Trois jours pour comprendre les engagements de toute une vie.
 

Il y a des textes auxquels on ne peut donner un nom car ils évitent malicieusement de respecter les codes des genres littéraires pour inventer leur propre narration. Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus de José Lenzini appartient à cette famille de livres protéiformes. Est-ce un essai ? une biographie ? un roman ? Impossible à dire et si l’auteur, dans un avertissement au lecteur, évoque son "récit", on peut aisément affirmer que son texte appartient en réalité à ces trois catégories à la fois, les dialogues réinventés, l’espace temporel retenu et la constante analyse de la vie et l’œuvre de Camus empêchant tout classement restrictif et définitif. En revanche, l’objectif de l’ouvrage est clair et immédiatement assumé : "Il retrace cet ultime voyage avec une volonté de rester fidèle à la réalité telle qu’elle a été évoquée dans différents ouvrages, des articles de presse ou des témoignages obtenus dans le cadre d’autres livres ou conférences"   .

Il y a d’abord un bilan : en 1960, Albert Camus est au sommet. À 46 ans, dans la force de l’âge, riche et célèbre, il vient d’obtenir le prix Nobel de littérature. Un rêve pour un écrivain ! Il y a ensuite un événement : le 4 janvier 1960, Camus quitte Lourmarin en voiture en compagnie de son éditeur, Michel Gallimard, pour rejoindre Paris. Au milieu d’une ligne droite, la voiture fait une embardée, tuant l’écrivain sur le coup. Dans la carcasse, on retrouve une sacoche contenant le manuscrit du Premier Homme. Il y a enfin une hypothèse : Camus était à la croisée des chemins. Fatigué par la récente polémique provoquée par la publication de L’Homme révolté, exaspéré par l’hypocrisie de ces messieurs de Saint-Germain-des-Prés, inquiet de la situation en Algérie, il voulait arrêter d’écrire et commencer une carrière… d’acteur ! Attablé dans un restaurant, la veille de l’accident, quand Michel Gallimard lui demande s’il souhaite reprendre quelque chose, il répond : "Juste un peu de jeunesse…"

En vérité, Camus est partout ailleurs que dans cette voiture fonçant vers Paris. Le titre de l’ouvrage de José Lenzini est une illusion. Les trois derniers jours sont une coquille, un piège pour le lecteur. L’apparente fixité de la trame narrative est un prétexte pour s'échapper, un point de départ. Le voyage n’est pas celui promis, car bien plus que ses dernières heures, ce sont les multiples vies de Camus qui s’ouvrent sous nos yeux. L’écrivain n’est jamais dans le temps présent du récit, il erre au milieu de ses souvenirs – ceux de l’enfance en Algérie, des amitiés et des engagements – mais aussi au milieu des inquiétudes pour le futur : l’Algérie toujours, l’écriture, la carrière d’acteur… La mémoire est le plus puissant des bolides.

Si le court texte de José Lenzini mérite d’être lu, ce n’est pas pour l'originalité de son sujet – les biographies d’Albert Camus sont nombreuses – mais pour le caractère inattendu de son traitement. Partant des trois derniers jours précédents l’accident, c’est toute la vie de Camus que Lenzini déroule sous nos yeux. Mais – et c’est là l’intérêt du livre – il n’en fait par seulement le récit où le commentaire, car, à l’intérieur de son texte, il insère des extraits des œuvres de l'auteur même et, habilement, se garde bien de nous en donner la source. Alors, le lecteur, au départ confiant dans la parole de son guide, s’aperçoit qu’il est tombé dans le piège du biographe : persuadé d’être éclairé par la lumière d’un seul, il se retrouve perdu au milieu d’une multitude de voix et ce procédé lui empêche de distinguer la fiction de la réalité, la parole de Camus de celle de Lenzini. Et c’est tant mieux, car ainsi – toute tentative biographique, exhaustive ou scientifique, étant inévitablement vouée à l’échec – la vérité de Camus se laisse plus facilement surprendre.

Il y a aussi le silence. Celui de sa mère, sourde, presque muette et illettrée. "Après tout, pourquoi avons-nous ce besoin, cette fringale de mots ?" s’interroge-t-il   . Voilà le sujet du livre. La réponse, il la connaît. C’est pour elle bien sûr, mais aussi pour tous ceux comme elle – les bâillonnés, les muets – dont il faut porter la voix, coûte que coûte. Aussi un peu pour soi. "Mes silences têtus, ces souffrances vagues et souveraines, le monde singulier qui m’entourait, la noblesse des miens, leur misère, mes secrets enfin, tout cela pouvait donc se dire."