La première grande étude historique, fouillée et mesurée, sur le système punitif de Biribi.

Biribi est le nom générique, d’origine populaire, donné au système pénitentiaire et disciplinaire de l’armée française. Dominique Kalifa conclut son dernier ouvrage en indiquant, curieusement, que Biribi est un « non lieu de mémoire ». Son travail prouve le contraire et paraît même comme une illustration de ce que Pierre Nora appelait un lieu de mémoire : « un cercle à l’intérieur duquel tout compte, tout symbolise, tout signifie. (…) le lieu de mémoire est un lieu double ; un lieu d’excès clos sur lui-même, fermé sur son identité et ramassé sur son nom, mais constamment ouvert sur l’étendue de ses significations »   . S’il appartient à l’historien de trouver le fil qui relie l’ensemble, de passer de l’image au fait et du fait à la conscience, c’est bien cette mission que l’auteur honore dans ce livre magnifique. Il faut convenir que Biribi serait plutôt un lieu de la non-mémoire : les archives restent muettes sur bien des points (les « exclus » et les compagnies coloniales) et les travaux académiques sur cette question sont rares. Cette difficulté, clairement exposée, a été surmontée par le dépouillement et l’exploitation systématiques du fonds documentaire disponible. Biribi est d’abord un non lieu géographique. Aucun endroit au monde n’a porté ce nom, trait commun significatif avec le Goulag ou le Laogai chinois, qui étaient, eux aussi, des « archipels punitifs ». C’est tout le pari de l’auteur que d’avoir assigné un cadre chronologique précis (1830-1960) à un système à la géographie mouvante, mais centrée sur ce qu’il considère comme le lieu d’élection de Biribi : l’Afrique du Nord, « grand chantier de peine des délinquants de l’armée ».

Biribi, un mot prisonnier des mots


« Biribi » est le produit collectif d’une littérature destinée au grand public. Autobiographie, romans et reportages : Biribi naît dans les livres. C’est à cette histoire, qui est celle de la dénonciation, que Dominique Kalifa consacre la première partie de son ouvrage. Il en montre l’évolution, les cadences et les variations, et examine la réception de Biribi dans le débat public. Ces témoignages, dont les mieux écrits sont ceux de George Darien (« Biribi », 1890), d’Albert Londres (« Dante n’avait rien vu, Biribi », 1924) ou de Pierre Mac Orlan (« Le bataillon de la mauvaise chance », 1933) ont constitué, pendant longtemps, la seule preuve et la seule mise en cause de Biribi. Il faut bien sûr y ajouter les chansons d’Aristide Bruant. A la fin de cette partie, l’auteur analyse avec brio le discours du "fantastique social" : ses exagérations, ses représentations, sa mythologie. C’est le plus écrivain de tous, Mac Orlan, qui fait les frais de cette analyse subtile. Au fil des publications, Biribi est devenu un lieu commun, avec son cortège de reconstitutions fantasmées, de fausses vérités et de mythes populaires. Les clichés abondent : la poétique du sadisme et du malheur, la fatalité sociale, le pittoresque colonial, le tragique du pauvre monde, l’attirance empathique pour les mauvais garçons. C’est le mythe de « l’armée du crime » dont D. Kalifa poursuit ici la déconstruction, entamée dans ses travaux précédent   .

Lois et règlements

Par opposition au Biribi romancé, la seconde partie, classiquement historienne, propose une périodisation chronologique très convaincante du dispositif disciplinaire : création des Bataillons d’Afrique en 1832, des corps spéciaux en 1889, apogée du système durant la Grande Guerre, et son « interminable agonie » à partir des années 30. Il s’agit d’un système punitif très organisé, juridiquement encadré et toujours contrôlé. La littérature administrative  dépouillée par l’auteur montre que Biribi fut à la fois un souci et une nécessité. De même, il décrit une nébuleuse se décomposant en différents sous-ensembles, tous reliés par une chaîne invisible, mais disposant d’une logique interne toujours particulière : les pénitenciers militaires, les Bataillons d’Afrique, les ateliers et les chantiers, les sections spéciales, les compagnies coloniales, les exclus, autant de formes différentes de Biribi.

La complexité est la marque du système. A la fin, c’est elle qui aura raison de la patience des institutions et conduira au déclin de Biribi. Mais c’est également cette combinatoire qui fit la fortune du système : en dépit des garde-fous et des précautions prises, les irrégularités, l’arbitraire et les brutalités prospéraient, protégés par le brouillard administratif et la protection des distances. Le schéma proposé au milieu de l’ouvrage   vient heureusement aplanir les difficultés de lecture que ce dédale rend inévitables. Encore n’épuise-t-il pas l’ensemble des méandres de ce labyrinthe disciplinaire ni celui des cheminements individuels : on ne peut renvoyer ici qu’à la lecture passionnante de cette partie qu'il serait vain de vouloir résumer.

Le chemin de la misère

Pour achever son enquête, D. Kalifa recrée la vie des « biribis », si l’on peut encore parler de vie au royaume de l’abjection. Inconfort, maladie, haine, désintégration d’autrui et affaissement intérieur, tout est porté à l’extrême : Biribi sort l’homme de l’humanité. Les gardiens et les caïds alimentent une violence qui les unit dans la même déchéance. C’est un théâtre où chacun joue son rôle : victime et bourreau de soi-même. L’argot militaire, par une cruelle ironie, les dénomme les « Joyeux ». Ce système clos tire sa cohésion d’une peine chaque jour répétée. Ce qui rend ce tableau parfois insupportable à lire, c’est qu’il décrit l’implacable mécanique par laquelle seule la brutalité définit les hiérarchies. Pour tout nouvel arrivant, le pire est inévitable. Quelle surprise d’apprendre que la fête de corps de Biribi, tous les 8 février, était la « fête de la violence » au cours de laquelle chacun était libre de frapper qui bon lui semblait. Ce détail n’est pas le plus sordide de ceux que rapporte D. Kalifa, mais il dit assez bien ce que fut Biribi : un lieu d’aliénation. Les pages consacrées aux viols systématiques sont comme le résumé sordide de la vie des « Joyeux ».

« Les misérables, ceux que la misère fait souffrir et que la misère déshonore » écrivait Baudelaire, dans un article sur les Misérables. Tout Biribi tient dans cette observation. Il ajoutait, à propos du grand roman : « C’est un livre interrogeant, posant des cas de complexité sociale, d’une nature terrible et navrante, disant à la conscience du lecteur : Eh bien ? qu’en pensez-vous ? »   . Il est impossible de refermer Biribi sans se poser la même question.

Le droit d’exception

Cette sombre histoire a été rendue possible par l'existence d'une justice militaire indépendante, placée hors du droit commun, ignorante, pendant longtemps, du principe des circonstances atténuantes et incapable de proportionner le délit à la peine. Déconnectée du droit commun, elle appliquait sans scrupule la double peine, civile et militaire. Comme le montre l'auteur, Biribi est la réponse à la question : que faire de nos fortes têtes, de nos voyous, de nos déserteurs, de nos subversifs ? Quel service l'armée peut elle se rendre à elle-même autant qu'à la société ? Durant toute son histoire, le système Biribi hésite entre réhabilitation des égarés et exclusion des cas désespérés. L'institution veille à la bonne application des règlements, et nombreux sont les témoignages présentés dans ce livre où apparaissent la volonté de bien faire et le désir sincère d'éviter, à tout prix, que Biribi ne devienne un lieu d'arbitraire. L'augmentation des effectifs de bataillonnaires et de disciplinaires doit beaucoup à l'esprit d'universalisme qui marque les lois Freycinet et Berteaux de 1889 et de 1905 : les mauvais sujets ne sauraient être exemptés de leur devoir militaire. Le service de la nation ne doit pas exclure les exclus. C'est le vieil héritage des Lumières et de l'idéal égalitaire qui fait croître Biribi, un fait que Tocqueville aurait pu  commenter, lui qui fut à la fois le critique des effets de l’égalitarisme sur l’esprit public et un fin connaisseur des systèmes pénitentiaires. A l'exception de certaines périodes plus réactionnaires que d'autres, et dont l'origine est plus sociale que militaire, Biribi se veut un système de régulation de la délinquance et de la criminalité. La raison profonde de son dérèglement provient, en grande part, de ce qu'il fut placé hors des juridictions civiles. Lorsque le général Chanzy (1823-1883) déclare "on ne fait pas de démocratie quand il s'agit de l'armée", une formule déjà exprimée par Thiers, il ne prend pas position contre la démocratie, et pense même que l'armée peut être au service de la démocratie. Il justifie simplement l'exceptionnalité dont bénéficie l'institution militaire. C'est toute l'histoire de Biribi que d'être le régime pénitentiaire d'un monde indépendant et qui ne rend compte qu'à lui-même. C'est une mécanique identique qui a permis Guantanamo, dont le statut extraterritorial et militarisé a placé les relégués hors du droit commun. Sur ce point, l'ouvrage de Dominique Kalifa est très révélateur. Rappelons qu’il faut attendre la loi du 21 juillet 1982 pour que les tribunaux militaires en temps de paix soient réduits à rien. Les infractions au code de justice militaire ainsi que les crimes et délits de droit commun commis par les militaires dans l'exécution du service ne relèvent plus désormais que des seules juridictions civiles.

Ce livre montre aussi que l’institution militaire ne saurait être tenue pour seule responsable et que son homogénéité ne doit pas être surévaluée ; il indique même que de nombreux officiers ont rejoint les rangs de la protestation. Dans les années 1905-1910, c’est le « parti des honnêtes gens » qui fait pression pour durcir « le système éliminatoire ». Il ne faut pas tenir Biribi pour une anomalie de l'histoire, non représentative de l'époque. Au contraire, le bagne militaire est produit par la même société que celle qui fit fleurir Ferry, Zola, France, Jaurès, Proust, Gide, Briand. Il semble être la profanation de ce que la France a produit de plus éclatant, et c’est tout le mérite de Dominique Kalifa de la réintégrer dans notre histoire.

Pistes et chantiers

Si Biribi a trouvé son historien, il reste à espérer que la porte ainsi ouverte ne se referme pas trop vite. Sans doute faut-il encore étudier l'autre Biribi, à peine évoqué dans l'ouvrage, que fut le système mis en place en Indochine. Le terrible bagne de Poulo Condor, ouvert en 1863, en est le signe le plus connu. Il resterait encore à parler des compagnies disciplinaires et des sections spéciales pendant la guerre d'Indochine, dont les insignes officiels portaient les devises « Inch'Allah », « Dura Lex » ou « Mea culpa ». A l'identique, la Légion Etrangère du premier XXe siècle a été le lieu de certaines relégations que Biribi ne prenait pas en charge : dans les années 30, les républicains espagnols, les juifs et les communistes allemands. L'ouvrage de Pierre Sergent sur le 5e régiment étranger ouvre sur ce point des perspectives édifiantes   . Mais le style épique et nostalgique propre à cet auteur laisse le champ libre au travail de l'historien. A partir de 1945, les collaborateurs et les Français ayant servi sous l'uniforme allemand rejoignent la Légion avec un régime statutaire adapté et sur la base d’un contrat laconique (« la corde ou la Légion »). Ces épisodes attendent un travail identique à celui de Dominique Kalifa, dont l’ouvrage, foisonnant d'informations, incite à la réflexion. On lui sait gré de ne pas avoir cédé à la mode du « livre noir » et d'avoir porté  sur un sujet douloureux un regard mesuré et distancié