Cet essai de Patrick Artus, au titre provocateur, propose une synthèse originale sur le système monétaire international et ses mécanismes.

Les attaques répétées du chef de l’État contre la politique de la Banque Centrale européenne, nouveau bouc émissaire du déficit de croissance et du manque de compétitivité de la France, trouvent un relais théorique dans cet essai de Patrick Artus, dont le titre provocateur, voire populiste, cache une synthèse originale sur le système monétaire international et ses mécanismes.


La fin de l’inflation

Le rejet actuel de la Banque Centrale européenne (BCE), à la fois par les citoyens qui la tiennent pour responsable de la vie chère et par les politiques qui accusent la confusion entre indépendance et irresponsabilité   , reflète l’inadaptation de la politique monétaire au contexte macro-économique.  Cette déduction est bien évidemment infondée. D’une part la perception de l’inflation est systématiquement supérieure à la dérive de l’indice des prix, comme le montre le petit module qui vous permet de calculer votre "propre inflation" sur le site de l’INSEE. D’autre part l’insistance de certains États membres pour obtenir une politique monétaire plus souple cache le souci de réduire l’endettement public sans réaliser les réformes structurelles qui s’imposent.

Quoi qu’il en soit, les inquiétudes des citoyens et des politiques alimentent le débat public sur la légitimité des banques centrales. Pour Patrick Artus, le système institutionnel des banques centrales, conçu pour lutter contre l’inflation des années 1970, n’est plus en mesure de répondre aux risques financiers et bancaires d’une économie globalisée.  L’ouverture des économies, le faible coût du travail et le surinvestissement dans les pays émergents crée une pression à la baisse sur les prix des biens et des services. Cet environnement déflationniste conduit à une panne de la croissance, dissimulée par l’accroissement de l’endettement des ménages.  Ainsi l’inflation "monétaire", c'est-à-dire la dérive des prix liée à une augmentation de la liquidité en circulation, "a été éradiquée par l’arrivée des pays émergents"   . L’inflation actuelle a pour origine deux facteurs indépendants de la politique monétaire. D’une part la tension sur le marché des matières premières (forte demande chinoise, risques sur l’offre) tire les prix de l’énergie, des métaux et des produits alimentaires à la hausse. D’autre part l’inflation dans les services provient des moindres gains de productivité par rapport au secteur industriel (effet Balassa-Samuelson).

Le retour vers une économie inflationniste n’est envisageable que dans l’hypothèse d’un renfermement protectionniste ou d’une hausse des prix de services protégés de la concurrence internationale (comme les services financiers en Grande Bretagne qui représentent 21% de l’emploi).  Ces hypothèses apparaissent peu crédibles pour la zone euro.


L’inefficacité et les effets pervers de la politique monétaire

Le ciblage de l’inflation est une politique, au mieux inefficace, au pire déstabilisatrice.

L’accumulation de réserves de change par les pays émergents a fortement accru la liquidité en circulation sur les marchés financiers mondiaux. Les banques centrales ne contrôlent donc plus qu’une faible part de la liquidité mondiale. Cette liquidité, investie sur les marchés financiers internationaux, maintient les taux longs à des niveaux historiquement faibles et réduit les capacités de contrôle des banques centrales.

L’hétérogénéité des zones monétaires implique également une forte asymétrie de l’effet de la politique monétaire. En Europe comme aux États-Unis,  les cycles de croissance divergent entre les régions si bien qu’une même politique monétaire, disons restrictive, peut éviter la surchauffe dans une zone de forte croissance et simultanément plonger dans la récession une zone déjà en difficulté. Cet effet pervers est compensé aux États-Unis par une forte redistribution fiscale. Un tel mécanisme au sein de l’Union européenne nécessiterait une très forte augmentation du budget de l’Union et un fédéralisme fiscal auquel les États membres ne sont pas prêts. Toutefois la principale source d’inefficacité de la politique monétaire demeure l’hétérogénéité des modes de financements. Ainsi le canal du taux d’intérêt n’agit pas de manière équivalente en Allemagne, où 85% des  ménages empruntent à taux fixe, et en Espagne, où 95% des ménages empruntent à taux variable.

Enfin, citant avec ironie Jean-Claude Trichet et Ben Bernanke, Patrick Artus rappelle les limites de la doctrine monétariste des banques centrales : la stabilité des prix accroît la croissance et réduit le chômage puisque les acteurs économiques, confiants dans la stabilité des taux d’intérêt à long terme empruntent et investissent à long terme. Le contrôle de l’inflation permet de réduire la variabilité de l’économie notamment de la production et de l’emploi. Mais les effets pervers du ciblage d’inflation sont nombreux : augmentation de la variabilité des actifs, des taux de change, déséquilibre de la balance commerciale et croissance explosive des taux d’endettement des ménages. 

L’incapacité des banques centrales à prédire les récentes crises financières prouve que le contrôle des prix ne suffit pas à assurer la stabilité du prix des actifs. Au contraire, la transparence de la politique monétaire homogénéise les anticipations des acteurs sur les marchés et amplifie les crises. "Une grande homogénéité des anticipations conduit les agents économiques à prendre simultanément les mêmes positions sur les prix des actifs"   . La solution pour réduire ce risque est de limiter les variations brutales de taux courts. Or la lenteur de la réaction de la Banque centrale est responsable de l’accroissement inquiétant de l’endettement des ménages qui fait peser un risque social important sur les emprunteurs les moins solvables. Une politique monétaire restrictive, c’est prendre le risque de déprimer la demande de biens et services, le marché de l’immobilier, mais aussi d’accroître les inégalités. 

Il n’est pas ici question de  considérer les banques centrales comme responsables de l’ensemble des déséquilibres financiers de l’économie mondiale, mais simplement de souligner l’inadaptation de ces institutions aux défis actuels et le cruel besoin de réforme.


Quelles solutions ?

Les banques centrales doivent redevenir un instrument de politique économique, soutien des politiques structurelles afin de permettre une réforme de l’État en limitant le coût social pour ne pas revivre le choc de la désinflation compétitive des années 1980.  Pour cela, le contrôle de l’inflation doit être remis sur un pied d’égalité avec le soutien de l’emploi et de la croissance. Le contrôle du prix des actifs doit devenir un objectif à part entière de la politique des banques centrales. La limitation de la liquidité mondiale nécessite une coopération internationale des régulateurs monétaires et des actions concertées face aux déséquilibres financiers et bancaires. Enfin la légitimité des banques centrales passe par un meilleur contrôle démocratique et une définition de l’objectif de la politique monétaire en accord avec les instances politiques (le parlement européen pour la BCE, le congrès pour la FED…).

Ces propositions pêchent toutefois par un manque de précision sur les modalités de mise en œuvre.  Revenir sur le traité de Maastricht paraît difficile dans un contexte de défiance face aux institutions européennes. Le défaitisme de l’auteur et le ton alarmiste de la conclusion soulignent autant l’urgence de réformer que l’échec de l’économiste à proposer des solutions innovantes. 

Au final, Les incendiaires offrent une synthèse de l’ensemble des critiques existantes contre la politique économique des banques centrales. Si l’auteur s’abstient d’entrer dans les détails des mécanismes monétaires, au risque de décevoir le lecteur averti à la recherche de démonstrations rigoureuses, la clarté des explications et la pertinence des exemples font de ce livre un bon support pour comprendre les débats actuels.


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Crédit photo : Skippy13 / Flickr