Une analyse historique de l’aménagement d’une métropole en devenir, le Chicago du début du XXème siècle. Un ouvrage dense et passionnant.

* Une autre critique de Chicago 1910-1930. Le chantier de la ville moderne a été publiée sur nonfiction.fr.

 

Dans cet ouvrage auréolé du prix de la ville à lire 2010, Jean Castex analyse l’émergence du modèle urbain contemporain de Chicago à travers l’étude des périodes 1910-1930, fondatrices et déterminantes. Ville avant-gardiste et capitale de l’exportation de céréales, Chicago connaît au début du XXème siècle une croissance démographique importante qui incite les élites à organiser et réguler l’évolution chaotique de la ville. Le "plan Burnham" élaboré lors de la période 1906-1910 vise alors à rompre avec la ville du laisser-faire et sera mis à l’épreuve du réel entre 1912 et 1935.

Historien de l’architecture et docteur en urbanisme, l’auteur recherche et analyse avec acuité les moindres détails des transformations qui ont forgé la ville moderne, tout en focalisant cependant son étude sur les transformations spatiales et architecturales du centre-ville. Il ignore de fait les mutations sociales qui touchent Chicago à cette époque. S’inscrivant dans les traces de l’architecte italien Gianfranco Caniggia, Jean Castex propose une "lecture" typologique de la ville, car "lire les bâtiments, lire une ville rendue mobile par son évolution (…) veut bien dire chercher à comprendre leur structure". Outre l’abondance de documents d’archives, la profondeur de l’analyse architecturale tient notamment au fait que l’auteur étudie séparément l’évolution des différentes structures résultant du "plan Burnham", les gares, les boulevards à étages, la rivière et les gratte-ciels. Mais au-delà d’une description formelle de l’évolution des structures urbaines, et c’est ce qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage, l’auteur analyse les mutations dans les manières de concevoir et de faire la ville, tant au niveau des rapports de forces entre les acteurs qu’aux négociations politiques ou qu’à la conception architecturale.


Le rêve d’une ville moderne


Dans une première partie, l’auteur détaille l’émergence et la conception du plan qui guida durant une trentaine d’années les aménagements du centre-ville. Ce "plan Burnham", initialement d’origine privée puisqu’il répond à une demande du Commission Club, un regroupement de banquiers et d’hommes d’affaires, vise à réorganiser le plan fondateur de la ville, instauré en 1830 et de plus en plus inadapté aux enjeux du XXème siècle. La vision urbaine de Burnham rejoint celle de Pierre Hénard à propos de la Ville de l’Avenir, qui ne peut naitre "que d’une transformation (de) la rue et (de) la maison, ces éléments constitutifs primordiaux de la Cité". La ville de l’avenir est alors "une ville de superposition, d’une complexité plus grande qui touche à la fois son sol multiplié et ses édifices modernes tirés en hauteur".

Cernées par le lac Michigan à l’est, par la rivière Chicago à l’ouest et au Nord ainsi que par la forte densité des voies de chemin de fer, les possibilités d’extension du centre des affaires (le loop) se trouvent particulièrement limitées au regard des ambitions commerciales et économiques qui agitent la ville. Il s’agit par ailleurs d’une époque où la classe moyenne s’enrichit, devient avide de confort et incite elle-même à la modernisation de la ville. De fait, le contexte économique des années 1910 auquel s’ajoute la croissance démesurée de la population et du taux de motorisation, voit l’urgente nécessité de passer du plan théorique à la mise en marche effective de la modernisation urbaine.

Ce "plan Burnham" qui oriente clairement une recomposition de la ville vers des intérêts capitalistes deviendra à force de propagande et de pression sur les différents acteurs de la ville un plan public, officialisé en 1909 par la création de la Chicago Plan Commission, présidée par Walker Moody. Jean Castex révèle alors l’importance de Chicago sur l’échiquier mondial de la réflexion urbaine, les influences qui orientent la conception du plan ainsi que l’innovation pluridisciplinaire dont sa mise en œuvre fait preuve. Car pour Moody, "le planificateur moderne n’est plus seulement un architecte ; il est un personnage composite – architecte, ingénieur, promoteur, journaliste, éducateur, conférencier, juriste et, par-dessus tout, diplomate".

La mise à l’épreuve du plan au réel


L’enjeu de la réalisation du plan est alors de créer de l’espace constructible dans un centre-ville réduit à un kilomètre carré et d’organiser un réseau qui puisse juguler en un si petit espace un nombre croissant de flux. Or, selon Jean Castex, la rivière joue un rôle particulièrement structurant dans ce projet de modernisation car "l’élément géographique oriente le devenir de l’histoire morphologique". Attirant aux alentours des années 1850 de nombreuses industries et activités marchandes, la rivière devient rapidement congestionnée et les activités du loop se sont progressivement retranchées derrière les entrepôts qui la bordent. Le "plan Burnham" visa justement à réintroduire la rivière dans le loop, à réutiliser la rivière comme élément de "suture" entre les deux parties de la ville. Cela passe alors par une modification des tracés des voies de chemin de fer, par la construction de ponts mais aussi par la mise en place de droits aériens qui vont permettre de construire des gratte-ciels le long des rives.

Un des fils directeurs du plan est le projet de la monumentale gare de l’Union sur la rive ouest de la rivière. Le chantier qui démarre en 1915 pour environ 25 ans est colossal et l’auteur à qui aucun détail ne semble échapper nous révèle les difficultés judiciaires, techniques et politiques qui l’ont accompagné. Outre la fluidification des réseaux souterrains et ferroviaires, un des enjeux de la construction de cette gare est l’utilisation de droits aériens qui permet de construire la ville moderne. Car la ville compte reprendre ses droits sur les rails qui monopolisent une partie considérable de l’espace urbain central. Inspirés par la gare de Grand Central City à New-York, les aménageurs y conçoivent une dalle recouvrant les rails sur laquelle naîtront des buildings tels que la Tribune Tower (1926), le Merchandise Mart (1927-1931), le Daily News (1928-1929), etc.

Vers une ville de superposition

Les droits aériens vont alors constituer un enjeu capital dans le renouveau de Chicago. Avec une technique appropriée, les dalles recouvrant les voies ferrées deviennent propices à la création de gratte-ciels. Les revenus tirés de cette exploitation aérienne permettent de combler les dépenses pour les réseaux en sous-sol. Ces droits, attribués par la Chicago Union Station, en imposant des réserves de passage en sous-sol ou dans les réseaux, révèlent les nouvelles possibilités d’usage de la dalle, entre public et privé. Ce contexte structurel oblige les architectes à imaginer de nouvelles manières de concevoir les gratte-ciels sur un sol plein de tunnels, et sera source de riches innovations architecturales que décrit minutieusement l’auteur dans une partie dédiée aux gratte-ciels. Ainsi, la rive reconquise devient bordée de gratte-ciels et d’entrepôts commerciaux, dessinant un modèle urbain dont s’inspireront de nombreuses autres villes.

Mais l’originalité de l’aménagement provient également de l’habile combinaison entre l’usage de ces droits aériens et les voies à étages qui voient progressivement le jour le long de la rivière. Face au nombre croissant d’engins motorisés qui chaque jour pénètrent dans le centre, il devient urgent d’agir. Les projets de voies à étages qui séparent les flux répondent à cet enjeu. Ainsi se dédoublent progressivement Wacker Drive, Outer Drive et Michigan Avenue tandis que se multiplient les ponts reliant les deux rives. Là encore, les ingénieurs innovent en concevant un plancher aérien en métal de plus de 2,5 hectares sur lequel se déplacent les piétons. Les cinq kilomètres de voies à étages font alors partie d’un réseau de voies rapides qui contournent le loop, annulant l’effet de coupure de la rivière. Est également évoquée par l’auteur l’existence d’un réseau pour les marchandises constitué en 1933 de plus de 100 km de tunnels à douze mètres de profondeur. Relié à quatre stations centrales qui remontaient les marchandises en surface, ce réseau a constitué un rôle important dans le fonctionnement commercial du loop. Les années 1930 marquent alors l’achèvement de travaux qui ont vu passer le plan Burnham du papier à une réalité élevant Chicago au rang de "ville de l’avenir". Chicago est ainsi devenue une ville de superposition qui a su jouer des contraintes spatiales pour effectuer une incroyable modernisation.

Au terme de la lecture, le lecteur regrettera peut être que l’auteur n’ait pas pris en compte les profondes mutations sociales qui touchaient la ville à cette même époque ainsi que l’évolution du rapport des individus à leur environnement urbain. Ces transformations, à l’origine du courant de l’école de sociologie dite "de Chicago", autour de Robert Park ou Louis Wirth, alors en pleine effervescence, ont clairement eu un impact sur l’évolution de la ville mais sont à peine évoquées. Mais hormis ce détail, force est de reconnaître que Jean Castex parvient habilement à nous offrir au fil des pages une vision globale, au sein de laquelle s’organisent, se relient et prennent sens les différents projets étudiés. Grâce à l’abondante présence de documents d’archives, de dessins et de cartes, le lecteur voit Chicago se métamorphoser. Ce fascinant ouvrage nous révèle ainsi les audaces des architectes, des aménageurs et des ingénieurs qui ont transformé le Chicago du début du XXème siècle. Une audace dont certains urbanistes devraient aujourd’hui s’inspirer