Jeffrey Sachs propose dans ce brillant essai une synthèse des connaissances sur le développement durable, mais aussi un plaidoyer efficace pour l'action collective.

Jeffrey Sachs est un militant. Son ouvrage, ambitieux par son thème et son champ, est un plaidoyer pour l’action collective en faveur du développement durable qui comporte un aspect programmatique et des conclusions de politique appliquée. Il présente un contrepoids nécessaire à certains constats apocalyptiques qui finalement démobilisent les énergies militantes. Etonnant pour un livre sur l’écologie, il en ressort un grand optimisme et une envie d’action.

Ce plaidoyer est à destination des Américains principalement, avec une charge contre la politique du gouvernement Bush dans tous les domaines (environnement, démographie, aides au développement). Il a valu à Jeffrey Sachs d’être qualifié de « social-démocrate scandinave » par Martin Wolf. Mais il intéresse également le public européen car c’est aussi un ouvrage de vulgarisation qui fait la synthèse des connaissances dans une dizaine de sciences : écologie, économie, sciences politiques, physiques, chimie, médecine… Tous les domaines représentés au Earth Institute de l’Université de Columbia, qu’il dirige. Les défis de la vulgarisation et de la pluridisciplinarité sont relevés brillamment. La lecture de ce livre est aisée par son style remarquablement clair.

En termes de constat, il rejoint à la fois Jared Diamond et Nicholas Stern : la prise de conscience des mesures nécessaires pour éviter des dommages considérables ne va pas de soi ; cependant, le coût actuel de l’évitement des catastrophes écologiques futures est faible, il y a donc urgence à agir. Six tendances façonnent le monde actuel : la convergence économique d’une partie des pays émergents ; une croissance démographique rapide (de 6,6 milliards à 9,2 en 2050 selon une prévision médiane) ; la montée de l’Asie (de 38% en 2000 à 54% du revenu mondial en 2050) ; l’urbanisation ; les défis environnementaux ; la pauvreté qui touche un milliard de personnes, pris dans des pièges à pauvreté qui bloquent le rattrapage de leur niveau de vie.



Des stratégies de développement soutenable accessibles à moindre coût

Face à ces tendances, il existe des stratégies de développement soutenable : des technologies permettent de relever les défis environnementaux ; une gestion soutenable des ressources naturelles nécessite de dépasser le marché sous certains aspects ; les politiques familiales permettent de limiter la croissance démographique ; il est possible de mettre fin aux pièges de la pauvreté à moindre coût. Beaucoup de ces politiques nécessitent néanmoins un renforcement de la coopération internationale.

Jeffrey Sachs détaille chacune de ces stratégies. Concernant l’environnement, nous sommes entrés dans l’ère de l’anthropocène, c'est-à-dire une ère où l’homme, avec l’industrialisation et la croissance démographique, a un impact majeur sur l’usage des terrains, la concentration de dioxyde de carbone, l’utilisation de l’eau, la fixation du nitrogène (nécessaire pour l’agriculture), les invasions de plante exogène au milieu d’origine, l’extinction des espèces d’oiseaux et de poissons.



Sur le climat, Jeffrey Sachs rappelle les risques de changement brutal de régime et les conséquences du réchauffement climatique sur le niveau des océans, la destruction des habitats, la transmission infectieuse, la productivité agricole, la disponibilité des eaux, l’augmentation des catastrophes naturelles. Ces conséquences sont gérables si nous restons sur un doublement de la concentration de dioxyde de carbone par rapport à l’âge préindustriel, à savoir de 280 à 560 parties par million.

Cet objectif peut être atteint en mettant fin à la déforestation, en réduisant les émissions pour la production d’électricité, notamment par la mise en place de pièges à carbone, en réduisant les émissions automobiles et des quelques secteurs industriels responsables d’une grande partie des émissions (ciments, acier, pétrochimie, raffinerie). Il est nécessaire de créer des incitations pour ces évolutions que le marché ne peut susciter lui-même. Leur coût devrait entraîner des transferts entre le monde développé et les pays émergents, qui ne peuvent prendre en charge ces coûts et ne le devraient pas car leur émission par tête est inférieure et car le stock de dioxyde de carbone existant est lié à la phase de développement industriel passée.

Concernant la gestion de l’eau, la crise risque de s’aggraver en raison du changement climatique et de l’épuisement des nappes d’eau souterraine profondes, entraînant des risques de conflit. Des solutions technologiques existent pour économiser l’eau en limitant l’évaporation (« more crop per drop », « plus de récolte par goutte »), et pour mieux la gérer sur la durée en la stockant.

Sur la biodiversité, les ressources piscicoles, les coraux, les amphibiens, les pollinisateurs, les grands singes sont menacés. La biodiversité fournit pourtant des services en termes d’équilibres des écosystèmes et en termes culturels. Il est donc nécessaire de protéger les habitats, d’éviter la déforestation, d’augmenter la productivité agricole, d’éviter la pollution au nitrogène et de protéger les ressources en poisson en développant les fermes piscicoles.



Pour la baisse de la fécondité mondiale

Les questions démographiques se voient consacrer deux chapitres. Sachs nous explique en détail le processus de transition démographique et ses conséquences sur la croissance de la population mondiale. Il présente différents scénarios selon l’évolution du taux de fécondité et développe longuement les mesures à prendre pour achever le processus de transition démographique, critiquant au passage durement (et à raison) la politique de l’administration Bush en la matière. La dynamique naturelle de la population mondiale tend vers une stabilisation à 9,1 milliards d’habitants en 2050, avec une hypothèse haute à 11,7 milliards.



L'analyse reste néanmoins trop succinte quant aux raisons pour lesquelles l’action publique est indispensable. Son compelling case for fertility decline tient en deux pages (sur les 43 consacrées à la démographie) et est loin d’être convaincant. Sachs présente tout d’abord les arguments des optimistes, selon lesquels l’augmentation de la population conduit à un plus grand nombre de "génies" permettant des sauts technologiques ; le développement technologique bénéficie alors à tous et permet l’expansion humaine. Les arguments des pessimistes tiennent en quatre points : 1) les familles pauvres ne peuvent sortir de la pauvreté extrême sans réduction du taux de fécondité, 2) un pays pauvre n’a pas les moyens de fournir les infrastructures (écoles, hôpitaux, routes…) pour supporter une population qui double a chaque génération, 3) le coût écologique d’un fort accroissement de la population est dévastateur, et 4) l’explosion démographique des pays pauvres est une source de menace pour le reste du monde (c’est bien connu, les jeunes sont plus violents que les individus plus âgés).



Pour une approche globale de la lutte contre la pauvreté

Jeffrey Sachs distingue quatre étapes dans le développement économique : l’économie de subsistance, l’économie du commerce, l’économie de marché émergent, et enfin l’économie fondée sur la technologie. L’objectif des politiques publiques doit être de permettre le passage d’un stade au suivant, le long de l’"échelle du développement".

Discutant des politiques devant permettre la sortie des pays les plus pauvres des trappes à pauvreté dans lesquels ils sont bloqués, Jeffrey Sachs est prompt à souligner les succès du Millennium Village Project (MVP) dont l’Earth Institute de Columbia qu’il dirige était l’un des promoteurs. Si ces succès sont sans doute très remarquables, il n’est pas certain que ces résultats puissent être aisément reproduits à très grande échelle.

Afin de démontrer la réussite des politiques sociales au niveau d’un pays tout entier, Jeffrey Sachs compare l’expérience des quatre pays scandinaves à celle des autres pays d’Europe continentale et des pays anglo-saxons. Cette comparaison n’est pas dépourvue d’intérêt. Peut-on cependant en conclure que l’expérience scandinave peut être appliquée ailleurs et aux Etats-Unis en particulier ?

L’approche globale défendue par Jeffrey Sachs pour résoudre les problèmes de développement n’est pas toujours convaincante. Jeffrey Sachs évalue l’effort financier nécessaire pour atteindre l’ensemble des promesses du Millénaire, en matière de lutte contre le changement climatique, de protection de la diversité, de développement durable, de politique démographique et d’aide au développement, à « seulement » 2,4% du PIB des pays donateurs. Atteindre les objectifs de développement du Millénaire pour sortir les pays les plus pauvres de la trappe à pauvreté ne coûterait que 0,7% du PIB des pays donateurs. On peut se demander dans ces conditions ce que l’on attend pour agir.



Jeffrey Sachs se garde bien d’analyser dans ce livre les résultats décevants des politiques d’aide au développement passées, qu’il met sur le compte d’une mauvaise définition des objectifs, de difficultés technologiques, de l’absence de stratégie claire ou d’un manque de financement. Il n’est nulle part fait mention du manque d’évaluation de l’action des organisations internationales chargées de la mise en œuvre des politiques d’aide au développement et de l’absence de responsabilisation des différents acteurs. Ces problèmes ont pourtant été clairement identifiés par William Easterly, ancien économiste de la Banque mondiale et professeur d’économie à NYU, à l’encontre duquel Jeffrey Sachs ne ménage d’ailleurs pas ses critiques.

La santé publique, en particulier la lutte contre les épidémies, est sans doute le seul domaine pour lequel Jeffrey Sachs parvient à convaincre de l’efficacité d’une action globale. Le succès du programme d’éradication de la variole, ainsi que les progrès réalisés dans la lutte contre la tuberculose ou le sida, sont autant de sujets d’optimisme. A défaut de mettre fin à la pauvreté dans le monde, comme Jeffrey Sachs les y engage, l’aide des pays riches peut sans aucun doute contribuer au recul de la mortalité, liée aux maladies infectieuses dans les pays pauvres. Ce n’est pas un moindre succès.


Le retour de l’action publique via l’idée de développement durable

En conclusion, on peut souligner que Jeffrey Sachs présente avec conviction à ses compatriotes l’intérêt de l’action publique : par le biais des problèmes environnementaux, il insiste sur les limites des logiques de marché, qui abondent dans ce domaine : que faire quand le coût privé d’un acte est inférieur à son coût social ? Cette question des "externalités" justifie les politiques publiques de subventions, taxes carbones et de la réglementation. L’auteur souligne même que la solution "de marché" au problème du réchauffement climatique (les marchés de droit à polluer) est coûteuse et difficile à mettre en oeuvre, et lui préfère la réglementation. Autre exemple avec la biodiversité : il est rationnel d’exploiter jusqu’à leur épuisement certaines ressources piscicoles si le rythme de reproduction de certaines espèces est inférieur au taux d’actualisation.

Enfin, on s’interroge tout au long du livre si l’optimisme de Jeffrey Sachs ne fait pas partie d’une méthode Coué, stimulante pour l’action. Dans certains domaines, l’irréparable a-t-il déjà été commis ? En matière de coopération internationale Jeffrey Sachs essaie de démontrer que celle-ci est dans l’intérêt de tous. Mais la distribution des coûts et des bénéfices est inégalement répartie (la Russie pourrait bénéficier du réchauffement climatique !) et l’auteur a du mal à cacher que c’est plus la morale que l’intérêt qui devra, in fine, guider cette coopération