Un livre qui ouvre des perspectives claires tout en suscitant de nombreuses questions stimulantes sur la situation et l'avenir de l'Union européenne.

Olivier Ferrand a côtoyé nombre de responsables politiques de haut rang, à Paris comme à Bruxelles ; il est lui-même descendu dans l’arène en participant à la campagne référendaire de 2005 et en se présentant aux élections législatives en 2007 ; il préside la toute jeune Fondation "Terranova", qui s’est assignée la noble tâche de renouveler la pensée progressiste, en liaison avec de nombreux partenaires internationaux : c’est dire qu’en publiant L’Europe contre l’Europe, il livre un témoignage et un message particulièrement aiguisés, et intéressants à de nombreux égards.

Intéressant d’abord parce que, fondé sur le rappel des principales étapes de la construction européenne, un constat central parcourt son livre : cette "construction européenne" a changé de nature depuis une vingtaine d’années, mais les modes de fonctionnement et de raisonnement qui lui ont donné naissance et permis de progresser ne se sont pas suffisamment adaptés à cette révolution, au point de désormais porter tort à toute l’entreprise communautaire. L’heure n’est plus à l’établissement graduel de la "CEE" de grand-papa : elle est à mise en place d’une Union européenne aux compétences et aux visées beaucoup plus larges.

S’il fallait résumer d’une formule la charge d’Olivier Ferrand, on dirait qu’il tente de tirer les conséquences de cette "grande transformation" en plaidant pour la politisation de la construction européenne. Politisation des institutions communautaires d’une part, et notamment de la Commission européenne, qui ne peut selon lui prétendre incarner ontologiquement l’intérêt général et doit être clairement représentative de la majorité élue au Parlement européen. Politisation des procédures de décision d’autre part, avec notamment davantage de votes majoritaires entre gouvernements. Politisation des interventions de l’UE enfin, avec une priorité accordée à celles répondant aux principaux défis communs de ses pays membres (régulation de la mondialisation, changement climatique, diplomatie et défense etc.) et, en parallèle, l’encadrement voire le retrait des mesures de libéralisation qui suscitent des réactions négatives du côté des opinions publiques nationales, notamment en France.

L’autre intérêt du livre d’Olivier Ferrand est de prendre un peu de hauteur par rapport aux débats institutionnels et boutiquiers qui agitent souvent le landernau communautaire, afin d’envisager l’avenir possible de l’UE, à partir de trois grands scenarii.
Celui d’une « grande Suisse" prospère mais sortant de l’Histoire, et que la situation de marasme actuel porte selon lui en germe ; celui d’une "Europe monde" qui surferait sans limite claire sur sa dynamique d’élargissement, dont Olivier Ferrand souligne au passage qu’elle est l’un de ses plus grands succès ; enfin celui de "l’Europe puissance", ou de "l’Europe fédérale" -c’est pour lui la même chose- jugée seule capable de permettre à l’UE et à ses pays membres de peser dans les affaires du monde au 21ème siècle.

Olivier Ferrand se livre à cet éclairant travail de mise en perspective avec une certaine audace : non seulement il évalue à 10% la probabilité que ce dernier scénario advienne (contre 70% et 20% aux deux premiers), mais il affirme aussi que c’est celui qu’il faut privilégier, et pour lequel il convient de se mobiliser sans tarder.



Dans ce contexte, l’intérêt et même l’originalité du livre d’Olivier Ferrand tiennent enfin et surtout au fait qu’il trace les contours d’une telle mobilisation politique, sur la base d’un triptyque inédit "Modèle européen – Parlement européen – Nouvelle génération".

Foin des subtilités et des nuances entre États : un modèle européen existe bel et bien nous dit-il, sur le plan social et environnemental, mais aussi politique et diplomatique ; la promotion de ce "riche legs" doit constituer le socle fondateur de l’Union européenne, et la mondialisation son nouvel horizon au cours des prochaines décennies   .
 
Le Parlement européen a désormais vocation à être le lieu de pouvoir où pourront s’exprimer les dynamiques de politisation et de démocratisation qui permettront à la construction européenne de reprendre vigueur : il ne faut pas l’ignorer mais l’investir, car c’est du Parlement européen que peuvent sortir les prochaines impulsions décisives pour la construction européenne, si ses élus ont le courage d’assumer leurs responsabilités en se livrant à un "coup d’État" - on aurait envie d’écrire : "coup d’Europe".

Les nouvelles générations ont enfin un rôle particulier à jouer dans le travail de rénovation à entreprendre, car elles sont sans doute moins prisonnières des schémas et des réflexes d’hier : c’est parmi elles qu’émergeront les "fils fondateurs"   dont l’UE a désormais besoin.

Olivier Ferrand ne se contente donc pas d’inciter les constructeurs de l’Europe au "doute méthodique" : il leur fournit aussi un viatique clair pour engager l’UE vers de nouvelles aventures, auxquelles plus d’un lecteur aura sans doute envie de participer.

Agréable à lire, L’Europe contre l’Europe est aussi très intéressant pour les nombreuses questions stimulantes que sa lecture suscite.

On se demande par exemple parfois si son auteur ne peche pas un peu par excès d’optimisme lorsqu’il indique que les résistances souverainistes et les réflexes nationalistes ont fortement reflué, au point d’atteindre un très bas niveau historique. Si l’actuelle crise économique a eu le mérite de rappeler l’intérêt d’une action européenne commune, n’a-t-elle pas en effet semblé également traduire une forte affirmation des stratégies étatiques et un certain raidissement des opinions publiques nationales ? S’il fallait décréter dès demain le passage généralisée au vote majoritaire au Conseil des ministres qu’Olivier Ferrand appelle de ses vœux, celui-ci passerait-il comme une lettre à la poste ? Pour souhaitable qu’il puisse être, combien de gouvernements de l’UE accepteraient-ils aujourd’hui de participer à ce "coup d’État"-là ?

Bien qu’éminemment constructive, la critique d’Olivier Ferrand n’est-elle pas trop négative à l’égard d’acteurs importants de l’aventure communautaire, qu’il épingle à coup de "paradoxes" comme les principaux obstacles à son approfondissement ultérieur ? Jean Monnet pour avoir privilégié une construction technique et aux finalités politiques non clairement affichées ; Jacques Delors, pour avoir œuvré à l’approfondissement de l’intégration économique et monétaire, sans être parvenu à mettre l’UE au service du "modèle de développement" qui fait sa force ; Michel Barnier, pour avoir défendu la thèse d’une Commission au dessus des partis et des peuples... Olivier Ferrand ne fait certes ainsi que développer la thèse qui justifie le titre de sa libelle, tout en rappelant à juste titre que les principaux responsables de la situation difficile que connaît la construction européenne sont d’abord ses praticiens et partisans autoproclamés. Ce faisant, ne développe-t-il pas une critique dont l’effet premier pourrait surtout être d’inciter à condamner l’Europe d’aujourd’hui, sans nécessairement donner très envie de faire le grand saut vers "l’Europe fédérale" dont il juge l’avènement souhaitable ? Cette critique ne va-t-elle pas grossir un peu plus le flot des critiques négatives vis-à-vis de l’UE, qui semble désormais tout recouvrir sur son passage, au moins en France ? Y aurait-il là un "paradoxe Ferrand", que l’auteur s’efforce certes de conjurer, en s’étant cependant placé sur une étroite ligne de crête ?



On se demande enfin si L’Europe contre l’Europe n’est pas "trop français", et si on ne l’a pas lu et approuvé parce que soi-même français. Lorsqu’il évoque pour l’éviter la perspective d’une "Suisse européenne", Olivier Ferrand a la lucidité de reconnaître que la Confédération helvétique offre des conditions de vie très agréables, mais aussi de rappeler que beaucoup de pays du monde et d’Europe considèrent ce pays comme un paradis pour des raisons autres que fiscales. Il souligne aussi que le ralentissement ou la stagnation de la construction européenne ne signifieraient pas la fin de l’UE, même s’ils seraient sans doute perçus négativement par une majorité des Français, qui ont toujours donné l’impression de vouloir "plus d’Europe" (fiscale, sociale, diplomatique etc.) - alors que nombre d’autres peuples s’accommodent sans doute assez bien de l’UE telle qu’elle est aujourd’hui.

Dans ce contexte, quelle majorité politique, en termes de forces partisanes comme en termes d’États membres, pourrait-elle être formée afin de mettre en œuvre l’ambitieux programme exposé par Olivier Ferrand ? Quelle majorité politique pour former un "noyau dur" ou une avant-garde, sorte d’"Europe dans l’Europe" qui permettrait peut-être de dénouer beaucoup des contradictions actuelles de la construction européenne ? Olivier Ferrand ne fait qu’esquisser la réflexion sur cet enjeu essentiel. Il semble conscient de la nécessité de l’élargir à de nombreux autres Européens, à qui il lance d’ailleurs un salutaire appel dans la conclusion de son ouvrage, et dont on ne peut que souhaiter qu’il soit entendu.


Au total, L’Europe contre l’Europe ouvre des perspectives claires à la construction européenne tout en suscitant nombre de questions stimulants sur sa situation actuelle et sur son avenir immédiat : on est certain que, à ce double titre, le livre d’Olivier Ferrand ne manquera pas de nourrir le débat public sur l’Europe au cours des prochains semestres

 

 

* À lire également sur Nonfiction :

 

- Alexandre Mirlesse, En attendant l'Europe (La Contre Allée), par Alina Girbea.

- L'entretien avec Alexandre Mirlesse, par Alina Girbea.

- Michel Rocard et Nicole Gnesotto, Notre Europe (Robert Laffont), par Mathilde Bouyé.

- Olivier Ferrand, L'Europe contre l'Europe (Terra Nova / Hachette Littérature), par Eric L'Helgoualc'h.