Le droit et le faux ne sont pas antithétiques, le juste et le faux devraient l’être ; dans ce triangle paradoxal, on peut découvrir une nouvelle justesse au droit, et au faux.

Le droit a toujours affaire au faux, que ce soit comme objet (le faux en écriture, faux témoignage...) ou comme catégorie interne à son fonctionnement (les fameuses fictions juridiques) ; personne n'en doutera. Et que le faux, donc, ne doit pas être assimilé au mauvais, au condamnable, on le voit bien par l'utilisation consciente qui en est faite. Un colloque organisé par la faculté de droit de Toulon en 2008, dans le cadre de recherches menées dans ce champ par le Centre d'études et de recherches sur les contentieux   , dont les actes viennent d'être publiés, permet de donner une vue vaste et diversifiée du problème.

On peut être tenté d'évacuer la question in limine litis, et le premier article, une mise en place théorique, signale la difficulté qu'il peut y avoir à prétendre parler du faux dans le droit, les normes n'étant, d'après Kelsen, pas descriptives (comme telles, pas susceptibles d'être qualifiées de vraies ou de fausses), mais prescriptives. Les propositions formulées par la science du droit, elles, sont descriptives, jugent donc en termes de vrai ou de faux, mais ne restent que des propositions ("Est-il vrai de dire que dans un système donné, telle chose doit, selon le droit, arriver dans telles circonstances ?")   . Dès lors, la question du faux paraît une question mal posée : ou bien l'on parle de la science du droit, mais alors on pourrait s'interroger sur l'utilité d'une telle recherche, en un sens tautologique (puisque le but de la science est, de toutes façons, d'établir des propositions de vérité), ou bien l'on parle du droit, auquel cas ce n'est pas la vérité, mais l'authenticité qui est un critère pertinent. Cette objection kelsénienne aurait d'ailleurs pu être complétée par une réflexion sur le langage du droit : si, comme l'a montré Alf Ross, les mots tels qu'utilisés par le droit ne sont que des outils sémantiquement vides   , si même l'ensemble du langage du droit doit être étudié comme un langage particulier car performatif   , il n'est aucune raison de vérifier l'adéquation du droit au réel (si tant est qu'on trouve un réel indiscutable pour servir d'aune...). Que les pigeons d'un colombier soient des immeubles, ce ne serait même pas une fiction, du point de vue du droit, mais simplement une norme.
On doit cependant constater que cette idée d'une science du droit pure n'est pas celle que suit, quotidiennement la doctrine (pas celle non plus dont ont besoin le plus immédiatement les juges...), laquelle tend plutôt à évaluer et interpréter le droit (aussi bien les règles elles-mêmes que leur application)   . Si on veut être descriptif, il est donc bien nécessaire de rendre compte de ce qui se passe. C'est là que résiderait l'intérêt d'un colloque sur le faux : selon une idée communément partagée par les contributeurs, l'étude du faux permet de mieux comprendre le droit (son statut par rapport au monde, son fonctionnement – la question d'une prétendue cohérence interne par exemple –, son contenu, même, parfois). Les études qui suivent, et constituent le fond de l'ouvrage, étudient la place que le faux tient dans le droit, selon deux perspectives principales : comment le droit s'accommode, bon gré mal gré, du faux ("approximations nécessaires : les écarts du langage juridique"), comment il se saisit du faux ("l'effectivité problématique de la règle juridique"). Ce faisant, elles cherchent à articuler cette notion, puisqu'il n'est pas question de l'exclure, avec celles de "droit" et de "juste" ; on ne peut en effet se contenter de remarquer qu'il est un possible antonyme de celles-ci, mais, une fois constatée son irréductible présence, il s'agit de comprendre sa place.

"Le faux dans le droit"

Si on s'intéresse au faux dans le droit, c'est d'abord qu'il y est nécessaire, la chose est bien connue, à cause simplement de l'indétermination du langage et de la portée générale de la loi. C'est ce que rappelle, indirectement, le détour par les questions de traduction : le faux est linguistiquement nécessaire, tout comme il peut apparaître sous la forme d'une falsification, plus ou moins excusable (vraie tromperie ou nécessité diplomatique)   . Comme contraire du vrai, et si l'on considère que le vrai est ce qui est évident, il apparaît sous la forme de l'opacité, avec, toujours, un entre-deux difficile à trouver : celle-ci est nécessaire, dans une certaine mesure, au lien social, mais peut également être un moyen de tromperie. Le droit, censé fournir une vérité juridique claire, peut par là-même contribuer à cette opacité trompeuse, s'en faire le complice, en s'arc-boutant sur des principes logiques contre la réalité sociale, comme c'est le cas en droit des sociétés   .
Le droit, lui-même contaminé par le faux, ne peut pas prétendre porter par essence la vérité. Tout juste peut-il établir une vérité juridique, donc ; pour la définir, il peut souvent avoir un rôle de régulateur plus que de prescripteur. C'est ce que montrent d'intéressantes contributions portant sur le droit de l'environnement et le droit des assurances : la norme est rarement efficace, "n'[a] de juridique que l'apparence", lorsque le droit "se contente de mettre [la vérité scientifique] en 'forme juridique' "   , parce que la vérité scientifique est rarement définitive (d'autant qu'on peut en concevoir plusieurs concurrentes, selon les points de vue), et surtout parce qu'elle peut, particulièrement dans le cas des assurances, être moralement réprouvée par une société   . La soumission à la science supposerait d'ailleurs une vision mécaniste de la société, où le droit n'aurait plus sa place   . Dans les deux cas, donc, il est nécessaire de faire le droit d'après un critère tiers : d'une certaine façon, la prise en compte du faux permet de mieux voir où est la place du juste.

Ainsi, il n'est pas de faux absolu dans le droit, simplement des conflits avec d'autres types de vérité. Un article, cependant, montre ce qu'est un véritable faux interne au droit : la fiction qui "consiste à qualifier une situation ancienne à l'aide d'un terme qui suggère l'existence d'une situation nouvelle, dans le but identique de lui attacher les conséquences juridiques découlant de cette qualification"   ; ainsi, les récentes mesures quasi-pénales, qui cherchent à individualiser le contrôle social, en faisant fi des protections dont bénéficie ordinairement l'individu en droit pénal   .

 

"Le droit contre le faux" – un révélateur ?


De façon encore plus évidente, le droit est souvent destiné à lutter contre le faux. Les contributions qui forment la seconde partie de l'ouvrage étudient quelques domaines où cette activité se manifeste. L'intention, à partir de ces descriptions, est de parvenir à une certaine compréhension du droit : le faux comme révélateur, en quelque sorte.
Il est tout d'abord révélateur des lacunes du droit, dans la perpétuelle course que celui-ci mène avec la fraude. Que ce soit pour les questions de faux-monnayage ou de l'usurpation d'identité sur Internet, il faut faire face à des comportements qui paraissent – pour le sens commun le mieux partagé – malhonnêtes avec des outils qui ne sont pas nécessairement adaptés. Dans le cas du droit communautaire, de telles analyses sont particulièrement éclairantes : les efforts faits pour remédier à la fraude au budget et punir le faux-monnayage dessinent, en creux, d'une part la question toujours débattue de la nature de l'Union européenne, d'autre part ce qu'il y a en fait de contestable dans la distinction entre les trois piliers de la construction européenne (du moins telle qu'elle était construite avant l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne). Le faux n'est alors qu'un prétexte, mais un prétexte utile   .

Révélateur, encore, des principes qui guident un système de droit, des valeurs et intérêts qu'on entend protéger. En droit international, le faux, comme tromperie, est très sévèrement sanctionné (nullité de la convention) ; cependant, les conditions du dol sont très restrictives, au point d'ailleurs que l'on ne trouve pas vraiment de jurisprudence sur le sujet, et que la sanction reste en fait largement virtuelle   . Ce que l'on peut expliquer par la nécessité qu'a le droit international, pour pouvoir espérer exister, de garantir avant tout la sécurité juridique, l'existence de relations entre les États. Appréhender le faux par la façon dont il est traité permet donc de voir, en creux, les objectifs que poursuit une société (et il en va de même si l'on observe la façon dont le faux est puni pénalement : c'est surtout le faux public qui est puni, celui qui est une atteinte au contrat social dans son ensemble   .
La question n'est donc pas exactement de savoir si, parfois, le droit est faux ; plutôt, l'étude du faux permet de concevoir les limites du droit : celui-ci n'est pas porteur d'une vérité intrinsèque, et ne peut rien dire sur la vérité, si ce n'est celle qu'il décide (plutôt, qui est décidée par le législateur comme par le juge). Le faux est surtout révélateur, si l'on veut, des limites du droit. Le cas de l'art, fort bien étudié par plusieurs articles, en est un dernier et bon exemple : le juge qui prétendrait dire ce qu'est une œuvre d'art authentique serait contraint de résoudre une des questions les plus irrésolues de l'esthétique. Pris acte de cette impasse, reste au droit le détour : c'est en étudiant les régimes de responsabilité du vendeur et de l'expert, les diverses façons de réprimer le faux, et ce que l'on entend par là, que le droit peut créer une vérité propre, reposant plus souvent sur des raisonnements économiques et sociologiques. Il s'agit donc de renverser la perspective, et dans ce cas, le faux a à nous dire quelque chose sur le droit (ce que celui-ci dit de celui-là étant somme toute peu intéressant, du moins d'un point de vue théorique).

Reste un dernier point, la thèse habermasienne – quoique formulée en parodiant Debord – qui conclut le volume, selon laquelle le faux serait, en droit – un "moment du vrai". Il serait en effet temporaire, appelé, peut-être, à devenir vrai, dans le processus démocratique. Cette vue part de la constatation faite à plusieurs reprises que le faux demeure un outil nécessaire du droit, lequel se construit, pour atteindre le juste, dans un échange démocratique permanent, dans la constitution d'un espace commun de discussion. Dès lors, il y aurait un faux acceptable et un autre, trop faux, remettant en cause le dialogue, qui ne le serait pas ; le juste permettrait de distinguer. Pour séduisantes qu'elles soient, ces hypothèses nous semblent empreintes d'un certain objectivisme, tendant à supposer l'existence, tout de même, d'un Juste universel   . En se servant de la démocratie comme d'un instrument massue, on fait comme s'il y avait là une justice intrinsèque, automatique, inaccessible à la discussion ; donc, tout aussi susceptible d'une définition arbitraire   . C'est ce que montre, en creux, l'article sur la transparence en droit administratif   : qu'en dernier lieu, on est bien obligé de faire confiance au juge pour qu'il utilise justement les outils de falsification qu'on met à sa disposition ; que le faux nous montre surtout combien le droit est limité