L'ouvrage anglophone de Tariq Ali revient sommairement bien qu'utilement sur l'histoire de l'État pakistanais.

Bien des Pakistanais, à considérer le succès (à tout le moins, partiel) du modèle indien, peinent à rendre hommage au père de la nation - le Quaid-i-Azam - Mohammed Ali Jinnah. L’adhésion à un nationalisme officiel rigoriste confine toutefois les citoyens à une vénération absolue, alors même que les vœux de ce dirigeant, qui s’éteignit le 11 septembre 1948 (près de treize mois après la fondation du Pakistan), restent l’objet de supputations historiques. Tariq Ali, politologue britannique d’origine pakistanaise, dresse un parallèle qui, à connaître la scène politique de la République islamique du Pakistan, est osé. Jinnah, indique-t-il, souhaitait donner naissance à un État en tout point semblable à celui qu’imagina le parti du Congrès. Les musulmans en constitueraient la communauté dominante, tandis qu’une stricte égalité, garantie par l’adhésion à la laïcité, serait de rigueur ; tous jouiraient, au demeurant, d’une liberté de culte qui ne recouvrerait aucun caractère obligatoire. L’auteur souligne que le chef de la Ligue musulmane ne se demanda guère si les hindous et les sikhs, qui vivraient sur les territoires qu’englobait le projet initial d’un Pakistan, se contenteraient du statut de minorité. Lui-même récusait pourtant un tel schéma, arguant de sa profonde anxiété quant au sort de musulmans livrés à l’arbitraire potentiel de la majorité hindoue.

Les autorités du Pak-i-stan (littéralement,"pays des purs"), confrontées à une arrivée massive de réfugiés, laissèrent finalement entendre que le nouvel État n’avait pas vocation à accueillir l’ensemble des musulmans indiens. C’est là un épisode que l’Inde et le Pakistan, présidant à la rédaction de manuels scolaires destinés à façonner l’esprit de futurs citoyens, ont comme choisi de passer sous silence. Les dirigeants des deux pays visèrent vraisemblablement à éviter l’embarrassante question d’un plan de partage auquel ils n’auraient pas dû consentir. À lire les archives diplomatiques britanniques, l’on trouve d’ailleurs trace de la vive inquiétude d’un État pakistanais à peine né face à l’afflux continu de réfugiés. Ali, pour sa part, fait-il preuve d’un réalisme courageux, ou tend-il vers une forme humour noir lorsqu’il indique que les musulmans du sous-continent, contraints à l’exode suite à l’enclenchement de la macabre dynamique de la partition, ignoraient cependant qu’ils se rendaient dans un pays "dédié aux seuls propriétaires terriens"   ?

L’auteur nous rappelle l’absurdité du tracé de frontières qui ignorèrent les réalités humaines. Et le nouvel État se trouva affublé de deux composantes éloignées l’une de l’autre par quelques 1700 kilomètres de territoire indien. Tandis que la partie orientale accueillait près de 40 millions de Bengalis ethniquement homogènes, sa zone occidentale était composée d’une mosaïque ethnique et linguistique de 35 millions d’habitants.



Ce ne fut qu’au mois de décembre 1970 - plus de vingt-trois ans après la proclamation de l’indépendance du 14 août 1947, que les premières élections générales furent convoquées ; elles consacrèrent la victoire de l’Awami League (la Ligue du Peuple) au Bengale oriental. Refusant de considérer les légitimes revendications de la majorité de ses citoyens qui s’indignaient tout particulièrement du statut quasi-colonial dans lequel la fédération les maintenait, le gouvernement militaire à dominance pendjabie préféra tenter l’aventure militaire. Et le ministre des Affaires Etrangères, Zulfikar Ali Bhutto, appuya sa démarche. Le viol constitua une arme de guerre destinée à régénérer la race inférieure bengalie. La population du Pakistan occidental - comme l’indique Ali - eut-elle connaissance des atrocités qui étaient commises en son nom ? Ou la redécouverte de cet épisode douloureux représente-t-elle un phénomène récent ? Pour preuve, la démarche récemment adoptée par plusieurs chercheurs pakistanais.

En tout état de cause, l’étude chronologique proposée par Tariq Ali foisonne de détails que le lecteur qui serait peu familier de l’évolution de cette scène politique compulsera avec intérêt. L’auteur se fait fort de souligner que la création du Pakistan permit à un petit groupe - sans grand talent - de s’emparer de positions qu’il convoitait. La partition, qui entraina la fuite de plus dix millions de personnes de part et d’autre des nouvelles démarcations frontalières, autorisait la prééminence de la communauté musulmane au Pakistan. Une élite économique et financière qui s’affirmait ainsi s’attacha - pour reprendre l’analyse d’Ali - à figer la structure sociale avec l’aide du pouvoir politico-militaire, tandis que les propriétaires terriens étaient libres de maintenir une structure féodale   qui assurerait leur pérennité. N’est-ce pas là un mal qui rongea nombre de pays cependant parvenus à forcer le colonisateur au départ ? Et ne faudrait-il pas mentionner cette évidence, plutôt que de prendre le risque d’en faire une caractéristique pakistanaise ?

L’évolution d’une République proclamée islamique dès 1956 revêt, il est vrai, un caractère aujourd’hui alarmant. La dimension religieuse, en particulier avec l’avènement du Général Zia ul-Haq (le 5 juillet 1977), constitua une arme de choix : la population fut appelée à renoncer aux traditions soufies qu’elle continuerait néanmoins d’entretenir parallèlement. Les mullahs (prédicateurs religieux), peu enclins à une interprétation libérale des textes sacrés, furent progressivement investis d’un pouvoir religieux qui taisait son nom.



L’Occident   , préoccupé par la mise en place du "piège de l’ours" (bear trap)   suite à l’intervention soviétique en Afghanistan (le 24 décembre 1979), se satisfit d’appuyer un tel régime. Confronté aux drames du 11 septembre 2001 deux décennies plus tard, il feindrait longtemps de s’interroger sur le phénomène de l’extrémisme islamiste dont le gouvernement que dirigeait George W. Bush s’emploierait à gommer les racines. L’on se bornerait à s’étonner de ce que ces combattants de Dieu se fussent transformés en fous de Dieu (pour reprendre deux expressions que nos médias affectionneraient un temps)   ).

Dès la préface de son ouvrage, Tariq Ali choisit une analyse à laquelle le chercheur étranger coutumier de la fréquentation du sous-continent indien ne peut que souscrire. Le commun des mortels pakistanais - étouffé par la conjugaison de nombre de facteurs - n’en est pas pour autant stupide : il n’ignore pas la valeur de ses institutions et de ses dirigeants. Déplorant implicitement une tendance à laquelle les médias étrangers cèdent facilement, l’auteur souligne que "le peuple ne peut être blâmé des tragédies qui affectent son pays"   . Il ne doit pas être condamné pour le sentiment d'"impuissance" qui l’assaille ; il estime, en effet, qu’il lui est bien difficile d’échapper à la "servitude" dont il est victime. "La surprise", d’après Ali, vient plutôt du nombre limité de personnes qui ont cédé à l’extrémisme   .



Il semble, en tout état de cause, que l’égoïsme des classes dirigeantes - pour reprendre l’un des thèmes prééminents de la propagande communiste dans le sous-continent - constitue au Pakistan la norme ; le bilan social   à l’issue de soixante années d’indépendance est accablant   . Quant à la communauté internationale   , elle paraît - d’après Ali - confinée à une analyse simpliste des réalités pakistanaises. Musharraf, finalement contraint à une démission peu honorable le 18 août 2008, peut se féliciter d’avoir participé à l’élaboration d’une propagande que des alliés dont il ne voulait guère cautionnèrent diligemment. Mais ceux-ci ne s’alarment-ils pas à juste titre de l’instabilité qui rythme désormais la vie d’un pays détenteur de l’arme atomique, lequel a choisi une dangereuse tactique   ? Et Ali ne fait-il pas montre d’un grand optimisme lorsqu’il écarte l’hypothèse que des groupes terroristes ne parviennent à s’emparer de sites nucléaires ? Cherchant à consolider une stratégie d’alliances qui visait à s’assurer d’un rayonnement mondial, Washington a, il est vrai, joué le rôle d’apprenti sorcier, appuyant des dictateurs qui s’opposaient cependant à tout épanouissement de la société civile pakistanaise.

L’étude de Tariq Ali nous permet, en tout état de cause, d’effectuer un retour sur des événements que nos médias ont comme oblitérés, tandis qu’ils s’attachaient à diffuser une nouvelle lecture des relations internationales au lendemain de la chute de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS).



Examinant les circonstances qui entourèrent la partition du sous-continent au milieu de l’année 1947, l’auteur emprunte (sans le préciser) son analyse à la propagande communiste indienne   alors en vigueur, lui donnant peut-être l’impact qui lui fut refusée. Il revient ainsi sur un événement que le Pakistan et l’Inde ont tendu à minimiser voire à taire : la révolte de la Royal Indian Navy du début de l’année 1946 et la réaction des partis politiques dominants qui, tout comme le colonisateur, s’inquiétaient d’une menace rouge qui aurait été réelle. Est-ce à dire, pour reprendre le leitmotiv d’un courant de pensée aujourd’hui peu en vogue, que la colonisation puis le rôle que jouèrent les anciennes puissances coloniales - qui se félicitaient officiellement de l’ouverture d’une nouvelle ère de liberté - auraient contribué à durablement hypothéquer l’avenir de nations qui avaient malheureusement à leur tête des dirigeants peu scrupuleux ? Tel serait le cas du Pakistan. Nous nous contenterons, pour notre part, de renvoyer le lecteur à l’étude d’Ali qui a d’ailleurs opté pour un titre significatif ; son ambition est en effet de traiter du duel qui oppose "l’élite politico-militaire" que continuent d’appuyer les États-Unis aux "citoyens" pakistanais   . Les spécialistes argueront néanmoins du manque d’originalité de l’ouvrage peu utile aux chercheurs érudits mais également aux Pakistanais, dont la vie a été et demeure rythmée par les événements et les anecdotes (à l’intérêt parfois bien limité) que Tariq Ali relate