La tradition européenne concerne la liberté. Réactiver son esprit, ce n'est pas s'enfermer dans une prétendue identité, mais relancer le dialogue des cultures.

Dans son nouvel ouvrage, enthousiasmant à bien des égards, Lucien Jaume prolonge et enrichit les réflexions développées en 2000 dans La Liberté et la Loi (rééd. 2010, dans la même collection Champs Essais, sous le titre Les origines philosophiques du libéralisme). L’homme, selon les humanistes du XVe et XVIe siècles ou les artistes du Quattrocento, est un être qui se donne des règles et se prouve par là sa liberté ; il est un être éducable, grâce à des modèles et des normes, devenant ensuite son propre éducateur et son propre critique, comme Léonard de Vinci le demandait au peintre. Depuis Montaigne, la distance envers soi et envers la collectivité est une ressource de la liberté individuelle, mais cette mise à distance s’apprend : il y a une pédagogie de la liberté qui est au cœur de l’esprit européen et qui, selon L. Jaume, redevient un enjeu de l’Union européenne à repenser de toute urgence. Le projet éducatif (du collège à l’Université) décidera du sens de notre tradition, remémorée, réactivée ou abandonnée, et de notre avenir. Au fond, à travers cette recherche d’un sens commun européen, l’auteur est amené à retrouver les fondements du libéralisme politique.

Dans trois chapitres (prolongés par des extraits de textes de Locke, Bossuet, Nicole, Smith, Tocqueville et Bachelard) consacrés à la théorie de l’obligation envers la loi, à celle de la société civile et à la question de la légitimité, l’auteur cherche, non à cerner l’identité (il récuse ce concept “simplificateur et fixiste ”) ou encore la conscience (ce serait faire l’économie de l’expérience et de la mémoire) de l’Europe, mais bien à dégager l’esprit européen, à montrer le dialogue que celui-ci entretient avec lui-même et qui “concerne toujours la liberté de l’homme ”   . Depuis l’humanisme de la Renaissance, l’invariant de la pensée européenne est l’expérience de la liberté, elle-même soumise à la controverse, ainsi Luther contre Erasme (le libre-arbitre) ou Marx contre Adam Smith (le marché). L’Europe a développé en cela un véritable “sens commun ” dont la liberté constitue à la fois la matière et la forme, autrement dit le thème privilégié et l’agent opératoire, mais ce sens partagé est aussi ce qui assure l’inscription de chacun au sein d’une communauté. Pour l’illustrer, il n’est pas meilleur guide que John Locke.

Locke et le pluralisme

Pourquoi cette insistance sur la pensée du philosophe anglais ? Sans doute parce qu’elle  est, à plusieurs titres, l’aboutissement d’un moment décisif : celui, hérité de la Renaissance, où se conjuguent individualité et pluralité. Locke place l’exercice de la liberté “à la conjonction de l’autorité qui ordonne […] et de la satisfaction attendue par le sujet de la loi ”   . Il y a donc “affirmation, au cœur même de l’obéissance à la loi, de l’individualité attachée à ce que le Second Traité appelle la “propriété” (conservation de soi, de sa liberté, de ses biens) ”   . Mais, dans le même mouvement, Locke prend en compte “la variabilité des goûts et des états individuels ”   et fonde le pluralisme moral, unissant ainsi “l’absoluité de la loi naturelle […] et la relativité des opinions sur le bien ainsi que des conduites humaines ”   . Cette idée de la pluralité, qui fait du libéralisme l’héritier de l’esprit humaniste, est bien au centre de notre modernité : ne s’agit-il pas, aujourd’hui, “de parvenir à conjuguer l’universalité de la norme […] avec la particularité des cas ” ((Jaume, Qu’est-ce que l’esprit européen ?, p. 27) ?  

On mesure la difficulté de la tâche. Et si Locke est un guide précieux, c’est parce qu’il a su distinguer entre trois types de lois, la loi naturelle, la loi civile et la loi d’opinion et, ainsi, “embrasser à la fois la réalité du politique […] et la sociologie des relations humaines vues comme réseaux d’influences réciproques ” ((ibid., p. 44)), ce qui l’autorise à “définir les chances de la liberté, en cernant les facteurs d’illusion, d’aliénation ou d’oppression qui accompagnent cette liberté humaine ”   . Dès l’instant où le pouvoir politique ne mérite plus la confiance placée en lui, il est fondé, pour le citoyen de Locke, d’invoquer un droit de résistance, une sorte d’hypothèse insurrectionnelle. La légitimité critique se situe au-dessus de la légitimité positive. Ainsi, comme le souligne L. Jaume, “le père du libéralisme politique est-il un théoricien du pouvoir de la société sur l’Etat et, éventuellement, contre l’Etat ”   , ce qui en fait un précurseur des théoriciens de la désobéissance civile.

La question de la légitimité politique

On observe, chez Locke, en contrepartie de la puissance de la loi naturelle, celle de l’ordre social ; avec lui “le libéralisme n’est pas seulement une critique du despotisme mais également une problématique de l’illusion sociale, inhérente au fait même du social ”   . Ce sur quoi insiste L. Jaume, et qui trouve également son point de départ chez Locke (théorie de l’opinion collective), c’est le double caractère de la liberté. Producteur de son autonomie, l’homme européen l’est aussi de son hétéronomie. Soumis à la pression du groupe, aux coutumes et aux croyances - qu’il a concouru à engendrer - l’individu peut aller jusqu’à abdiquer sa liberté. La “tyrannie de la majorité ” dont parle Tocqueville a aussi engendré les totalitarismes du XXe siècle. C’est un auteur européen, Spinoza, qui formule toute la question, dès le XVIIe siècle : “Comment se fait-il que les hommes peuvent combattre pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur liberté ? ”.

De là, le chapitre final du livre de L. Jaume, sur la légitimité politique : il montre que c’est une question travaillée depuis les Grecs, qui a nourri les théories du contrat social, et qui s’exprime aujourd’hui à travers nos doutes et nos critiques envers l’Union Européenne actuelle. L’auteur estime que cette controverse sur le projet constitutionnel et fédéraliste est en réalité féconde, qu’il faut que les peuples continuent à débattre de l’Europe commune, forte aujourd’hui par les droits et le juge communautaire gardien des droits. En fait, ce livre nous présente une Europe souvent oubliée, méprisée même par les politiques, qui ne connaissent que l'Europe du commerce et du droit : l’Europe de l’esprit, besoin essentiel des peuples, à qui il faudrait parler sentiments, symboles, traditions culturelles, pour être compris et suivi.

Il nous faut revenir à la loi d’opinion et à sa finalité véritable : l’intégration au groupe. Jouant un rôle comparable à la religion chez Durkheim, elle n’est une loi qu’au sens de “l’effet social qu’elle produit : rendre  l’individu conforme […]. La société agit sur elle-même, à travers l’opinion, de façon à se conserver dans son identité ”   . Mais, contrepartie à laquelle l’auteur est particulièrement attentif, “plus la société se raffine et s’individualise, plus il sera difficile, pour le législateur, d’unir le général et le particulier : l’explosion actuelle des identités le confirme ”   . Il faut donc se pencher, si l’on souhaite mieux comprendre le sens commun européen, sur la consistance propre de la société civile.

La théorie de la société civile

Entre le XVIIe et le XVIIIe siècles, lors des deux moments où s’est installée l’idée de l’autonomie de la société civile, trois auteurs ont joué un rôle déterminant. D’abord Domat et Nicole contre Bossuet, puis les penseurs écossais, tout particulièrement Smith.

Alors qu’il est, pour Bossuet, déraisonnable de vouloir se priver de la sécurité que le pouvoir politique apporte aux hommes (légitimation de la monarchie absolue), les jansénistes Jean Domat et Pierre Nicole, par leur pessimisme théologique, instituent paradoxalement la confiance dans les capacités de l’homme à animer une société où le souci de Dieu sera absent. Dès lors, penser la coexistence des amours-propres revient à reconnaître une régulation nouvelle, la règle sociale, et à légitimer une société civile autosuffisante ; car, dans la vision de Domat, nous explique l’auteur, ”l’homme pécheur est lancé dans la poursuite de la satisfaction des besoins ”   . Nicole va plus loin encore puisqu’il oppose au principe catholique défendu par Bossuet un principe spécifique d’unité sociale, lequel se révèle dans ce titre de chapitre : “Comment l’amour-propre a pu unir les hommes dans une même société ” (traité De la charité et de l’amour-propre).

Mais c’est chez Smith que le lien original forgé par l’Europe entre individu et communauté trouve son expression la plus remarquable. L’existence de la société civile résulte du fait que “l’individu ne peut atteindre la représentation de soi qu’à travers le Tout ; et, sans le savoir clairement, l’individu fait exister ce Tout à ses propres yeux ”   . Autrement dit, nous ne percevons pas en quoi nous concourons à l’illusion d’extériorité du social par rapport à nous. Perspective tout à fait durkheimienne, puisque la société est l’autorité que nous nous donnons à nous-mêmes, sans nous en douter. Dès lors, la structure sociale, vue comme indépendante de la volonté des individus, peut néanmoins leur être imputée en tant que résultat non intentionnel de leur action. Le fait même que la totalité sociale nous dépasse et nous échappe apparaît, dès lors, comme une condition nécessaire de la liberté, aussi bien en morale sociale qu’en économie.

En effet, le marché est l’effet inintentionnel d’actions individuelles disjointes. A une différence majeure près avec la “sympathie ” en morale : c’est l’intérêt personnel qui est l’aliment. Pourtant, l’individu reste dépendant d’autrui : “Le marché est donc le lieu où l’on sert son amour-propre – dans les termes des moralistes – mais voilé en intérêt d’autrui déclaré et respecté ”   . On connaît le célèbre propos de Smith : “Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur sentiment intéressé ”. Ce dernier, le self-love, apparaît comme un élément constitutif et en fait déterminant de la solidarité. Comment l'intérêt pour autrui pourrait-il être authentique sans ce self-love qui est, chez Smith, une racine de la sympathie ? Le sujet smithien a, en effet, comme le note judicieusement Jean-Pierre Dupuy, “désespérément besoin de ses semblables pour se forger une identité ”   . Le besoin d'autrui est à la source même de la solidarité : “Aussi égoïste que l'homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s'intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur “   Ainsi Smith propose-t-il une théorie de la moralité fondée sur la sympathie, entendue comme faculté de partager les passions des autres, à travers le “spectateur impartial ” : nous nous jugeons nous-mêmes à partir de ce personnage imaginaire, que nous avons tiré de l’observation de la société, et nous sympathisons avec ses jugements. Autre illusion bien fondée, grâce à laquelle le collectif nous inculque sa morale. Mais de là aussi bien des risques.

A travers ces trois chapitres inspirés, L. Jaume montre que la tradition européenne concerne la liberté, “constitutive de l’humanité éducable ”   , liberté controversée, et complexe puisque pouvant aller jusqu’à sa propre négation. Son pari pour l’avenir est de dire qu’il nous faut cultiver cet héritage, “ce sens commun de la liberté, de la règle et de la critique ”   , car comment pourrions-nous espérer aider les autres sans être nous-mêmes ? Réactiver l’esprit européen, ce n’est pas s’enfermer dans une prétendue identité, mais relancer le dialogue des cultures