Dans ce recueil d'articles et de discours, Jorge Semprun mêle intimement ses souvenirs personnels à sa réflexion sur la politique et le destin de l'Europe.

A l'occasion de la parution d'Une tombe au creux des nuages. Essais sur l'Europe d'hier et d'aujourd'hui (Flammarion/Climats), Jorge Semprun a accordé un entretien à nonfiction.fr, dans lequel il revient sur sa vie d'écrivain et d'homme politique, profondément marquée par l'expérience des totalitarismes et la diversité culturelle et intellectuelle du continent européen.

 

dann habt ihr ein Grab in den Wolken da liegt man nicht eng
alors vous avez une tombe au creux des nuages, on n'y est pas couché à l'étroit…


Ces vers   du poète juif Paul Celan qui donnent son titre au dernier livre de Jorge Semprun nous rappellent qu'il est l'un des grands témoins du XXe siècle. Exilé en France à cause de la guerre d'Espagne, il entre dans la Résistance puis est déporté à Buchenwald. Ces événements nourriront toute son œuvre, depuis Le grand voyage jusqu'à L'Ecriture ou la vie. Mais son expérience de la déportation n'est pas tout : Semprun a aussi connu l'engagement puis la désillusion communiste. Après la guerre, il intègre le Parti Communiste clandestin en Espagne avant d'en être exclu dans les années 1960. Il travaille alors, avec Costa-Gavras et Yves Montand, à des films comme Z ou L'Aveu, qui dénoncent tant les dictatures de gauche que de droite. Par la suite, il participera au gouvernement socialiste de Felipe Gonzalez en Espagne, au moment de la chute des régimes communistes d'Europe de l'Est. Ce sont toutes ces expériences qui viennent donner de la chair aux articles et aux discours, écrits entre 1986 et 2005, qui composent ce recueil. Qu'il s'adresse à un public autrichien, israélien, ou surtout allemand, Semprun mêle intimement ses souvenirs personnels à sa réflexion, qui porte généralement sur la politique et le destin de l'Europe. Au cours d'une surprenante scène   , Semprun se souvient d'être allé méditer, peu après la libération de Buchenwald, en 1945, auprès de l'arbre de Goethe, près du camp, et de s'y être réconcilié en pensée avec la grande culture allemande classique. Buchenwald devient alors indissolublement le lieu d'une initiation personnelle à la réconciliation et un symbole très fort de l'Europe. En effet, comme Semprun y insiste à plusieurs reprises, l'ensemble symbolique formé par le camp et par la ville voisine de Weimar est un résumé de la situation de l'Europe entière : le souvenir de l'héritage humaniste dont participent Goethe et Schiller s'y oppose à la présence du totalitarisme nazi, mais aussi du totalitarisme communiste, puisque les communistes ont continué à utiliser le camp quelque temps après 1945. Chez Semprun, le témoignage n'est donc pas strictement personnel, il a une portée collective. Il est un devoir envers les morts, envers ceux qui ne peuvent plus témoigner. Ce devoir consiste à transmettre la mémoire aux nouvelles générations, mais il a un sens actif et positif : c'est la défense de l'héritage humaniste et démocratique de l'Europe et la critique de tous les totalitarismes. Jorge Semprun ne se veut pas victime mais se voit "comme un combattant et un compagnon d'armes des antifascistes allemands"   . Le témoignage participe de ce combat, il est une exigence de pensée.

Semprun s'attache donc dans ces discours à penser le bilan de l'Histoire européenne du XXe siècle, mais il le fait en véritable écrivain, à travers des récits. Dans ces textes, on retrouve en effet le Semprun autobiographe, comme le Semprun romancier. On entend souvent l'écho de L'Ecriture ou la vie. Semprun n'oppose jamais le témoignage et la fiction. Celle-ci lui apparaît comme un élément désormais indispensable à la transmission de la mémoire : "Seule la littérature peut endosser cette mémoire à l'adresse des générations suivantes. Et la rendre vivante à nouveau…"   De même, Semprun n'oppose jamais la pensée de dimension philosophique et le récit. Si les grands penseurs du XXe siècle européen jouent un grand rôle dans ce livre, c'est autant à travers leurs ouvrages qu'à travers de petites anecdotes significatives tirées de leurs vies. A l'image de Milan Kundera, Semprun sait faire comprendre les mouvements de l'Histoire aussi bien avec des concepts qu'avec de simples récits de petits faits ou de choix existentiels. La culture européenne apparaît alors comme un grand roman dont Kafka, Mahler et Freud seraient les héros parmi d'autres. Retenons deux anecdotes particulièrement significatives parmi les multiples que nous conte Semprun. La première concerne Erich Muhsam, un poète et révolutionnaire allemand : les SS, après l'avoir torturé, le livrent à un chimpanzé, "croyant que le chimpanzé va continuer à le torturer, mais le chimpanzé embrasse le poète juif et le cajole. Alors on torture le chimpanzé et on l'abat."   Semprun donne ainsi bien à comprendre la brutalité non pas bestiale, mais dénaturée, des nazis, et leur terrifiante bêtise. La seconde anecdote se rapporte au philosophe et dissident tchèque Jan Patočka, mort suite à un interrogatoire de la police communiste : "Le jour de son enterrement, les hélicoptères ont survolé le cimetière pour éviter que les gens ne se rendent à la cérémonie. On avait également fermé toutes les boutiques de Prague, afin que personne ne puisse acheter de fleurs pour aller les déposer sur sa tombe."   Ici, l'anecdote donne clairement à penser, dans son contexte, ce qu'est la paranoïa du pouvoir totalitaire. Par l'écriture, par le récit, Semprun procède toujours à la contextualisation de sa pensée, ce qui permet de lui donner relief et force.

Et cette pensée s'attache dans ce livre, avec lucidité, à faire un bilan politique et culturel du XXe siècle européen. Ce bilan est tourné vers l'avenir : il est une défense de la démocratie et une critique du totalitarisme. Semprun revendique de s'inscrire dans la tradition des penseurs de ce concept, comme Hannah Arendt ou François Furet, par exemple. Pour lui, le concept de totalitarisme permet "de délimiter les formes de la démocratie politique face à tous les autres mouvements antidémocratiques.[…] Cela signifie qu'il n'est pas seulement utile pour la compréhension du passé, mais aussi pour prévoir l'avenir ; ou du moins pour chercher les conditions et les configurations concrètes d'un avenir probables."   Pour Semprun, la démocratie et le capitalisme, qu'il lui associe indissolublement, constituent l'horizon indépassable de toute politique acceptable, mais n'en sont pas pour autant un fait acquis qui se défendrait de lui-même. Il se veut le défenseur d'une position de gauche pragmatique et lucide. Dans une intervention de 1992, au titre significatif : "La gauche après les utopies"   , Semprun explique que la chute du mur de Berlin n'est pas simplement une victoire pour le capitalisme néo-libéral, mais que c'est avant tout une victoire de la liberté, et donc aussi pour la gauche, pour peu qu'elle accepte de reconnaître comme son ennemi le totalitarisme communiste, et qu'elle renonce à son pacifisme foncier, qui l'a fait reculer devant L'Allemagne nazie dans les années 1930 puis devant l'URSS dans les années 1980. Le propos est donc combatif, mais il ne devient jamais polémique, restant toujours nuancé. Semprun s'appuie sur de nombreux faits historiques : il défend les grandes figures démocratiques, comme Manuel Azaña ou Léon Blum, dont il justifie la volonté de "garder la vieille maison" socialiste face au Parti Communiste. Surtout, il retient deux faits pour montrer la similarité de nature des totalitarismes soviétique et nazi : le premier est le face-à-face de leurs deux pavillons à l'Exposition Universelle de Paris en 1937, qui montrent leur rivalité, mais aussi leur affinité esthétique   ; le second est le pacte germano-soviétique, qui révèle la collusion anti-démocratique des deux dictatures : "la période de l'alliance germano-soviétique est bien plus qu'une simple péripétie. […] C'est la période - qui va de septembre 1939 à juin 1941 - où se révèlent, le plus fidèlement du monde, les tendances profondes de la politique soviétique. C'est la période où sa nature historique se manifeste le mieux."  

A ces données historiques, Jorge Semprun associe une réflexion d'ordre plus philosophique. Dans "Mal et Modernité"   , le plus dense de ses discours, il part d'une intuition de Hermann Broch : "Les dictatures sous leur forme actuelle sont tournées vers le mal radical…"   Il montre alors comment la démocratie et le totalitarisme s'opposent absolument à la lumière de ce concept kantien : la démocratie est le régime qui accepte ce mal radical en l'homme, cette imperfection constitutive, et qui de ce fait cherche dans la pluralité un bien relatif. Le totalitarisme, lui, est la recherche impossible d'un bonheur absolu, qui débouche nécessairement sur la négation fantasmatique et violente de toute imperfection humaine, mais aussi de toute liberté : "Les dictatures produisent le "mal radical" d'aujourd'hui sous le couvert ou la justification du "bien absolu" de demain."  

Semprun poursuit donc sa défense de la démocratie sur le terrain philosophique. C'est sous cet angle qu'il développe une critique de Heidegger franche, mais précise. Plus largement, il critique chez Heidegger le refus de tout ce qui est moderne : la Technique, l'"américanisme", la démocratie. Cela serait le signe chez Heidegger d'un "nationalisme étriqué"   , ou plus précisément d'un attachement au Lieu, qui s'opposerait à tout universalisme, et notamment à l'universalisme juif. Semprun cite à ce propos un texte d'Emmanuel Lévinas intitulé Heidegger, Gagarine et nous : "L'implantation dans le paysage, l'attachement au lieu - ce lieu […] typique de la dernière philosophie de Heidegger - sans lequel l'univers deviendrait insignifiant et existerait à peine, c'est la scission même de l'humanité en autochtones et étrangers, et dans cette perspective la technique est moins dangereuse que les génies du lieu. […] Le judaïsme n'a pas sublimé les idoles : il a exigé leur destruction. Comme la technique, il a démystifié l'univers, il a désensorcelé la nature…"   Heidegger apparaît comme le penseur du repli, mais aussi comme celui du refus de la culpabilité : Semprun lui oppose l'exemple de Karl Jaspers et de son essai sur La Culpabilité allemande   .
La critique que Semprun fait de Marx est plus mesurée. Il reconnaît en lui un des plus puissants analystes du capital. Assez paradoxalement, il loue même chez lui l'enthousiasme pour le capitalisme : "Il ne sera pas facile de trouver, dans la seconde moitié du XIXe siècle, d'aussi beaux, presque lyriques, éloges du processus de modernité mercantile-capitaliste que ceux formulés par Marx."   Semprun reconnaît en lui un progressiste et un démocrate. Il ne fait cependant pas de Lénine le seul responsable du dogmatisme qu'il reproche au mouvement communiste. Il en voit la racine dans la vision messianique que Marx aurait de la classe ouvrière, et dans son rapport apocalyptique au temps.
Le philosophe qui émerge alors comme une référence est Husserl. Ses conférences de 1935 sur La Crise des sciences européennes sont une pierre angulaire de la philosophie du XXe siècle pour Semprun. Il y voit l'affirmation d'un lien intime entre l'Europe, sa culture, et la démocratie, face à tous les totalitarismes. L'Europe n'est pas conçue comme un territoire, mais comme une "figure spirituelle" qui dépasse les frontières. C'est une âme, une culture fondée sur une raison critique, dégagée des archaïsmes et des mythes. Cette haute vision de l'Europe constitue un véritable appel à l'unification démocratique et mémorielle de l'Europe, dans le respect de la diversité culturelle. Pour Semprun, cette réunification ne sera achevée, dans sa dimension mémorielle, que lorsque la mémoire du goulag sera associée à celle des camps nazis, quand les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov seront lus avec Etre sans destin d'Imre Kertesz. C'est en définitive le dernier mot, tourné vers l'avenir, de ce bilan du siècle que constitue Une tombe au creux des nuages : l'Europe doit toujours défendre et approfondir ses acquis démocratiques, dans la mémoire lucide de son passé. Et ne jamais oublier que la fumée du crématoire a volé au-dessus de l'arbre de Goethe
 

 


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