Un recueil d'aphorismes contre la société productiviste.

La décroissance, avant d’être une doctrine, est une pratique. En reconnaissant qu’une croissance infinie est impossible dans un monde fini, ses partisans tentent de réduire leur consommation et leur production. Cela concerne évidemment les principaux responsables des diverses pollutions, visibles ou invisibles, qui ne sont pas d’hypothétiques Chinois menaçants, mais bien les pays Occidentaux – les USA en tête – qui consomment à eux seuls 80 % des ressources mondiales, et rejettent, par tête de pipe, bien plus de CO2 que n’importe quel habitant des pays dits "en développement".

Une pratique individuelle, donc, qui peine à faire doctrine, dans la mesure où tel serait d’ailleurs son souhait. Elle ne manque pourtant pas de fondateurs de talent – de Nicholas Georgescu-Roegen à Ivan Illich, en passant par Jacques Ellul ou François Partant. Quant aux représentants les mieux connus de la seconde génération, tels que Serge Latouche, Paul Ariès ou Vincent Cheynet, ils sont à Nicholas Georgescu-Roegen ce que Jules Guesde a été à Karl Marx en France : à savoir, d’habiles propagandistes. De publications en publications, les problèmes que soulève cette doctrine nébuleuse semblent plutôt perdurer que trouver une solution.

Et alors ? C’est bien parce que les ennemis de la décroissance voudraient qu’elle livre une solution englobante à tous les problèmes de la société actuelle qu’on lui reproche de laisser toujours dans l’ombre telle ou telle question. Si on la considère pour ce qu’elle est, une pratique faite doctrine, inégale, contradictoire à bien des égards, on y trouve alors une substance : celle d’une critique radicale de la société capitaliste, mais qui n’a pas – pas encore ? – vocation à être un programme de pédagogie politique.

Un manuel d'objecteur de croissance ?

Toutes ces contradictions se retrouvent dans l’ouvrage de Jean-Luc Coudray, au titre évocateur – L’Avenir est notre poubelle. Bien que son auteur se soit présenté aux élections législatives de 2007 en Gironde pour le Parti Pour la Décroissance, et ait obtenu près de 1 % des voix, il ne s’agit en rien d’un programme partisan.

Le livre de 140 pages qu'il publie est un court recueil de poésie, d’aphorismes, de rêveries sur la société productiviste et ses dysfonctionnements. Son auteur, qui dessine et écrit depuis bientôt trente ans dans de nombreux revues et livres, persiste et signe dans une forme qu’il maîtrise bien et qu’il revendique, la forme courte. Le livre se présente comme une suite de petits articles qui existent pour eux-mêmes, et peuvent être lus séparément. Ce qui guide l’écriture, c’est "le biais de la sensibilité", comme le souligne l’auteur sur son site internet. Sous peine d’être déçu, il ne faut donc pas y chercher un manuel du parfait objecteur de croissance ; mais chaque page regorge de formules habiles et percutantes, qui rythment cette rêverie aux contours flous.


Sortir de l’ornière

La décroissance a un objectif clair : sortir de l’ornière productiviste, de la croissance infinie qui, irrémédiablement, nous mène tous vers la catastrophe. C’est donc avant tout une doctrine critique, et mise à part dans quelques ouvrages   , elle ne propose pas de solutions globales. Cela ne l’empêche pas, malgré sa relative jeunesse, d’être elle-même enlisée dans ses propres ornières, que ses détracteurs sont trop heureux de pouvoir exploiter.

Le livre de Jean-Luc Coudray – lecteur de Ivan Illich et de Jacques Ellul – n’en évite quasiment aucune. On peut isoler trois problèmes qui se répètent systématiquement dès que l’objection de croissance se couche sur papier : une tentation élitiste, un flou spirituel, une simplification des phénomènes économiques.
 
Une tentation élitiste

L’image est simple et provocante : les “décroissants” sont de petits privilégiés qui, ayant profité de tout, décident de revenir à l’âge de pierre et d’imposer leur démarche à des gens qui, eux, n’ont rien. Les détracteurs du mouvement, pensent ainsi réutiliser à peu de frais, en le détournant, le soupçon de “déviation petite-bourgeoise”. Le problème n’est pas là.

Comme toujours, il réside dans la représentation des acteurs, et sans rentrer dans la veine polémique des “quartiers de plèbe” (équivalents prolétaires des “quartiers de noblesse”) que se disputent une droite et une gauche qui se veulent plus populaires que le peuple, on peut raisonnablement reprocher à de nombreux courants de la décroissance une vision condescendante du petit peuple.

Jean-Luc Coudray ne fait malheureusement pas exception à la règle. Lorsqu’il écrit, dès les premières pages, qu’il est “sans cesse interrompu par les intrusions du laid, du prétentieux, du vulgaire”   , et que “l’indifférence de la majorité à la laideur l’agresse également”   , on aimerait lui demander qui fixe les canons de la beauté, et les limites du vulgaire ? Entre les lignes émerge l’image très présente dans les ouvrages de la décroissance de l’homme du peuple, insensible aux appels de l’avant-garde anti-consommation, qui passe son samedi au Supermarché à bourrer son caddie de nourritures et de gadgets.

Dans un mélange des genres absolus, le livre qui veut critiquer la production sérialisée du capitalisme, en vient à encenser la bonne vieille hiérarchie du temps passé : “Autrefois, l’écrivain de génie nous était aussi inaccessible qu’un président aux manières magistrales. La grandeur de l’homme de lettres reflétait l’importance de la population”   . La simplicité volontaire n’a toujours pas réglé le problème de sa relation ambigüe à la société de masse.


Un flou spirituel
 
Deuxième élément sur lequel j’avais déjà attiré l'attention dans un article précédent, la frontière qui sépare la décroissance d’une espèce de mystique n’a jamais été aussi fine.

De la critique du productivisme, le livre glisse sans cesse vers une tentative de rédemption de l’homme aliéné. Utilisant sans cesse le terme de “nature”, dont on se demande bien ce qu’il désigne exactement aujourd’hui, le livre revendique un catalogue de valeurs héritées de la religion ou d’une forme de spiritualité proche de la morale : “Lorsque, par défaut d’éducation ou de spiritualité, les transcendances artistiques ou religieuses ne sont plus possibles, la bêtise reste une forme de transcendance”   . Les questions que soulève l’auteur se tournent ainsi vers le “sacré”   , “l’être profond”   , “la sensibilité intérieure”   , pour conclure que “l’homme aime naturellement les dieux qui le dépassent…”   . La boucle est bouclée lorsqu’on lit qu’ “il y a des gens doués pour le bonheur (…). Ce sont des saints laïcs, des poètes, des chanceux”   .

Du discours d’un Georgescu-Roegen, qui était économiste, on frôle le recyclage parfois malheureux du pire de la bigotterie new age, fascinée par un orientalisme qui aurait compris l’homme dans son unité, alors que l’Occident se fourvoie dans l’individualisme et la division. La télévision devient ainsi responsable de “l’émiettement de la nation et [de] celui de l’individu”   .

Une simplification des phénomènes économiques

Dernier problème, la réduction de l’économie à sa plus simple expression. Pourtant, il y a quelque chose de très salutaire à dé-complexifier le discours économique. Voilà trente ans déjà qu’on apprend à tout un chacun à ne pas trop se soucier d’elle, tant elle est difficile à appréhender – une affaire d’experts, en somme.

Ce hold-up intellectuel de la fin de siècle permet à ceux qui détiennent la majorité du capital de ne pas s’inquiéter : traders et banquiers nagent dans des eaux complexes, la crise est toujours imprévisible, ses effets inattendus. Celui qui n’est pas titulaire d’un Master 2 d’économétrie financière comparative n’a pas son mot à dire. Mais les objecteurs de croissance qui s’improvisent critiques économiques le font souvent de manière caricaturale. Ils oublient la complexité du système économique capitaliste, qui est avant tout un rapport social dans sa globalité.
 

Ainsi, quand l’auteur parle du libéralisme   ou de l’endettement   , on peine à y voir une clarification. Cela fournit un argument à ceux qui jugent la décroissance complètement utopique économiquement. C’est trop souvent oublier que si la décroissance appelle à “devenir rapidement paresseux”   , quelles qu’en soient les conséquences économiques et sociales, c’est qu’il vaut mieux le faire de manière volontaire, aménagée et soutenable, que forcé et contraint par les catastrophes que produira inévitablement la fuite en avant du système productiviste.


Une poésie impertinente

Jean-Luc Coudray n’avait certainement pas pour projet de donner une réponse à ces questions qui traversent le mouvement décroissant. Les problèmes restent donc intacts. Son projet était de chercher à savoir “comment la folie productiviste s’exprime dans la forme des objets, dans les décors urbains, dans le choix des mots”   . Avec plus de vingt ans d’expérience dans le bon mot, le trait d’esprit et la formule poétique, Jean-Luc Coudray compense largement l’aspect éparpillé de son livre par un sens de la formule à toute épreuve.

Les aphorismes de l’ouvrage sont porteurs d’images, de métaphores colorées et talentueuses, qui donnent à voir sans détour l’absurdité du système productiviste actuel. C’est une véritable réussite à ce titre. Avec malice, Jean Luc Coudray compare les habitants de banlieue pavillonnaire à leur nain de jardin : ils essayent, en intégrant ses petites statuettes, de faire passer leur petit morceau de pelouse pour un “paradis”   , d’agrandir ce jardin de maquette aux dimensions d’une jungle qui n’existera jamais.

Le livre fourmille de trouvailles et de formules. La banlieue devient un “camping de luxe” pour pavillons, confusion entre “la vraie maison et le mobil-home”   . L'Internet est obèse, clignote de toute part “comme une ambulance” et se “démultiplie comme une bombe à fragmentation”   . Les idées sont bien trouvées, poussent à la réflexion : “Une carte routière pourrait donner l’impression d’un réseau veineux qui irrigue le pays. Elle montre plutôt un grillage”   .

C’est là que l’ouvrage puise sa sève, dans ces formules courtes et savoureuses. Un échantillon : “Le fait que nous puissions calibrer notre empreinte écologique en nombre de planètes montre bien déjà ce qu’est devenue notre Terre”   ; ou encore : “La nature sera alors défendue par l’homme, non parce qu’il aura découvert la beauté, mais parce qu’elle aura la taille de son cahier comptable”   . Pas de solution, pas de programme ; les références à la décroissance sont relativement rares. Le livre se dévoile comme un lent amalgame des critiques de la société de consommation, situationnistes, anti-publicitaires, marxistes, qui coagule autour d’un petit compte absurde effectué sur un système bien plus absurde encore.

Chaque article se rapproche d’un dessin. Et l’ouvrage de Jean-Luc Coudray ressemble bien plus à une planche de gravure absurde – à la Topor ou à la Ungerer – qu’à un recueil de doctrines. Le système de croissance tend vers nous, au détour de chaque page, son sourire froid et carnassier. Jean-Luc Coudray aurait peut-être mieux fait de pousser son univers pictural et textuel vers cette poésie, plutôt que vers les débats un peu stagnants de la sphère décroissante, mais le résultat ne manque pas d’humour. Et dans un monde où le “profit est tellement sérieux”   , ce n’est pas du luxe