L. Mathieu remet en cause les illusions médiatiques sur le phénomène pour en proposer une vision complexe et questionne les enjeux politiques de la prostitution.

L’ouvrage de Lilian Mathieu est un bel exemple de ce que les sciences sociales peuvent apporter au débat public et politique sans sacrifier leur ambition scientifique. Sans se fonder sur une enquête en particulier, ce texte ne constitue pas pour autant un essai à destination du prince. L’auteur appuie ses propos sur les matériaux recueillis pendant près de dix ans d’étude dans le monde de la prostitution et sur les analyses qu’il en a tiré    pour remettre en cause la construction de la prostitution en "problème social". L’originalité de ce type de démarche tient dans le fait que la prise de position publique ne constitue pas une intervention dans le débat public mais un appel à la reformulation du débat lui-même. Mais là où un auteur comme Bernard Lahire s’en tient à une déconstruction historique et sociologique (en l’occurrence de la notion d’illettrisme)   , Lilian Mathieu plonge dans le débat public contemporain en proposant un constat alternatif aux visions atemporelles de la prostitution que portent à la fois les partisans de la réglementation de la prostitution et leurs adversaires abolitionnistes.


Déconstruire les visions traditionnelles

L’auteur tente d’apporter un "éclairage sociologique" sur la prostitution en remettant en cause la structuration des débats qui ont eu lieu en 2002 à l’occasion de la Loi de Sécurité Intérieure. Cette loi portait non seulement sur la prostitution à travers le retour du délit de "racolage passif" (disparu du code pénal depuis 1964), mais participait plus généralement à la mise à l’agenda politique de l’insécurité, phénomène qui avait structuré la campagne présidentielle précédente   . L’auteur pointe en cela, à l’unisson de Loïc Wacquant, une forme de cohérence de ce type de politique qui tiendrait d’une guerre ouverte faite à la pauvreté sous le terme de "tolérance zéro"   . Concernant la prostitution, ce n’est pas directement la loi qui a suscité le débat mais les mouvements de défense, par les prostituées elles-mêmes, de la légitimité de leurs pratiques professionnelles. Elles ont été soutenues dans la sphère médiatique par des essayistes et des écrivain(e)s plaidant pour une régulation de la prostitution, c’est à dire pour une liberté de pratique encadrée légalement, en arguant du fait que la répression de la sexualité vénale constituait une forme de résidu de la société patriarcale tandis que les prostituées, par leur rapport marchand au corps, ne ferait qu’objectiver les rapports et les échanges entre les sexes. S’y opposait un discours vis-à-vis duquel l’auteur n’hésite pas à se considérer comme particulièrement éloigné même s’il est le fait de sociologues. Marie Victoire Louis et Richard Poulin, pour ne pas les citer, défendent en effet l’abolition de la prostitution considérée comme une dégradation particulièrement honteuse de la dignité de la femme. Dans cette perspective, les individus qui vendent leur corps le feraient uniquement par faiblesse, sous la pression d’autrui et leur mobilisation pour la défense de leurs droits à exercer serait alors le témoin de leur extrême aliénation.

Ce que l’auteur reproche en commun à ces deux visions pourtant opposées est leur vision atemporelle de la prostitution. En d’autres termes, les différents partenaires du débat public développeraient des conceptions théoriques construites sur des figures fantasmées, littéraires, esthétiques de la prostitution, sans ne jamais se soucier de ce qu’est véritablement "la condition prostituée". C’est en cela qu’il faut comprendre le titre de cet ouvrage : parler et légiférer sur la prostitution ne pose pas de problème dans l’absolu, à condition de ne pas viser des chimères. Si les régulationnistes portent une conception enchantée de la prostitution, sans voir que c’est toujours par la contrainte que l’entrée se fait dans ce monde, les abolitionnistes développent une vision misérabiliste de la femme comme objet essentiellement dominé, en niant la capacité de ces acteurs à mettre en place des stratégies et à se réserver des marges de manœuvre, y compris quand elles travaillent sous la "protection" d’un souteneur. Lilian Mathieu appelle donc à dépasser cette opposition stérile entre vision populiste et vision misérabiliste de la prostitution   . D’une part dans la pratique de la sociologie, en s’intéressant aux carrières des individus et à leur position relative dans l’espace de la prostitution. D’autre part dans l’action publique afin de ne pas fragiliser davantage un univers tout à la fois produit et producteur de la "disqualification sociale" décrite par Robert Castel.

On pourra alors reprocher à Mathieu d’être obnubilé par son objet et l’espace qui le structure quand il appelle à mettre la prostitution au cœur de la question sociale, même s’il montre par ailleurs que les prostitué(e)s ne constituent qu’une facette, certes particulièrement visible, de la "misère du monde".


Un "espace social" plutôt qu’un "champ"

À la lumière d’une expérience indirecte du monde de la prostitution, Mathieu propose ensuite une (re-)construction du phénomène. Du point de vue de la méthode, le texte pourrait poser problème. Les matériaux utilisés ont été recueillis dans le cadre d’autres enquêtes au cours desquelles l’auteur se posait des questions différentes. Qui est alors Lilian Mathieu : Un expert ? Un essayiste ? La question du statut de l’ouvrage n’est pas posée en ces termes. Il n’en reste pas moins que l’auteur s’attache à questionner ses données et à proposer une démonstration rigoureuse et scientifique des analyses qu’il avance.

Il en va ainsi du "système" prostitutionnel qu’il construit. Il ne postule pas l’existence d’un "champ" de la prostitution, mais teste au contraire la pertinence de ce vocable issu de la sociologie de P. Bourdieu et organisé autour d’un enjeu central qui donne lieu à une lutte continue entre dominants et dominés   . Mathieu préfère alors l’idée d’"espace social", empruntée à Norbert Elias, sans pour autant cesser le dialogue avec le concept de "champ". En effet, la prostitution, malgré l’extrême hétérogénéité des conditions dans lesquelles elle est exercée, est marquée par la relativité des positions à prendre. En d’autres termes, la condition d’un(e) prostitué(e), loin d’être essentielle, dépend toujours de sa place et de son parcours dans la hiérarchie propre à ce monde. Mais ces différentes places constituent avant tout des stations qui se succèdent dans une carrière plutôt qu’une caste assignée pour longtemps et qu’il s’agirait de défendre. La distribution est donc à la fois plus différenciée, plus ouverte et plus dynamique que dans une stricte opposition dominés/dominants.

L’intérêt de l’usage de la notion d’espace social tient avant tout à la métaphore géographique qui, dans le cas de la prostitution, permet presque de décalquer la hiérarchie des positions sur la cartographie urbaine. C’est là un des principaux intérêts du travail de Lilian Mathieu, qui montre comment organisation et répression/régulation de la prostitution sont ancrés dans l’espace, voire dans la seule voirie. Ainsi, il distingue d’un côté la prostitution des centres villes, à la fois traditionnelle (dans les rues "chaudes") et hôtelière, deux formes très intégrées et protégées de la pratique ; et de l’autre les axes périphériques où les "occasionnelles", qui se prostituent souvent pour payer leur consommation de narcotiques, côtoient les travestis et les prostituées plus âgées et déclassées dans un contexte plus violent de concurrence pour le trottoir. Entre ces deux lieux, qui constituent les deux pôles dominant et dominé de l’espace de la prostitution, s’étend tout un système de positions hiérarchisées dont chacun des membres juge illégitimes ceux qu’il surplombe.


La "fille de l'Est" et l'homme prostitué

Mathieu pointe alors deux éléments récents qui sont venus mettre à mal et redistribuer les places relatives et plutôt figées de cet espace. Tout d’abord la dissolution du bloc soviétique a laissé (plus) libre court à une forme de mondialisation de la prostitution avec pour visage ce que le sens commun désigne sous les traits de "la fille de l’Est". Protégées par des proxénètes, elles sont venues concurrencer la répartition de l’espace sur les boulevards périphériques et ont, par une forme de dumping tarifaire, relativement tari la clientèle des centres villes suscitant, comme ce fût le cas à Lyon, des formes d’action collective à destination des pouvoirs publics contre ces outsiders. Ensuite les prostitués hommes sont venus dès les années 1980 chasser sur les terres des "traditionnelles", en centre ville comme en périphérie, et ont provoqué une redistribution du prix des places. Leur présentation de soi féminine, qui peut aller du vêtement au corps, constitue pour l’auteur un indicateur permettant d’approcher l’acceptation subjective de la condition prostituée. Des jeunes "garçons" qui font la sortie des boîtes de nuit fréquentées par des homosexuels, aux travestis consommateurs d’hormones féminines et de chirurgie plastique se présentent les différentes étapes de la carrière de l’homme prostitué. Contrairement aux "filles de l’Est" ces individus peuvent faire partie des coalitions des "travailleu(r)ses du sexe" dans les actions collectives, notamment du fait de cette plus grande acceptation subjective que permet la transformation physique.


La prostitution entre stratégie et contrainte…

Quelle vision de la prostitution apporte Lilian Mathieu au regard de son appel à la reformulation des débats ? Tout d’abord les prostituées ne sont pas des êtres essentiellement dominés. Y compris lorsqu’elles travaillent sous la protection d’un souteneur, les prostitué(e)s témoignent de stratégies. Ainsi les étrangères qui sont arrivées en France dans les années 1990, souvent déjà prostituées dans leur pays d’origine, inscrivent pour beaucoup d’entre elles la prostitution dans le cadre d’une stratégie d’immigration ; elles sont donc autant le jouet que l’usager des réseaux de proxénétisme international, même si elles sous-estiment souvent les contraintes associées à la mobilité transnationale.

Bien plus, il existe des savoir-faire liés à la pratique de la prostitution qui permettent de réduire les risques et la vulnérabilité liés à cette même pratique. Évoluant dans un univers violent et affaibli(e)s par la répression policière, les prostitué(e)s mettent en place des stratégies de défense individuelles et collectives fondées sur la circulation de l’information (en ce qui concerne les mauvais clients) et les gestes qui sauvent (garantir la fuite). Dès lors, et contrairement aux visions misérabilistes de la prostitution, ce ne sont pas les individus les plus intégrés à l’espace social de la prostitution qui sont les plus vulnérables mais bien ceux qui n’en maîtrisent pas les codes (notamment les jeunes filles toxicomanes). On ne peut cependant en déduire selon Mathieu que les prostitué(e)s sont des professionnel(le)s comme les autres. L’entrée dans la prostitution constitue toujours une contrainte, la conséquence d’une position de faiblesse qui ne s’impose pas aux individus (notamment du fait de l’anathème qui touche cette pratique) et dont l’acceptation subjective est toujours difficile, notamment vis-à-vis de l’entourage. L’on pourra regretter alors le manque de comparaison par l’auteur avec d’autres professions stigmatisées dans la mesure où, là où il présente une différence de nature, se cache peut-être une différenciation dégressive de la valorisation des emplois.


Un observateur dans la lutte

Dans le prolongement de ses travaux précédents, Lilian Mathieu consacre une partie de son ouvrage à la mobilisation collective ou bien plutôt à la non-mobilisation des prostitué(e)s. Se demandant "comment lutter ?", il pointe l’hétéronomie de l’espace prostitutionnel et le désarmement de ces acteurs dans l’action. Les prostitué(e)s seraient contraint(e)s pour se défendre dans l’espace public de trouver des alliés plus légitimes capables de porter leurs revendications, mais aussi de les traduire. Dès lors, c’est en dehors du monde de la prostitution que se jouent les définitions de la pratique, dans les discours juridiques et médiatiques notamment, au risque de déposséder de leur lutte les professionnel(le)s du sexe.

La position des féministes est représentative de cet état de fait. Soutiens des prostituées lors du mouvement d’occupation des églises dans les années 1970, elles avaient rejoint le mouvement dans une perspective de recyclage militant après la victoire de la loi sur l’IVG, mais trop tard pour pouvoir infléchir la définition des revendications. Leur légitimité avait cependant permis une relative réussite de la lutte. À l’inverse, en 2002, dans un contexte de mobilisation sur les violences faites aux femmes, elles ne pouvaient accepter l’appel à la reconnaissance de la pratique prostitutionnelle, isolant les professionnel(le)s du sexe dans un état d’illégitimité. Le problème que pose le texte de Lilian Mathieu est celui de l’engagement militant de l’observateur. Étranger de fait à ce monde, même s’il tente de le décrire le plus justement possible, ne se fait-il pas à son tour le complice de l’hétéronomie en établissant un traitement sociologique des ressorts et des conditions de la lutte ? Le rendez-vous manqué entre féministes et prostitué(e)s ne pose pas de problème en soi s’il permet à ces dernières de définir elles-mêmes les modes et objectifs de l’action collective, et cela même si l’isolement peut les mener à la défaite.


Parce qu’il existe peu d’enquêtes semblables à l’ouvrage de Lilian Mathieu, on ne peut s’assurer de la pertinence de cette non-fiction qui peut paraître provocatrice. Cependant, la rigueur et la sobriété de l’analyse tendent à donner du crédit à cette reconstruction (réhabilitation ?) de la condition prostituée. Il permet de montrer par ailleurs que les frontières entre le savant et le politique sont beaucoup plus floues qu’il n’y paraît, dans la mesure où les descriptions du monde social à l’œuvre dans la formulation des problèmes sociaux portent en elles des modes d’action particuliers. Car faire de la politique ne consiste pas toujours à amener des solutions mais parfois aussi à formuler des problèmes.


--
Crédit photo : michel clair / Flickr