Une application extrêmement claire de la théorie analytique du droit d’origine italienne aux problèmes de la théorie constitutionnelle. 

Les Leçons de théorie constitutionnelle de Riccardo Guastini, professeur de droit constitutionnel et de théorie du droit à l’Université de Gênes, nous invitent à réfléchir de manière systématique sur la problématique constitutionnelle depuis le point de vue de la théorie analytique du droit. Les Leçons ont été traduites de l’italien par Véronique Champeil-Desplats, professeure de droit public à l’Université Paris Ouest-Nanterre La Défense, avec une longue présentation qui fournit des indices précieux permettant de situer la spécificité de la soit-dite "École de Gênes", école à laquelle appartient Riccardo Guastini, au sein de la théorie du droit italienne créée sous l’impulsion des travaux de Norberto Bobbio.


D’une manière générale, cette approche, préconisée et développée par Guastini dans une longue série d’écrits importants dont certains traduits en français, repose sur deux piliers. En premier lieu est mise en œuvre une méthode rigoureuse d’analyse conceptuelle permettant de décomposer les concepts utilisés dans le langage juridique courant et d’en réduire ainsi les ambigüités. En second lieu est adoptée une démarche à la fois descriptive et axiologiquement neutre, le souci épistémique principal étant non pas d’émettre un jugement de valeur sur l’objet "droit" ou de dire ce que le droit doit être du point de vue d’une théorie politique normative idéale, mais uniquement de décrire le droit "tel qu’il est". De la sorte, l’approche de l’"École de Gênes" présuppose qu’il est possible d’identifier le contenu du droit ou, si l’on accepte que le droit est un système de normes, le contenu des normes juridiques sans émettre de jugement de valeur, prémisse que d’autres approches, souvent qualifiées de jusnaturalistes, nient.


Il convient de remarquer que le titre du livre est légèrement trompeur. Loin de se borner à traiter des questions de théorie constitutionnelle, les Leçons sont à la fois une excellente introduction générale à la théorie analytique du droit et une application de cette théorie à des questions traditionnelles (telle celle afférente aux concepts de constitution et de souveraineté, à la théorie de la séparation des pouvoirs ou au débat entre monisme et dualisme relativement aux rapports entre le droit international et le droit interne) ou plus récentes (telle la nature du droit communautaire) de droit constitutionnel.


Dans les trois premiers chapitres Guastini construit de façon dense et systématique une théorie de la structure des systèmes juridiques largement inspirée des travaux de Kelsen, tout en s’en séparant sur un nombre de points. Pour n’aborder que celui qui nous paraît le plus important, selon l’auteur la théorie du droit n’a aucun besoin de supposer, comme le fait Kelsen, une "norme fondamentale" fondant la normativité du système juridique : c’est la Constitution historiquement première elle-même qui doit être considérée comme la norme fondamentale du système   . Il est pourtant clair qu’un tel choix laisse complètement en suspens ou même abandonne carrément la problématique de la normativité du droit, si chère à Kelsen, en tant que question portant sur le rapport entre certains faits sociaux et certains phénomènes normatifs. Si au sommet du système juridique se trouve un fait social, alors en vertu de quoi ce fait est-il en mesure de créer des droits et des obligations juridiques ? Malgré le fait que Guastini ne répond pas à cette interrogation dans les Leçons, il est permis de supposer qu’il pense qu’elle n’a pas lieu d’être : si par le terme "normativité" on entend le caractère obligatoire du droit, alors il paraît que Guastini croit que la science du droit n’a pas grand-chose à nous dire sur la normativité du droit en tant que normativité distincte de celle de la morale. Or, comme on l’a déjà suggéré, la science du droit telle que Guastini la conçoit est axiologiquement neutre et n’émet pas de jugement de valeur politique ou moral. Il s’ensuit que, de son point de vue, l’interrogation sur la normativité du droit est une fausse interrogation.


La mise en œuvre du cadre théorique introduit par Guastini pour appréhender un nombre de questions de théorie constitutionnelle est développée dans les chapitres 4 à 13. Sont ici traités de manière à la fois lucide et historiquement informée des sujets afférents à la notion de constitution, au concept d’État, au concept de souveraineté, aux rapports entre droit communautaire, droit interne et droit international, à la séparation des pouvoirs, au concept de constitutionnalisation, à l’interprétation constitutionnelle et à l’éthique du juge. Deux points méritent d’être soulignés. D’une part, l’exposé de Guastini se situe à un niveau fort abstrait et général, ce qui permet à l’auteur de proposer des analyses de concepts qui ne s’appliquent pas seulement à tel ou tel autre système juridique particulier, mais à tout système juridique disposant d’une "Constitution". D’autre part, l’objet "Constitution" est analysé uniquement du point de vue d’une théorie axiologiquement neutre et descriptive du droit. L’approche préconisée contraste alors singulièrement avec d’autres approches du droit constitutionnel, que ce soit en termes d’une "lecture morale" de la Constitution ou d’une tentative de situer juridiquement le phénomène constitutionnel en se servant des notions politiques.

 


Les développements sur les théories de l’interprétation constitutionnelle sont particulièrement intéressants mais aussi parfois contestables. Guastini soutient que l’interprétation constitutionnelle n’est en rien différente de l’interprétation juridique en général   et souligne que parmi les trois théories traditionnellement proposées pour appréhender l’interprétation en droit, celle des Lumières, qualifiée aussi de "formaliste", selon laquelle l’interprétation est "[…] un acte de connaissance qui consiste à découvrir le ‘véritable’ sens objectif des textes normatifs et qui nie donc le caractère équivoque et vague des énoncés normatifs" n’est "[...] soutenue par personne"   . Néanmoins, il nous semble qu’une telle présentation des courants formalistes ne reflète que très partiellement l’état du débat théorique actuel. En effet, si l’on compte parmi les formalistes les auteurs qui pensent qu’il existe une et seule "réponse correcte" à toute "question de droit" comme R. Dworkin, l’on s’aperçoit que la théorie formaliste est loin d’être complètement dépourvue d’adhérents prestigieux. D’un autre côté, il importe de souligner que le formalisme contemporain ne se fonde pas sur la prémisse douteuse que les textes normatifs ne disposent que d’un et unique sens linguistique. À la vérité, l’argument contemporain majeur en faveur du formalisme n’est pas un argument linguistique mais un argument évaluatif et, en dernière instance, moral. Selon les formalistes contemporains il convient d’opérer une distinction rigoureuse entre le sens linguistique des textes normatifs et le contenu juridique, en acceptant que la transition conduisant des textes normatifs au contenu juridique n’est pas uniquement une fonction des règles linguistiques en vigueur, mais surtout une détermination directe du contenu juridique par les valeurs morales objectives justifiant les pratiques juridiques. Ce sont alors ces valeurs et leur connaissance qui garantissent l’objectivité du droit ainsi conçu. Certes, il se peut très bien que les formalistes contemporains aient tort et que les valeurs morales ne soient pas objectives, mais alors il est impératif d’arguer en ce sens pour critiquer la thèse formaliste, les arguments linguistiques ne suffisant pas à eux-mêmes.


Des considérations analogues paraissent pertinentes en ce qui concerne la présentation par Guastini de la doctrine littéraliste en théorie de l’interprétation juridique. Selon l’auteur la doctrine littéraliste soutient que les textes constitutionnels doivent être entendus à la lettre "[...] c'est-à-dire selon les règles syntaxiques et sémantiques de la langue dans laquelle ils sont formulés"   . Or "les règles en question [...] ne sont pourtant pas toujours univoques [...] parce que beaucoup de termes ou de syntagmes que l’on trouve dans les textes normatifs sont utilisés soit dans le langage commun, soit dans le langage (relativement spécialisé) des juristes, et qu’ils admettent alors (au moins) deux interprétations distinctes, toutes deux littérales"   . Or il paraît que le partisan de l’interprétation littéraliste dispose de plusieurs réponses. En premier lieu, il peut soutenir que l’interprétation littéraliste ne concerne qu’une partie, peut-être la partie la plus importante, d’une doctrine plus générale de l’interprétation juridique et qu’à chaque fois qu’elle ne suffit pas pour établir le sens des textes normatifs il convient de se référer à d’autres doctrines, comme par exemple à l’interprétation intentionnaliste. En deuxième lieu, le partisan de la doctrine littéraliste peut faire valoir que c’est le recours non pas à la sémantique mais à la pragmatique, voire au contexte d’énonciation et d’adoption des textes normatifs, qui permettra le plus souvent de choisir la signification linguistique qu’il convient d’attribuer aux textes interprétés. Enfin, le partisan de l’interprétation littéraliste peut opter pour une sémantique réaliste et anti-conventionnaliste, en soulignant que le contenu des concepts contenus dans les textes normatifs n’est pas fourni par des règles ou des conventions linguistiques mais par la véritable nature des entités ou des propriétés auxquelles les concepts font référence, ce qui garantit un haut degré d’objectivité dans l’attribution de contenu sémantique.

Comment expliquer ces points aveugles des Leçons ? Certes, d’un côté l’on peut mettre l’accent sur le fait que les Leçons sont un livre relativement court qui ne peut analyser en détail toute question de théorie constitutionnelle. Mais, d’un autre côté, il nous paraît que les raisons sont plus profondes. Aussi des éléments de réponse sont-ils fournis par Véronique Champeil-Desplats qui note dans sa présentation que l’épistémologie de Riccardo Guastini "repose sur deux piliers : le non-cognitivisme éthique et la neutralité axiologique"   . Fidèle au leitmotiv du positivisme juridique selon lequel auctoritas et non veritas facit legem, Guastini ne paraît pas considérer très sérieusement l’idée que les doctrines jusnaturalistes contemporaines, surtout sous leur forme dworkinienne, méritent une attention plus prononcée. Son non-cognitivisme éthique semble ainsi exclure d’entrée de jeu toute tentative de fonder l’objectivité du droit sur l’objectivité des valeurs morales et politiques, qui sont appréhendées comme dépourvues de valeur de vérité. Mais les succès actuels des doctrines du réalisme moral, doctrines qui sont très en vogue dans le contexte de la discussion théorique anglo-saxonne en philosophie morale, pourraient éventuellement, si elles se répandaient sur le Continent, amener à une remise en cause de ce type de stratégie argumentative, en contraignant les adeptes du positivisme ou du réalisme juridiques à défendre leurs positions en entrant dans le champ complexe et controversé de la méta-éthique