De la terrasse du Café Vauban à l'atelier des architectes du Roi-Soleil, retour sur les différents conflits qui ont abouti à la construction des Invalides.

Le 18 juin prochain, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’Appel du Général de Gaulle, les Parisiens sont invités à se rendre sur l’Esplanade des Invalides pour assister à un "grand spectacle multimédia" qui transformera le vieil édifice en un gigantesque écran de projection. On imagine déjà la foule agglutinée sur les pelouses habituellement interdites et les milliers d’yeux braqués sur ce monument un peu oublié.

Doit-on voir dans ce spectacle l’événement inespéré qui permettra au grand public de se passionner – le temps d’un son et lumière – pour l’architecture du XVIIe siècle ? C’est peu probable. Plus que l’Hôtel des Invalides lui-même, ce sont les images que l’on y projettera qui feront écran ce soir-là. Paradoxalement, alors que tous les regards seront tournés vers celui-ci, peu nombreux seront ceux qui verront les particularités architecturales du lieu.

C’est pourquoi nous voulons inviter le lecteur – peut-être spectateur par ailleurs – à s’équiper du dernier ouvrage de l’historien Pierre Schneider. À l’instar des lunettes filtrantes que l’on distribue lors des éclipses solaires, cet essai l’aidera précisément à ne pas être ébloui par cette trompeuse imagerie. Il lui permettra d’explorer l’envers de ces jeux d’ombres et, par là même, de connaître véritablement l’histoire complexe de cette architecture complexe.
 
Un manuel du bien voir en architecture
 
Un désaccord parfait – Hardouin-Mansart aux Invalides est d’abord un manuel d’observation. Si les quelques photographies que Pierre Schneider glisse à la fin de son ouvrage sont assez mal reproduites, ce n’est sûrement pas accidentel : il faut aller voir. Son livre n’est pas un livre d’images, mais une invitation à la promenade. Il trace des parcours visuels.
Ainsi, la rue Dupont-des-Loges dans le 7e arrondissement, la rue Lecourbe ou la rue Alexandre Cabanel dans le 15e arrondissement sont autant de cadrages que l’auteur nous propose d’aller éprouver physiquement. Toutes tournées vers les Invalides, ces percées orientent notre lecture du bâtiment. À peine visibles derrière la Concorde, plus qu’imposants à la terrasse du café Vauban, les Invalides se métamorphosent au fil de la marche.

Dans Le Dôme des Invalides – Hallucinations, un texte particulièrement humoristique qu’il écrit en 1832, Honoré de Balzac nous confie d’autres visions, plus personnelles. Après un repas mondain, l’écrivain, complètement aviné, en vient à croire que "ce coquin de Dôme" l’a pris en amitié et qu’il le poursuit partout où il va : "Peut-être, écrit-il, étais-je arrivé dans ma vie à un développement moral, à un pouvoir surnaturel, et peut-être avais-je le pouvoir d’attirer les dômes". Dans la mesure où il se réfère souvent à ce récit halluciné, Pierre Schneider prend le soin de le rééditer, dans sa totalité, à la fin de son propre essai.
 
D'impossibles questions de soudure
 
S’il nous fait traverser Paris, s’il nous fait partager ses explorations spatiales, celles de Balzac et de Hugo, l’auteur nous transporte également à travers le temps. En bon historien, il revient sur ce qu’il appelle "l’histoire bifide des Invalides".
 
En effet, rappelons avec Pierre Schneider que les Invalides sont l’œuvre de deux hommes, de deux grands architectes qui vont se succéder et d’un unique commanditaire – non moins fameux puisqu’il s’agit de Louis XIV en personne. L’Hôtel des Invalides est signé Libéral Bruant, et l’église du Dôme, Jules Hardouin-Mansart. La première série de bâtiments, la plus importante partie du monument, émerge en dix ans à peine, entre 1670 et 1680. Commencée immédiatement après, la construction de l’édifice religieux s’étendra sur près de trente ans. Elle ne sera vraiment achevée qu’à la fin de la première décennie du XVIIIe siècle.
Au fond, c’est cette étonnante différence que Pierre Schneider tente d’expliquer dans Un désaccord parfait. Pourquoi la construction de cette église va-t-elle durer si longtemps ?
 
Premier sur les lieux, Bruant répond à la commande du Roi-Soleil sans aucune difficulté majeure. La seule question qui peut-être le fait buter un peu, c’est justement celle de la place que doit tenir le souverain dans cet asile militaire : "De ces soldats, il est le chef ; à cet asile ils sont en quelque sorte assignés – pas lui. Il y est chez lui, mais il y vient en visiteur. Comment signifier d’un même geste architectural cette complicité et cette différence ?", écrit Pierre Schneider. Un simple bas-relief résoudra bien vite ce problème et la construction de l’ensemble ne sera, en réalité, jamais vraiment freinée. Hôpital, réfectoires, logements, ateliers et église des Soldats investissent en peu de temps la grille géométrique que l’architecte a tracée sur la plaine de Grenelle, alors faubourg de Paris. À l’image de la hiérarchie militaire, le traitement des façades est sévère : "Dans la cour royale, arcades, piliers et fenêtres sont au garde-à-vous".

Pourtant bien parti, le projet trébuche vers 1676, lorsque Bruant se voit retirer la direction des travaux au profit de son adjoint Jules Hardouin-Mansart. Dans cet essai, cette mise à l’écart politique – déjà beaucoup discutée – ne fait pas l’objet d’une étude approfondie. Seuls les problématiques architecturales y sont mises en avant. Ainsi, l’église des Soldats de Bruant ne satisfait pas le roi : "Si l’église des Soldats convient aux soldats, n’est-elle pas indigne du Roi-Soleil ? Ce qui est sûr, c’est qu’il veut son église". 
 
Le calvaire de Jules Hardouin-Mansart commence avec ce caprice royal, le projet de cette seconde église, toute dédiée au souverain de droit divin. L’architecte, second sur la liste, doit réussir à créer des différences notables entre les deux sanctuaires tout en les associant dans un tout harmonique, déjà bien amorcé par Bruant. "Rien ne devra permettre de confondre la future église du roi avec celle […] des soldats", mais ces deux constructions devront toutefois être raccordées, ou plus précisément, tout de même être accordées. Quête impossible que Hardouin-Mansart ne mènera à bien qu’après d’interminables efforts et d’innombrables ruses architecturales. Projet insensé et aliénant que Pierre Schneider retrace de manière synthétique.
 
Au final, on pourrait dire que, dans cet ouvrage, il est davantage question de greffe et de soudure que d’architecture. L’historien parle à ce propos du laborieux "mariage du deux-en-un" qui s’opère dans les recherches de l’architecte de Louis XIV. Dans le dessin de la façade de l’église du Dôme, véritable "masque pour deux têtes", dans l’érection de ce Dôme d’une "altitude inhabituelle" jusque dans le pavage du sol, depuis effacé par l’arrivée des cendres de Napoléon, Hardouin-Mansart met brillamment en œuvre une série de "coïncidences visuelles" et crée "un jeu subtil de poids et de contrepoids, de contradiction et de compensations".
 
Ainsi, parce qu’il revient clairement sur "les conflits successivement surmontés qui constituent l’histoire des Invalides : incompatibilité de l’antique et du moderne, de l’horizontal et du vertical, du cubique et du sphérique, de l’immobile et du mouvant", l’ouvrage de Pierre Schneider est la meilleure projection que l’on puisse faire sur l’édifice, et cela même un 18 juin