nonfiction.fr : Vous travaillez actuellement à la préparation d’une édition de cours portant sur la peine de mort. Sans déflorer le contenu de ces cours, pouvez-vous indiquer autour de quelles références philosophiques ils tournent, et comment ils s’articulent avec les cours qui ont précédé et suivi, sur le pardon, la souveraineté, etc.

Marc Crépon : Le séminaire sur la peine de mort appartient à la série de ceux que Derrida  a tenus à l’EHESS sous le titre "questions de responsabilité". Il s’est tenu entre 1999 et 2001, après deux années consacrées au pardon et avant celles (les deux dernières) qui ont traité de l’animalité et de la souveraineté. S’il fallait trouver un lien emblématique entre les trois problématiques, c’est évidemment celle du "droit de grâce" qu’il faudrait avancer. Elle est une forme de "pardon" exceptionnelle et elle est en même temps et du même coup le privilège et l’attribut les plus symptômatiques de la souveraineté. Pour le dire autrement, ces trois thèmes ou ces trois questions s’appellent réciproquement. Aucun d’eux ne peut être traité en toute rigueur indépendamment  des deux autres.

Comme vous le savez, la conception de la souveraineté que Derrida entreprend de "déconstruire" doit beaucoup à la définition que donne Carl Schmitt de la politique, au sens où elle se confronte à la décision (proprement politique) qui consiste dans la désignation de l’ami et de l’ennemi (aussi bien extérieur qu’intérieur). Or cette désignation signifie, d’abord et avant tout,  "la possibilité de provoquer la mort physique d’un homme". Voilà le lien. Voilà pourquoi la déconstruction de toutes les justifications (et elles sont nombreuses) de la peine de mort ne pouvait pas se prolonger autrement que par la déconstruction de la souveraineté. En réalité, elle en était déjà partie prenante.

Les références que mobilise Derrida dans le séminaire sur la peine de mort, les lectures minutieuses qui le ponctuent et qui font avancer la pensée sont nombreuses et très diverses. Elles incluent aussi bien des grands textes de la tradition philosophique  que des textes institutionnels et des plaidoyers, littéraires ou non, contre la peine de mort Je ne saurais toutes les citer, mais (pour m’en tenir au premier volume), Derrida consacre de longs développements à Notre dame des fleurs de Jean Genet, à L’Exécution de Robert Badinter, mais aussi au Traité des délits et des peines de Beccaria et aux  Ecrits sur la peine de mort de Victor Hugo ou encore aux Réflexions sur la Guillotine d'Albert Camus.


nonfiction.fr : Ce travail s’est il accompagné, chez Derrida, d’une activité "militante" ? Pensez-vous que la déconstruction a sur la question de la peine de mort quelque chose de spécifique à dire, peut-être en relation avec la tension originelle de la pensée de Derrida par rapport à Heidegger et à son "être-vers-la-mort" ?

Marc Crépon : Oui, la réflexion de Derrida s’est accompagnée d’une infatigable activité militante. Parmi les initiatives les plus spectaculaires, je rappelerais la lettre que Derrida cosigna avec Madame Pierre Mendès France, l’Institut Pierre Mendès France et le Parlement international des écrivains, adressée  au président Clinton, qui venait d’être réélu président des Etats-Unis et à son épouse, le 15 novembre 1996. Cette lettre réclamait la révision du procès de Mumia Abu-Jamal, condamné à la peine de mort dans l’Etat de Pennsylvanie. Cette lettre (qui a été reprise dans le volume intitulé Papier Machine (Galilée, 2001) est restée sans réponse et Mumia Abu-Jamal est toujours en prison, condamné à la peine capitale. Lors du colloque "Derrida politique" qui s‘est tenu à l’Ecole normale supérieure, au mois de décembre dernier, il a été décidé de réadresser ce courrier (avec de nouvelles signatures)  au président Obama.

Ce que la déconstruction a à dire de spécifique sur la peine de mort découle de ce qui précède. Elle montre non seulement la fragilité (mais aussi la perdurance) des arguments qui en défendent le principe, mais surtout les présupposés, les soubassements — c’est-à-dire  la conception — de la souveraineté qui les supportent. Dans La bête et le souverain (3ème séance), Derrida (justifiant sa référence à Schmitt) explique que ce qu’il cherche, dans son séminaire, est "une déconstruction prudente de cette logique et du concept domminant, classique de souveraineté état-nationale (celui qui sert de référence à Schmitt) sans aboutir à une dé-politisation, à une neutralisation du politique, mais à une autre politisation, à une re-politisation" (op. cit., p. 112). C’est par la voie de cette re-politisation  ou de cette autre politisation qu’un pas décisisf peut être accompli quant à la question de la peine de mort.

Heidegger n’aura évidemment jamais rien dit sur la peine de mort (comme sur tant de choses qui font de la question de la mort une question politique), mais l’importance que Derrida accorde à la peine capitale ne peut être tout à fait détachée de la "pensée de la mort" qui traverse toute son œuvre (et à laquelle je me suis intéressée  récemment) — une pensée qui ne se laisse pas aborder indépendamment de sa confrontation aiguë et tendue, comme vous dites, avec l’analytique existentiale de l’être-pour-la-mort.


nonfiction.fr : Pensez-vous que cette publication va modifier la perception que l’on se fait aussi bien de la pensée de Derrida que de son rapport à l’engagement et à la politique ?

Marc Crépon : Je l’espère. Affirmer, comme certains le font, que Derrida n’est pas un penseur politique — ou qu’il ne s’est pas suffisamment intéressé à la politique — repose ou sur de la mauvaise foi ou sur une bonne dose d’ignorance. Les textes (déclarations, lettres de soutien et autres) qui témoignent du contraire sont nombreux et il est à souhaiter qu’ils puissent un jour être rassemblés  en volume et publiés. On prendrait alors la mesure de ce qui caractérise son engagement qui n’est rien d’autre qu’un sens accru (et jamais démenti) de la responsabilité, au sens que précisément il lui donnait dans ces séminaires : rendre possible l’impossible. Et ce qui, me semble-t-il, apparaîtrait alors avec le plus de clarté, c’est que la pensée politique de Derrida est portée par une pensée de la mort violente. C’est elle qui nourrit sa vigilance, ses réserves, (quand il y en eut), mais aussi et surtout le caractère irréductible de ses engagements.  C’est elle qui trace des limites et des lignes rouges que rien ne devrait autoriser à franchir.  Parmi les penseurs du siècle dernier, il en est qui n’auront pas hésité à le faire, qui se seront aventurés dans les voies du consentement meurtrier — qui auront beaucoup fermé les yeux donc, minimisé, justifié ou encouragé "le meurtre".  Et puis il en est d’autres qui n’auront jamais transigé avec ce qu’un tel consentement finit toujours par signifier, qui est l’acceptation du pire, l’acquiescement à la mort des uns ou des autres, à tel ou tel titre. Sans doute est-il rien de plus responsable  et de plus "politique" que cette intransigeance. Mais l’ironie cruelle de l’histoire veut que souvent (comme une perpétuation de l’aveuglement) les premiers passent pour plus "politiques" que les seconds
 

 

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- Collectif, Derrida à Alger. Un regard sur le monde (Actes Sud), par Marc Crépon.

Un témoignage de l’extraordinaire rayonnement d’une pensée irrécupérable, ouverte sur le monde, au défi des frontières.

- Jacques Derrida, Séminaire. La bête et le souverain t.1 2001 - 2002 (Galilée), par Emanuel Landolt.

La déconstruction de l'opposition homme/animal et d'une définition de la souveraineté au profit de la recherche d'une autre forme du politique.

- Jacques Derrida, "Le souverain bien - ou l'Europe en mal de souveraineté" dans Cités, 30, 2007 (PUF), par Bastien Engelbach.

La notion de souveraineté est saisie dans sa complexité et son historicité, suivant l'horizon problématique de l'animal politique mettant en balance l'homme et l'animal, la politique et le bestial, le souverain et la bête.