Un livre brillant et séduisant, mais qui croit résoudre un problème qu’il n’aura fait qu’effleurer, et auquel il participe sans le savoir.

Christopher Lane est professeur de littérature anglaise aux États-Unis, extrêmement marqué par les usages de la pensée de Lacan et de Foucault dans la théorie littéraire et la critique culturelle. Il a publié en 2007 La timidité : comment un comportement normal est devenu une maladie   .

Pourquoi dénoncer la "psychiatrisation des émotions" ?

Ce livre qui a suscité des comptes rendus contrastés dans le monde anglophone est aujourd'hui traduit sous le titre sensiblement différent : Comment la psychiatrie et l'industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, et publié dans la remarquable collection de la "Bibliothèque des savoirs". Titre sensiblement différent, certes, mais nullement injustifié : la pathologisation de la timidité sert en effet à Lane de modèle pour décoder la transformation en problèmes psychiatriques de toutes les variations émotionnelles de notre vie quotidienne, avec l'idée que de puissants intérêts économiques, ceux des grands laboratoires pharmaceutiques et de leur bras armé, les sociétés de conseil en marketing et les publicitaires, non seulement sous-tendent mais finalement expliquent l'orgie de psychotropes qui est censée ravager nos sociétés, et déformer toute juste appréciation du sens de l'existence humaine.

Disons-le tout de go : semblable thèse, bien loin de déranger qui que ce soit, est devenue aujourd’hui extraordinairement populaire. On ne compte plus désormais les ouvrages dénonçant le lobby pharmaceutique, et la déshumanisation/désubjectivation scientiste que véhicule la psychiatrie nord-américaine. On ne compte plus non plus les acteurs du système de santé ou de la recherche médicale disposés à vous dévoiler la face cachée du succès de telle ou telle molécule, et, de plus en plus, à visage découvert. Pour peu donc que vous combiniez la dénonciation d'un certain nombre de scandales (protocoles statistiques truqués, experts internationaux pris la main dans le sac des financements occultes, j'en passe et des meilleures) avec, dans le cas de Lane, un éloge appuyé, mais pas trop direct de la psychanalyse, vous êtes à peu près sûr, en France, de faire un tabac   . Un vernis superficiel de réflexion historiographique ou philosophique ne nuit pas : des archives croustillantes, qui jettent une lumière crue sur les vices ou les pratiques douteuses de grands personnages autrefois redoutés, tel le psychiatre américain Robert Spitzer, architecte en chef du fameux DSM3, dont il va être question plus bas, des allusions aux grands moralistes comme Kierkegaard, l'exploitation de magnifiques romans comme Les corrections de Jonathan Franzen   , comme si une oeuvre d'art devait être lue comme le reflet en miroir de la réalité de son temps   , et le tour est joué. Lane, en cuisinier habile, a très bien mélangé ces ingrédients, et sa prose les lie en une sauce d'une fluidité parfaite, inaccessible à la grande masse des historiens des sciences, des épistémologues ou des sociologues de la médecine, ces râleurs pointilleux.


Une critique brillante, mais facile

Le lecteur sceptique que je suis aborde donc ce compte rendu le désespoir au cœur. Le succès de livres comme celui de Lane est imparable. Ils répondent en fait à un besoin aussi pressant est aussi caractéristique de notre situation sociale et anthropologique que les phénomènes de médicalisation et de marchandisation de la vie psychique qu'ils prétendent dénoncer, et contre lesquels ils proposent des remèdes totalement prévisibles et tout aussi insatisfaisants. Il n'en reste pas moins qu'il paraît possible de faire sentir les contours de la difficulté, pourvu qu'on resitue dans leur contexte les arguments répétitifs que ressert ce genre de littérature, sans jamais les laisser se refroidir.

La thèse est simple. Parmi les troubles mentaux liés à l'angoisse, la clinique psychiatrique, dès Freud et son concept de "névrose d’angoisse", a commencé à faire émerger un certain nombre de subdivisions dont une a connu une carrière extraordinaire : c'est la "phobie sociale", ou le "trouble de l’anxiété sociale". Cette phobie n'est pas la peur devant un objet, un animal, un lieu vécu comme menaçant (agoraphobie), mais tout bonnement la timidité excessive, la crainte de l'interaction sociale, l'angoisse qui saisit tout un chacun dès qu'il doit peu ou prou s'affirmer devant les autres. Cela va de la crainte de lever le doigt en classe aux regards en coin que jette une femme qui se cache pour essayer de la lingerie en grand magasin, en passant par la panique paralysante au moment d’entrer dans une salle de réunion où l’on doit faire une présentation. Robert Spitzer en aurait favorisé l’introduction dans le  DSM3, troisième édition parue en 1980 du Manuel Statistique et Diagnostique des Troubles Mentaux de l’Association Psychiatrique Américaine, lequel en dresse une première liste de symptômes caractéristiques   . En toile de fond de ce trouble, une personnalité-type aurait été découverte. Pas de troubles de l'anxiété sociale sans "personnalité évitante" (laquelle personnalité est, pour ainsi dire, un trouble de la personnalité !). Une fois cette maladie mentale pleinement décrite et légitimée, il ne restait qu'à la mettre sur le marché pour lui offrir un traitement pharmacologique naturel : les fameux inhibiteurs de la recapture de la sérotonine, dont le Prozac© est le représentant le plus connu   . Ainsi, ce qui n’est à tout prendre qu'une attitude représentative d'un caractère moral innocent mais parfaitement humain a été entièrement pathologisé, et des dizaines de millions de gens livrés en pâture à la voracité des grands laboratoires pharmaceutiques, de mèche avec une poignée de psychiatres et de statisticiens, certains objectivement corrompus, d'autres naïfs serviteurs d'un scientisme idiot. Heureusement, le journalisme d'investigation (surabondamment cité par Lane) et le bon sens d'un certain nombre de philosophes travaillent à nous en sauver. Il suffirait d'un peu de réflexion et de la mise en lumière impitoyable des agissements des laboratoires, des savants et des associations de patients qu'ils subventionnent pour que nous revenions à la raison. Cette raison c'est une raison post-freudienne, que Lane ne se risque évidemment pas à défendre sur des bases épistémologiques, mais uniquement parce qu'elle lui paraît congruente avec la représentation de l'homme qu'il préfère, et qu’il juge menacée.


Tout dépend, en somme, du niveau auquel on place l'argument du livre. Il est incontestable que Lane a mis la main sur des documents sidérants comme la correspondance échangée entre plusieurs participants de la grande entreprise de classification des troubles mentaux confiée à Spitzer. Il l’éclaire de déclarations bien connues de psychopharmacologues comme David Healy, qui continue à raconter avec la même fraîcheur et le même entrain qu'il y a 25 ans à quel point tout cela était peu sérieux scientifiquement, et avec quelle désinvolture on a poussé sous le tapis toute mention des effets secondaires inquiétants des molécules inventées à partir des années 1980 (le taux de suicide, les effets addictifs, et surtout "l'effet-rebond" de ces anti-dépresseurs anti-phobiques, qui augmente paradoxalement, au moment de l'arrêt de ces substances, les symptômes-mêmes contre lesquels on les avait prescrits). Sous la plume de Lane, la défaite monumentale du milieu psychanalytique américain, qui s'est fait retirer dans ces circonstances troubles le monopole du discours scientifique et même éthique sur la maladie mentale par ceux que l’auteur appelle à presque toutes les pages les « neuropsychiatres » n'est plus du tout un échec épistémologique, ni la sanction d'une faillite intellectuelle dont on voyait les prémices dès les années 1960. Les psychiatres-psychanalystes américains ont été les victimes d'un coup tordu inopiné, et leur défaite relève du coup de poignard dans le dos (Spitzer avait reçu une formation analytique de Reich, rappelle Lane) et il n'est donc que temps de réparer cette injustice. On apprend aussi bien des choses sur les manoeuvres en coulisse des sociétés de marketing au service des grands laboratoires. Un des passages les plus savoureux du livre est le récit de la commande d'un roman à sensation par un de ces laboratoires, où de méchants terroristes font venir du Canada des médicaments à bon marché pour empoisonner d’honnêtes citoyens américains. Une des grandes inquiétudes de ces laboratoires, en effet, est qu’il suffit de passer la frontière pour se procurer les mêmes médicaments qu'aux États-Unis mais à un coût bien moindre, du fait des particularités du système de santé canadien. Inspirant sinon la terreur, du moins la méfiance, ce thriller de commande devait servir à la manipulation des consommateurs, en juste complément du lobbying assidu d'un représentant républicain au congrès, contre tout alignement de la politique d'achat des agences de santé fédérales sur les pratiques odieusement anticapitalistes des Canadiens…
On ne s’ennuie donc pas en lisant Lane.

Bonnes intentions, faiblesses et franches bourdes

Et pourtant, une lecture d’un grain plus fin fait vite surgir des problèmes qui, je le crains, discrédite profondément le livre en tant qu’entreprise de description et de connaissance. Ce qui ne lui retire pas du tout son intérêt, mais en le faisant basculer plutôt du côté de la réaction typique à un état de fait dont personne ne se doute (le marketing des médicaments n’a pas pour but la santé des gens mais les profits de Big Pharma), réaction dont il faut comprendre les causes, au lieu de croire qu’elle constitue par elle-même l’explication de ce qui se passe.

Il serait fastidieux d'énumérer les erreurs et les approximations historiques de l'auteur. Il semble avoir une dent toute personnelle contre le pauvre Emil Kraepelin (1856-1926), un des fondateurs de la clinique psychiatrique allemande pour la seule raison que les rédacteurs du DSM3 se prétendaient « néo-kraepeliniens ». Présenté sans rougir par l’auteur comme un partisan farouche des explications cérébrales de la folie, ce qui est ou platement faux ou très caricatural, Lane s’en rend surtout à sa façon de traiter les malades mentaux. Mon sang s'est glacé, lorsque après une dizaine de pages de généralités historiques, toutes de seconde main, l'auteur cite un cas de mélancolie gravissime   . C’est le genre de situation qui aujourd'hui encore inquiète énormément les psychiatres à cause des précautions à prendre avec ces patients pour qu'ils ne se suicident pas avec une grande violence. Or Lane juge, du haut d'on ne sait quelle compétence, que le grand psychiatre, qui jugeait fou ce pauvre homme, n'était que la victime de préjugés sur la masturbation et la religion ! Qu'on puisse ainsi considérer la mélancolie délirante d'auto-accusation comme un artefact né des préjugés d’une psychiatrie dépassée augure mal du reste. C'est d'autant plus cocasse, que Freud lui-même, dont l'auteur s'imagine prendre la défense, a constamment accepté cette définition de la mélancolie, qu’il retravaille certes, mais sans en altérer la phénoménologie, et qu’il s'appuie toujours sur la nosologie de Kraepelin !
On verra à la fin à quelle absurdité Lane est conduit par cette anti-clinique psychiatrique fondée sur des préjugés du bon sens.



Que vaut maintenant au juste le morceau de résistance du livre : la description des conditions d’élaboration du DSM3, et les circonstances dans lesquelles y fut incluse la phobie sociale ? Il existe en effet de très nombreuses critiques de ce manuel. L'une des plus connues, citée par l'auteur, est celle de Herb Kutchins et Stuart Kirk   . Cette réfutation s'en prend à la méthodologie élaborée pour quantifier la convergence des jugements cliniques des médecins, convergence essentielle pour s'assurer qu'ils parlent bien de la même chose quand ils font un diagnostic (ce qu'on appelle le coefficient kappa de Cohen). Ce à quoi Lane se livre est tout à fait différent. Et cela me rappelle curieusement les techniques de dénonciation de la pensée freudienne en vigueur aux Etats-Unis dans les années 1990 : y a-t-il vraiment lieu d'entrer dans le détail technique ou conceptuel, si tout ne repose en réalité que sur une immense fraude, sur une manipulation scandaleuse des données, ou, au minimum, sur un amateurisme coupable ? Or c'est ce qu'accréditent les documents produits par l'auteur : les contradicteurs de Spitzer, et pas juste les psychanalystes, même les contradicteurs non-psychanalystes qui n'appartenaient pas à sa mouvance théorique de référence (l’école psychiatrique de Saint-Louis), avaient été soigneusement tenus à l'écart, et leurs arguments disqualifiés a priori. Dans un certain nombre de cas, leurs objections n'étaient tout simplement pas intégrées aux décisions finales.

Tout cela est suggestif, mais est-ce aussi significatif que l'auteur le croit? En fait, quantité de réunions scientifiques portant sur des objets complexes se passent dans une atmosphère de ce genre, tout spécialement quand il s’agit d’élaborer des lexiques communs ou de standardiser des procédures expérimentales, dans une situation d’incertitude partagée sur le bon calibrage des notions. Plus profondément, il est difficile d'attribuer la mise en péril de la subjectivité morale en Occident à une bande de conspirateurs statisticiens ou psychiatres convaincus que le cerveau est la cause ultime des maladies mentales, rassemblés dans un souterrain enfumé, et produisant des normes universelles sans nul contrôle. Le succès international de la classification américaine ne peut tout simplement pas reposer là-dessus. Il repose bien plus, comme n'importe qui peut s'en assurer en la parcourant, sur l'extrême platitude et sur la sous-détermination des critères retenus, qui font qu'il est extrêmement facile d'y reconnaître tout ce qu'on veut y reconnaître. En palpant les objets décrits au milieu d’un pareil brouillard, et que vous soyez psychanalyste, phénoménologue, neurobiologiste ou épidémiologue, vous finissez à peu près par tomber d’accord sur des regroupements de symptômes sur lesquels il est impossible de ne pas s’accorder "en gros". En sacrifiant toute finesse, le consensus n’est pas compliqué. Bien loin de créer en masse des maladies qui n’existaient pas, la classification du DSM3 constituait dans sa troisième version un progrès sur les travaux précédents que l'auteur lui-même est bien obligé d’avouer   , sans évidemment s'étendre sur ce point. Il n’en reste pas moins vrai que d’étranges clusters de symptômes ont commencé à pointer le bout de leur nez dans le DSM3, et à parader en maladies mentales aussi réelles et respectables que la mélancolie délirante ou les démences.



C’est toutefois un coup de force que de vouloir faire de la phobie sociale un cas absolument critique d'invention de maladie au sein de cette nouvelle nosographie. Je vois là plutôt une manie de la critique récente du DSM 3 : voyant midi à sa porte, chaque auteur s'imagine qu’une seule pathologie mentale condense et résume la totalité de la révolution catastrophique en quoi l'apparition de ces nouvelles catégories diagnostiques aurait consisté. Si l'on veut trouver un bien meilleur exemple d'étude critique d'une de ces catégories, infiniment plus importante et exemplaire que la phobie sociale, rapportez-vous au magnifique ouvrage d'Allan Young sur l'invention du stress post-traumatique, qui reste à ce jour le modèle indépassé d'une lecture anthropologique intelligente du travail de Spitzer et de ses collaborateurs   .

Mais acceptons un moment que la phobie sociale ait été ce sujet, sinon au centre, du moins assez près du centre de gravité du projet de Spitzer. Lane est bien obligé d'admettre qu'il existe des formes excessives de timidité, accompagnées de phénomènes d'angoisse généralisée, parfois paroxystique, avec des manifestations somatiques spectaculaires, et qui d'ailleurs s'observent aussi chez les animaux. Isaac Marks, le grand comportementaliste et éthologue britannique en avait dressé un tableau convaincant dès les années 1960. Lane ne nie donc pas qu'il existe une timidité pathologique. Ce qu’il conteste c'est l'abaissement du seuil à partir duquel cette conduite normale devient pathologique. Marks en est parfaitement d'accord, d'ailleurs. Le problème, c'est la définition de ce seuil. Hélas, dès qu'il s'agit de ne plus parler de façon négative, de décrire non ce que la timidité excessive n'est pas, mais plutôt de dire ce qu'elle est, les critères font tout à fait défaut.

La pathologisation de la timidité est-elle si exemplaire ?

C'est le point essentiel et celui sur lequel doit porter la critique la plus vigoureuse. L'auteur a parfaitement repéré l'argument des partisans de l'abaissement au maximum du seuil pathologique : il ne faut pas abandonner les patients marginaux, ceux des premières marges, mais aussi ceux qui sont à la marge de ces premières marges, etc., bref, non pas ceux qui bénéficient certainement du traitement, mais ceux qui risqueraient de ne pas bénéficier du traitement de la pathologie. Or pour Lane, cet argument n'est qu'un sophisme, et un sophisme intéressé, du fait que ceux qui le défendent dans les grands journaux médicaux sont en général subventionnés par les laboratoires pharmaceutiques dont l'intérêt direct à l'abaissement de ces seuils ne fait aucun doute. Mais est-ce un sophisme pour cette raison-là ? Le fait d'être payé à tenir un raisonnement rend-il ce raisonnement faux ? Toute la naïveté sociologique de l'auteur s'étale dans la certitude purement morale qu'il tire des turpitudes cachées des scientifiques et des industriels qu'il incrimine dans cette vaste manipulation.

Tout d'abord, si chacun, pour lui-même, peut fort bien considérer sa timidité comme un trait de caractère personnel, et ne manquera pas de protester contre la pathologisation de son émotion, il n'en va pas de même si nous pensons par exemple à nos enfants, et aux graves inconvénients pour leur développement et leur carrière scolaire qui pourraient s'ensuivre de leur mise à l'écart au fond d'une classe, sans oser jamais lever le bras ni participer aux échanges indispensables à leur éducation. Ce que nous ne ferions pas pour nous-mêmes, nous sommes ainsi irrésistiblement poussés à le faire aux autres pour leur bien, et justement aux enfants et aux plus faibles (ceux qui ne peuvent pas se rendre compte qu’ils sont "malades"). Si chacun, pour lui-même, est parfaitement capable de considérer sa situation émotionnelle comme n'étant en rien une maladie, a-t-il ainsi, pour autant, le droit moral de se dispenser de soulever cette hypothèse pour ses proches ? Etendez au-delà du cercle familial cette attitude bienveillante, dont on voit facilement comment elle devient normative. Même si, moi, je sais bien que ma timidité n'est pas morbide, ne suis-je pas tenu pour tous mes concitoyens de considérer que ceux qui la considéreraient, eux, "morbide", ont bien droit à un traitement, scientifique, contrôlé, et si possible remboursé ? De quel droit forcerais-je ceux qui disent souffrir de timidité à se regarder dans une glace et à se dire que, peut-être, ils transforment en maladie une faiblesse fugitive de leur caractère, qui, en plus, n'est peut-être pas du tout une faiblesse ? On peut tout à fait accuser les associations de patients d'être subventionnées par les marchands de psychotropes. Le fait que beaucoup d'entre elles soient subventionnées est avéré. Cela ne doit pas masquer une autre dynamique : celle de la détermination démocratique du périmètre des maladies, par consensus, par empathie, par la production collective de récits de vie exemplaires et par identification mutuelle. Précisément parce qu'elle sont constituées de patients soucieux de bénéficier du meilleur traitement, et qui se donnent les moyens de lever des fonds, ou d'offrir aux statisticiens des cohortes nombreuses, ou de militer pour la reconnaissance de troubles méconnus, ces mêmes associations de patients sont logiquement poussées à inclure les cas les moins significatifs à l'intérieur du périmètre de l’affection qui les rassemble. Il semble aussi que ces associations de patients, souvent créées par des gens lourdement atteints, et qui ont souffert de l'ignorance de leur condition par le corps médical, en se développant, et par ce même processus d'inclusion démocratique des cas les moins significatifs, en viennent progressivement à marginaliser en leur propre sein les cas les plus graves, autrement dit les cas centraux, ceux parfois des fondateurs de l’association elle-même, lorsqu'ils risquent de caricaturer jusqu'à la dénaturer l’affection qui définit les autres. Car le combat pour la déstigmatisation des maladies mentales est au cœur du processus.



Présentée ainsi l'extension de la timidité à des millions de gens comme une entité morbide méconnue sous la forme d'une intoxication collective des esprits, financée par la publicité et le marketing, c'est prendre les gens (ici les "phobiques sociaux") pour des imbéciles. C'est croire que seuls les intellectuels critiques sont susceptibles de mettre en cause la pression médiatique, et que les pauvres gens ne sont pas capables pour eux-mêmes de recul sur le statut qu'on donne à leurs émotions. Dans le cas de la phobie sociale, qui touche de façon notoire des couches aisées et instruites de la population, l'argument est peu vraisemblable. Ce qui est plus troublant, c’est que nous ne voulons pas être gênés par notre timidité, et que, en tout cas, nous ne voulons pas que nos proches ne bénéficient pas si leur timidité les gêne de soins appropriés, et que nous sommes tous disposés à pathologiser notre timidité, quand elle cause un tort majeur à notre carrière ou nous empêche de répondre à des exigence sociales urgentes.
C'est aussi pourquoi Lane présente un tableau fortement biaisé des traitements de la timidité pathologique. En réalité si ces traitements sont effectivement pharmacologiques, ils sont avant tout psychothérapeutiques. Les thérapies cognitivo-comportementale (TCC) de la timidité/ phobie sociale constituent une thérapie de référence validée, et pour laquelle depuis de nombreuses années les psychotropes ne sont qu’un appoint. Toute la recherche actuelle, s’appuyant justement sur le DSM, évolue vers une approche de ces "troubles" par les TCC en première intention. Seul le coût de ces TCC pose problème, mais justement, comme elles se pratiquent ici en groupe   , il n’est pas si élevé. On note en passant combien la présentation du DSM par Lane est tendancieuse : même des thérapies psychologiques s’appuient sur lui, et il est tout bonnement faux, et sur le principe et dans les faits, qu’il ne serve qu’à vendre des médicaments. C’est le réseau complexe et souvent contradictoire de ses usages qu’il faut penser et qui lui donne son vrai poids : psychopharmacologique, épidémiologique, neuroscientifique, clinique et diagnostique, etc.
Mais voici alors de nouveaux problèmes.

La "médicalisation du mal-être" : une explication sociale, ou un objet à expliquer ?

Et si l'on renonçait à la théorie du complot ? Car cette théorie est d'autant plus facile à soutenir qu'on ne dispose malheureusement pas des documents internes aux firmes pharmaceutiques, échangés par exemple entre les services de marketing et les services de recherches biologiques, et qu'on ignore tout de la part du hasard, ou des coïncidences, dans l'élaboration et la commercialisation des molécules, tandis que toutes sortes d'indices s'accumulent qui montrent combien les producteurs de médicaments, bien loin de manipuler cyniquement leur clientèle dans une position de surplomb dominateur sont extrêmement inquiets des aléas de la réception de leurs molécules. Ils ne se vivent nullement comme des créateurs tout-puissants de marché, mais comme soumis aux caprices des consommateurs. Ont-ils raison ? Sont-ils effectivement ce qu’ils croient ? C’est une question empirique, et répondre par la supposition a priori que les méchants tirent les ficelles dans la coulisse ne donne aucun moyen de penser ce qui se passe.

Et si l'on envisageait ces phénomènes de transformation des affects sociaux comme de véritables phénomènes sociologiques, témoignant des transformations de l'individualisme contemporain, et non comme un cas de manipulation des masses par la propagande capitaliste? La très réelle pression marchande serait alors un rouage, mais un rouage seulement, d'un dispositif global, où il n'y aurait pas d'à côté des victimes innocentes et de l'autre des coupables qui les exploitent, mais une transformation lente et polyphonique des sensibilités collectives. À cet égard, il est fatigant de voir la facilité avec laquelle on abuse de l'expression de "médicalisation" ou de "psychologisation" du social. Car ce ne sont pas des processus qui expliquent ce qui nous arrive. Ce sont au contraire les processus à expliquer. Pourquoi donc l'expression sociale du mal-être, choisit-elle aujourd'hui le lexique de la santé mentale, plutôt que celui de la protestation politique organisée, ou syndicale, ou religieuse, ou je ne sais quoi d’autre ? Voilà la vraie question. Même si un des mérites de l'ouvrage de Lane est de mobiliser la littérature, la presse grand public, l'iconographie publicitaire, on est loin du compte pour mesurer les variations concomitantes, juridiques, administratives, politiques (et non simplement politiciennes), scientifiques enfin, qui font de chacun d'entre nous des acteurs de cette transformation : la transformation du rôle et du statut de certains affects dans nos interactions avec autrui nous concerne en effet tous. La "souffrance psychique", comme on dit, a désormais besoin de catégories de plus en plus nombreuses pour s'énoncer, ou plus précisément, pour interpeller autrui, et pour lui demander de l'aide d'une façon à laquelle il ne puisse légitimement se dérober. Ces catégories, ou mieux, ces "idiomes de détresse", comme les a joliment appelés Anne Lovell, tels que la dépression, les addictions, les traumatismes, les somatisations, pour en nommer quelques uns "entre" médecine mentale et représentations sociales, ont une histoire. Il ne sert donc pas à grand-chose de se servir de leur historicité pour pointer la relativité, ou l’inexactitude, où le caractère finalement peu approprié du contenu de ces catégories. Cette relativité et cette inexactitude sont acquises d'avance. Ces catégories sont l’objet d’appropriation "déformantes" par les individus qui s’en saisissent pour dire quelque chose de leur malaise, tout à fait au-delà des usages médicaux strictement paramétrés. Et les marchands de psychotropes, comme les psychanalystes autrefois nourris par une "hystérie" aux contours non moins flous, vont à la rencontre de ce malaise. Ce qui n'est pas acquis d’avance, en revanche, ce sont les modalités de transformation sociale et historique de ces catégories. Dire que les timides d'aujourd'hui ne sont ni des "phobiques sociaux" ni des malades a l'air séduisant à première vue. En réalité, c'est très pauvre. Car ce qu'il faut expliquer c'est précisément pourquoi la timidité a été mobilisée pour exprimer notre mal-être, et pas tel ou tel autre affect pénible (la honte, par exemple).


Une voie bien meilleure, à mon avis, serait celle-ci. Quelles sont les formes sociales à notre disposition pour exprimer le mal-être ? Si chacun d'entre nous peut moduler l'expression de son malaise, il est obligé d'en passer de façon contraignante par des émotions-type. Pour reprendre l'exemple rebattu, l'homme noble de la Renaissance dispose de la mélancolie, nous, du "trouble unipolaire". Quels sont ensuite les enjeux sociaux véhiculés de ces "formes obligatoires d'expression des sentiments", pour reprendre la formule de Marcel Mauss, qu’a reprise Alain Ehrenberg en l'appliquant précisément aux questions qui nous occupent ? A quel genre de malaise social correspond la transformation en maladie mentale de la timidité ?

Lane les devine au début de son livre, sans se rendre compte de la portée de son observation. Le timide est celui qui ne s'estime pas lui-même suffisamment, ou plus exactement qui ne transforme pas "l'estime de soi" en force d'assertion publiquement reconnue. Or c'est là, de façon transparente, une des dimensions cardinales de l'autonomie, une des modalités d’existence typiquement américaines du self. Tout ceci a été étudié, et bien plus sérieusement que par Lane, en en comparant la façon dont les phobiques sociaux s'approprient la catégorie dans des contextes culturels, politiques et institutionnels différents, par exemple en France et en Amérique du Nord   . Car c'est une chose tout à fait différente que d'être un individu autonome et responsable des deux côtés de l'Atlantique. Les enfants n'y sont pas éduqués de la même manière, et comme on sait, les systèmes politiques ne hiérarchisent pas du tout de la même façon les valeurs attachées à l'autonomie personnelle et à la responsabilité. Les phobiques sociaux n’y ont donc pas la même allure, car ils ne s’approprient pas la catégorie de "trouble de l’anxiété sociale" aux mêmes fins. Nous ne sommes donc pas simplement de pauvres individus manipulés par la publicité et aveuglés par des prétentions scientifiques infondées, qui ont besoin d’intellectuels critiques pour les libérer de leurs illusions. Nous sommes, tous et relativement à égalité des acteurs de ce que nous faisons, pris dans l’histoire des transformations de notre affectivité, et qui exploitons ce qui est à notre disposition immédiate dans le discours social pour négocier une vie un peu meilleure.

Comme on voit il n'est pas nécessaire d'opposer d'un côté les manipulations intéressées du lobby pharmaceutique, et de l'autre la théorie critique prenant enfin la protection des individus, et pas plus, d'opposer de façon stérile un scientisme déshumanisant à un humanisme moral, surtout s’il ne va pas plus loin que recycler les valeurs du "psychanalysme" à l’américaine. C'est même une impasse. Et l'impasse est d'autant plus sensible dans le livre de Lane, qu'elle débouche sur une contradiction accablante.


En effet, quand la timidité est présentée comme un symptôme par les laboratoires qui se proposent d'y parer avec leurs molécules nous aurions affaire à une imposture. En revanche, quand un patient vient se plaindre à son psychanalyste de sa timidité, et qu'il est amené au cours d'une cure à réfléchir sur ce symptôme, alors la transformation de la timidité en maladie n'est plus du toute une imposture, mais un élément dans un processus thérapeutique ! C'est frappant. Car Lane voit bien que la condition fondamentale pour une cure psychanalytique, c’est que n'importe quel dysfonctionnement psychique puisse être transformé par le patient-sujet en un symptôme précis, dont il se plaint. Mais en quoi est-ce un processus différent de celui qui amène le timide à consulter son médecin et à lui demander un psychotrope ou une thérapie cognitivo-comportementale pour la même timidité ? Ce que Lane méconnaît, et que méconnaissent de la même manière tant d'ouvrages sur des transformations contemporaines des pathologies psychologiques, c'est que c'est le même individu qui s'adresse aux généralistes pour un psychotrope "normalisateur", et au psychanalyste pour un traitement "subjectif". C'est le même individu, en effet, partagé entre deux exigences, celle d'être normal, autrement dit, comme tout le monde, et celle d'être traité en même temps comme un sujet singulier, autrement dit comme personne. C'est aussi pourquoi, à bon droit, les associations de patients souffrant de troubles comme la phobie sociale mettent en avant le caractère profondément démocratique, et respectueux des libertés des individus, de leurs revendications pour que l’on reconnaisse leur condition et qu’on la normalise. Il est inexact de croire que le seul "sujet" se trouve du côté du divan. Le soi moderne en somme, pourrait bien être divisé entre ces deux exigences, de normalité et de singularité, et la santé mentale est loin d'être le seul domaine où la sociologie met en évidence cette tension. Lane nous emporte à l’autre extrémité du mouvement du balancier : contre la normalisation des émotions, l’aspiration à les subjectiver. Ce qui n’est pas éclairé par là, c’est le fonctionnement du balancier.

L’humanisme néo-psychanalytique ne donne pas tous les droits

Je terminerai sur une note plus acide. Il y a quelque chose de désagréable à se voir donner des leçons de morale au nom de la psychanalyse. Il est tout bonnement faux que la fonction du psychanalyste soit de vendre sur le marché des valeurs une version tragique de la vie, opposée à sa banalisation ou à sa mercantilisation moderne sous les coups d’un libéralisme débridé. Si certains individus veulent le drame, le deuil des illusions de la conscience, le sujet éthique avec un S et un E majuscules, bref, l'imaginaire post-romantique de la subjectivation de l’existence, grand bien leur fasse. Une analyse peut éventuellement désencombrer leur chemin dans cette direction. En revanche, je ne vois pas pourquoi la psychanalyse devrait se faire le porte-parole d'une quelconque "conception correcte" de la vie, romantico-tragique, en l’espèce, à la place des gens qui en auront pour eux-mêmes et l'usage et les inconvénients. Tout cela ne peut déboucher, comme chez Lane, que sur la réécriture de la doctrine de la psychanalyse en une contre-psychologie humaniste, voire en moyen de "salut moral" — ce contre quoi Freud et Lacan, pour citer les auteurs sur lesquels Lane prétend s'appuyer, n'ont cessé de se dresser avec la dernière vigueur. Si la psychanalyse a une utilité éventuelle dans la conjoncture présente, ce n’est pas en expliquant aux gens ce qu’il faut faire, ni contre quoi ils doivent se battre. C’est en contribuant modestement à défaire les effets délétères de la panique morale qui nous étouffe, en favorisant une plus grande acuité intellectuelle. Il n’est pas sûr que cela mette quiconque d’accord, mais du moins les antagonismes n’en seront que plus nets.