralisation des fichiers, procédures d’internement des immigrés, etc.), Delmas-Marty change donc de focale et examine les dispositifs d’exception nationaux mis en place par les États souverains.

L’État de droit, colosse aux pieds d’argile

Elle établit une typologie des manières dont l’État de droit se trouve aujourd’hui mis à mal. Il y a "suspension" de cet  État de droit lorsque des circonstances exceptionnelles sont invoquées et que les règles d’organisation des pouvoirs publics ordinairement appliquées sont provisoirement suspendues, ce que permet par exemple le fameux article 16 de la Constitution de la Ve République. Il arrive que l’état d’urgence soit rendu pérenne, quand ce n’est pas permanent. Rappelons ici que certaines dispositions du non moins célèbre Patriot Act du 26 octobre 2001, ont été pérennisées, et les autres ont été prorogées pour quatre ans par une loi du 9 mars 2006.


Mais comme l'écrit Delmas-Marty, les États recourent bien plus fréquemment au "contournement" des règles de l’Etat de droit, une voie plus dangereuse d’une certaine manière, dans la mesure où "elle permet des ‘restrictions aux droits fondamentaux’ sans imposer les contraintes propres aux états d’exception ou d’urgence"   . Sont créés des circuits parallèles à la légalité, permettant d’enfreindre celle-ci de manière ciblée. Entre autres exemples, l’auteure donne celui de l’accord "Passenger Name Record ", qui autorise le profilage et le contrôle des passagers aériens. Ce genre de dispositifs transnationaux confond sécurité intérieure et sécurité extérieure en un même ensemble normatif d’exception.

Enfin, la privatisation du monopole de l’État sur l’exercice de la force publique et la militarisation de la justice sont les deux formes principales de "détournement" de l’État de droit. C’est ici le pullulement des sociétés privées de sécurité qui est en cause, notamment.

Une vingtaine d’années après le colloque qu’elle avait dirigé sur la question, Delmas-Marty clôt la deuxième partie de son livre en se demandant donc comment il est encore possible de "raisonner la raison d’État". D’un côté, les politiques libérales ont déçu, en montrant à maintes reprises qu’elles étaient soumises à la "raison d’État". De l’autre, les politiques autoritaires ont sans cesse manifesté une forme de "déraison d’État" (l’euthanasie des "anormaux" en est un exemple tristement célèbre). Elle estime que la Cour européenne des droits de l’homme peut jouer ce rôle. Celle-ci n’a-t-elle pas condamné le Royaume-Uni, en 1978, pour l’utilisation de techniques d’interrogatoire qualifiées d’"inhumaines" et "dégradantes" contre des Irlandais soupçonnés de terrorisme   ? La Cour européenne montre ainsi que les États ne peuvent agir impunément dans la lutte contre le terrorisme, quand bien même l’article 15  de la Convention européenne des droits de l’homme autorise des dérogations en cas de "danger public menaçant la vie de la nation [...] dans la stricte mesure où la situation l’exige"   . La juriste ferme donc son propos en rappelant les faiblesses, mais aussi les promesses, d’un droit en voie d’internationalisation, applicable, à terme, dans certaines cours, en particulier les TPI (Tribunaux pénaux internationaux).


Le rêve d’un "pluralisme ordonné"

Face aux nouveaux dangers planétaires, dont les frontières sont souvent intraçables (on pense au terrorisme), Delmas-Marty propose d’en finir avec l’alternative souverainisme / universalisme, pour croire en la possibilité d’un ordre juridique mondial, fondé sur l’harmonisation et l’hybridation des normes juridiques. Elle suggère la combinaison progressive et respectueuse des différents types de normes (nationales, régionales et transnationales), qui irait "au-delà du désordre né de la simple juxtaposition de systèmes nationaux", parce qu’elle "met[trait] en relation les différents niveaux d’organisation juridique". Dans le cadre de ce "pluralisme ordonné", "les différents ensembles normatifs sont reliés par des processus de mise en ordre, interactifs et évolutifs, qui esquissent la possibilité d’un ordre mondial plusieurs niveaux et à plusieurs vitesses"   .


Les Forces imaginantes du droit, dont le quatrième et dernier volume paraîtra en 2011, offraient la représentation d’un monde juridique composé de "nuages ordonnés". C’est bien cette utopie juridique que l’auteure retrouve ici, puisqu’elle fonde ses espoirs sur la possibilité d’une communauté de souverainetés et de responsabilités partagées, articulant les pouvoirs entre les divers niveaux de représentation, garantissant la qualité de ses juges, et intégrant les formes nouvelles de participation des citoyens.

Ce "pluralisme ordonné" qu’elle appelle de ses voeux trouve sa source dans la longue pratique de la méthode comparatiste qu’elle n’a cessé d’appliquer à l’extrême variété des systèmes de droit. Une méthode qui nous rappelle que les espaces normatifs sont loin de toujours correspondre aux États. Pour Delmas-Marty, c’est au droit international, dans ses formes les plus innovantes, qu’il revient, depuis soixante ans, de donner une existence juridique à l’universel. Peut-être a-t-il même vocation, ce droit superétatique, de "langage commun, de commune sagesse"   .

Les sceptiques invoqueront, comme l’auteure elle-même a la prudence de les souligner, les erreurs ou les faiblesses des cours pénales internationales. En dernière date, la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt contre Omar Al-Bachir, président du Soudan, resté sans effets, puisque les autorités soudanaises ont refusé de coopérer et qu’Al-Bachir court toujours, bénéficiant de la complicité de certains États. Quant aux historiens, ils regretteront sans doute qu’un travail généalogique approfondi ne soit pas mené sur d’autres notions que celle de dangerosité – on pense ici aux concepts de "sûreté" et d’ "exception". En l’occurrence, le comparatisme juridique ne donne malheureusement pas naissance au comparatisme historique – une fois encore, histoire, des catégories juridiques en particulier, et droit apparaissent bien distants l’une de l’autre.

Mais c’est dans un style toujours d’une grande clarté et un langage tout à fait accessible que la démonstration nuancée et la finesse d’analyse de Delmas-Marty se déploient, s’adossant à de précieux index (dont un recense toutes les décisions de justice mentionnées au cours de l’ouvrage). On reste admiratif devant une telle capacité à synthétiser, vulgariser, et éclairer ses concitoyens sur des enjeux aussi fondamentaux que maltraités par les essayistes et les faux prophètes