Comment financer la Résistance intérieure?

Le journaliste Jean-Marc Binot et Bernard Boyer avaient déjà travaillé ensemble à un ouvrage sur l'histoire du réseau clandestin Brutus   . Ils ont cette fois choisi d'élargir leur champ d'investigation en abordant la question du financement de la Résistance intérieure. Un des principaux mérites de cet ouvrage très synthétique (120 pages) est de présenter cette question, qui a fait l’objet de controverses très vives dès la Libération, de manière dépassionnée. Les analyses de Jean-Marc Binot et Bernard Boyer s'appuient sur les archives de la France Libre, du Ministère des Finances et de la Banque de France, ainsi que sur des fonds privés et des sondages dans les dossiers de certains réseaux. On regrettera du reste l'absence de références précises aux sources utilisées pour écrire ce livre ; la présence de notes de bas de pages n'aurait pas nui à la clarté du propos. Les documents cités en annexe ne renvoient à aucun fond d'archives précis. Enfin, l'étude manque parfois de distance critique vis à vis des chiffres tirés de sources rares et partielles. Les auteurs suggèrent d'ailleurs eux-mêmes, par exemple, qu'en ce qui concerne les vols commis par les maquisards à l'été 1944, les données de la Banque de France ne recoupent pas celles enregistrées au niveau départemental.

Si l'étude apporte un premier éclairage intéressant sur le sujet, un travail plus rigoureux effectué par des historiens permettrait probablement d'approfondir, voire de critiquer certaines données. Il demeure que l'ouvrage permet de faire le point à l'aide de nombreux exemples sur les enjeux matériels auxquels furent confrontées les organisations clandestines. Quelles dépenses devaient-elles prendre en charge? Comment trouvaient-elles des sources de financement? Comment évaluait-on les besoins et faisait-on parvenir l'argent à ses destinataires? Comment faisait-on face au surcoût de la vie clandestine puis à l'afflux de volontaires au sein des maquis et au moment du débarquement en Normandie?

Le coût de la vie clandestine

Les auteurs évoquent tout d'abord les différents postes budgétaires qui nécessitent que les organisations clandestines trouvent des fonds afin de financer la vie dans la clandestinité. Les dépenses courantes génèrent un surcoût nécessaire afin de préserver la sécurité des résistants. Les repas sont par exemple pris dans des restaurants fréquentés par les Allemands, plus onéreux mais où les contrôles de police sont plus rares. Aux frais de fonctionnement ordinaires (salaires des permanents, impression de la presse clandestine, fabrication de faux-papiers) s'ajoutent des dépenses exceptionnelles liées à la préparation d'évasions ou au fonds de secours pour les résistants victimes de la répression nazie. Ainsi, en septembre 1943, Lucie Aubrac doit-elle réunir 400 000 francs pour organiser l'évasion de son mari, Raymond (soit plus de 13 ans du salaire moyen d’alors, selon les estimations données par les auteurs). A partir de la fin de l'année 1942, la formation des maquisards et l'afflux de nouvelles recrues posent également un problème logistique lié à leur ravitaillement et leur équipement. Les auteurs citent l'exemple du mouvement Combat de Frenay, dont  les  frais mensuels oscillaient entre 20 000 et 30 000 francs à la fin de l'année 1941, pour atteindre 200 0000 francs au cours de l'année 1942 puis 5 et 7 millions mensuels au printemps 1943.

D'où vient l'argent?

Les exemples fournis par les auteurs montrent que les dirigeants des premiers mouvements de Résistance financent leurs actions jusqu'en 1942 à l'aide de fonds privés provenant de leurs membres ou de mécènes patriotes. Les dons obtenus demeurent toutefois très en-deçà des besoins, car la victoire alliée semble alors très illusoire ; quand Henri Frenay, fondateur du Mouvement de Libération Nationale, approche des industriels, il ne reçoit en décembre 1940 que 14 000 francs. A titre de comparaison, le salaire moyen en 1941 oscille autour de 2 000 francs...

Il faut attendre les rapports des émissaires de la France Libre -Yvon Morandat puis Jean Moulin- en métropole, qui mettent l'accent sur la situation financière précaire des mouvements de Résistance, pour qu'une somme soit débloquée à destination des trois principaux mouvements de la zone non occupée : Combat, Libération-Sud et Franc-Tireur. Ce délai de réaction des autorités de la France Libre s'explique d'abord par la nécessité de conclure un accord financier préalable avec le Trésor britannique afin d'obtenir des fonds. Signé en mars 1941, celui-ci prévoyait que l'intégralité des sommes devrait être remboursée à la fin des hostilités. Les sources étudiées montrent également que seuls 10 % des 6,2 milliards de francs versés (soit 1,5 milliards d'euros actuels) par les Britanniques au Conseil de défense de l’Empire, puis au Comité national français jusqu'à l'été 1943 financent effectivement l'action métropolitaine. La majeure partie des sommes est en effet allouée à l'entretien des troupes des Forces Françaises Libres. La priorité accordée à la recherche de renseignements, via des réseaux de résistance soumis directement à l'autorité de la France Libre, explique également ce "retard" dans l’aide apportée aux mouvements : dès février 1941, Rémy, fondateur du réseau de la Confrérie Notre-Dame, reçoit, lui, 20 millions de francs des autorités de la France Libre.

Les difficultés financières des mouvements de résistance les obligent à diversifier leurs sources d'approvisionnement et à recourir à l'aide directe des Anglais et des Américains. Ces enjeux matériels sont à l'origine de tensions politiques, comme le révèle l' "affaire suisse" en 1943. Henri Frenay, désormais à la tête du mouvement de résistance Combat, prend alors contact avec les services secrets américains, qui lui promettent d'importantes sommes d'argent en échange de renseignements sur l'organisation de la Résistance. Finalement, les Américains qui ne veulent pas être à l’origine d’une "concurrence au renseignement" entre les mouvements de résistance et les réseaux, ni se brouiller avec le BCRA   ), y renoncent ; mais cette initiative contribue à alimenter les dissensions entre Henri Frenay et Jean Moulin au moment de l'unification des différents mouvements de résistance au début de l'année 1943.

Pour la Résistance intérieure comme pour la France Libre, les enjeux financiers et politiques sont donc intimement liés, comme le montre la réaction des Britanniques qui utilisent la sanction financière à l'été 1943 pour protester contre la décision de ne pas nommer le général Giraud à la tête du Comité Français de la Libération National   . A partir de septembre, le CFLN utilise les réserves de la banque d'Algérie mais doit faire face à des dépenses en constante augmentation. Selon les chiffres cités par les auteurs -dont la source exacte n'est pas précisée-, les services secrets français auraient acheminé 3,181 milliards de francs vers l'Hexagone entre septembre 1943 et juillet 1944.

Malgré l'accroissement des sommes allouées aux organisations clandestines, celles-ci se plaignent jusqu'à la fin des hostilités du manque de ressources. La question de la répartition des fonds entre les différentes formations politiques et syndicales clandestines -plus d'une cinquantaine au premier semestre 1943 dont les partis socialiste et communiste, soutiens politiques indispensables pour réaliser l'union des forces résistantes- est âprement discutée. Les archives de la France Libre montrent cependant que malgré le risque d'éparpillement, les priorités financières du Comité national français puis du CFLN ont été clairement définies tout au long du conflit. A la fin de l'année 1943, l'organisation des maquis puis l'action militaire priment sur les autres postes budgétaires.

Comment acheminer les fonds alloués ?

Les sommes versées par les autorités de la France Libre sont acheminées avec beaucoup de difficultés jusqu'à leurs destinataires. Les auteurs s'appuient ainsi sur de nombreuses anecdotes pour illustrer les aléas des parachutages par avion ou évoquer les détournements de fonds opérés par certains agents de liaison. Les délais sont longs entre la demande de financement, la prise de décision et la répartition des fonds entre les différentes organisations clandestines. Celles-ci sont donc confrontées à un décalage chronique entre recettes et dépenses, ce qui rend tout budget prévisionnel impossible.

Pour contourner ce problème d'approvisionnement, les autorités de la France Libre recherchent d'autres méthodes de financement. La possibilité d'ouvrir des comptes en francs algériens, rémunérés à 3% en échange de prêts consentis aux réseaux, l'émission de bons du Trésor organisée à partir de février 1944 et contrôlée par un Comité Financier de la Résistance (COFI) ou l'émission de chèques par la Banque d'Algérie ou la Trésorerie d'Alger permettent de limiter le maniement de grosses coupures facilement détectables. Ces alternatives rencontrent toutefois un succès limité jusqu'aux premiers victoires militaires alliées et au débarquement en Normandie. Le remboursement des créanciers n'intervient qu'à la Libération.

Les "hold up patriotiques"

L'insuffisance des fonds et l'afflux de volontaires dans les six premiers mois de l'année 1944 entraînent donc des situations d'urgence qui nécessitent de trouver des solutions beaucoup plus rapides et efficaces de financement. C’est ce qui explique le recours aux  "hold-up patriotiques" dirigés contre les collaborateurs, les postes et les banques par les Forces Françaises de l'Intérieur   . Selon les archives du Ministère des Finances et le bilan établi par la Banque de France en octobre 1944, ces casses sont exceptionnels avant juin 1944 mais deviennent quasi quotidiens en août 1944. Parmi les actions les plus spectaculaires, les auteurs évoquent un fait d'armes qui défraie la chronique : le coup de main de Neuvic-sur-l’Isle, en Dordogne, à la fin du mois de juillet 1944, à l'occasion duquel 2,280 milliards de francs sont dérobés par des FFI emmenés par André Gaucher, alias Martial.

Ce sont ces pillages qui ont nourri le plus de controverses avant et après la Libération. La presse collaborationniste a beau jeu de s'appuyer sur ces faits d'armes pour amalgamer résistance et brigandage en juin-juillet 1944 ; d’autant que les autorités françaises à Alger semblent fermer les yeux sur ces coups de force qui ne sont alors perçus que comme des emprunts provisoires. Les archives du Ministère des Finances indiquent que les succursales de la Banque de France et des banques privées attaquées eurent pourtant les plus grandes difficultés à se faire rembourser après l’arrivée du GPRF en métropole. Selon les estimations des auteurs, les sommes levées dans le cadre des "holp up patriotiques" s'élèveraient à près de 6 milliards de francs. Ce chiffre considérable est supérieur aux envois effectués par la France Libre pendant toute la durée du conflit…

Après la Libération, plusieurs enquêtes sont diligentées pour faire la lumière sur l'utilisation des sommes détournées, notamment à Neuvic-sur-l’Isle. Un premier rapport rédigé par Bernard Clappier, inspecteur des Finances, met en évidence d'étranges disparitions d'argent : il est enterré. Au début de l'année 1945, De Gaulle commande une enquête sur les "détournements financiers commis sous l'Occupation" mais le rapport du conseiller à la Cour des Comptes Maurice Clapier demeure encore aujourd'hui introuvable aux archives nationales. Le mystère qui entoure ces affaires alimente, au lendemain de la Libération, de nombreuses rumeurs sur l'utilisation des sommes allouées à l'action clandestine. Des scandales éclatent : l'un d'entre eux concerne directement le colonel Passy, chef du BCRA, à qui on reproche en 1946 de ne pouvoir justifier l'utilisation de plusieurs dizaines de millions de francs. Ces affaires peuvent même être utilisées à des fins politiques. Les dirigeants du Parti Communiste entreprennent ainsi une campagne calomnieuse visant le colonel Georges Guingouin, fondateur des premiers groupes armés "Francs-Tireurs", dès 1945. Le financement de plusieurs partis politiques est également remis en cause : en juillet 1945, de grandes figures de la Résistance intérieure, réunies au sein du Mouvement de Libération Nationale   , créent un nouveau parti politique, l'Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR) ; peu après, le trésorier du MLN, André Crestois, est accusé d'avoir récupéré une grande partie du butin de Neuvic-sur-l’Isle pour financer ce projet politique, mais aussi pour son profit personnel.

Les affrontements au sujet des sommes détournées à la fin du conflit ne doivent pas cependant faire illusion. Selon les estimations de Jean-Marc Binot et Bernard Boyer, les sommes distribuées à la Résistance, qu'elles viennent de la France Libre ou soient empruntées sur place, voire volées, s'élèvent à moins de 15 milliards de francs, soit un mois et demi d'indemnités d'occupation. Le rapport déjà cité de la Cour des comptes précise que les trois quarts de cette somme ont été régulièrement justifiés. Ces chiffres sont à manipuler avec précaution ; mais ils tendent à démontrer que les détournements à des fins personnelles sont restés marginaux, même s’ils ont à plusieurs reprises handicapé l'action des organisations clandestines.