L’édition 2005 du festival d’Avignon, entre théâtre et service public : une observation sociologique des prises de parole concernant les objets culturels.

Le festival d’Avignon est actuellement à l’honneur dans les librairies, comme si l’annulation de l’édition de 2003, triste souvenir du désespoir des intermittents du spectacle, avait amené les chercheurs à s’intéresser à cet événement culturel national devenu aussi solidement ancré dans le mois de juillet que la célèbre course à vélo des cobayes de l'industrie pharmaceutique. Des historiens, Emmanuelle Loyer et Antoine de Baecque, ont tout d’abord proposé, l’an dernier, une Histoire du festival d’Avignon, qui bénéficia d’une réception très favorable, avant que des sociologues (Jean-Louis Fabiani, Emmanuel Ethis et Damien Malinas) ne fassent état de leurs recherches menées sur le terrain, d’abord à travers des portraits de festivaliers parus dans Libération, puis dans un livre collectif, Avignon ou le public participant. Une sociologie du spectateur réinventé (L'Entretemps).


Temporairement échappé de ce trio avec lequel il collabore depuis plus de dix ans, sans pour autant rompre avec la méthode, c’est en qualité d’observateur non participant   que Jean-Louis Fabiani s’est rendu, durant l’été 2005, aux débats des Centres d'entrainement aux méthodes d'éducation active (Ceméa). Ces centres, créés en 1937, sont une survivance de l’audacieuse politique culturelle qui fit les belles heures du Front populaire : des individus d’horizons divers se réunissent pour voir ensemble des pièces et surtout participer aux débats organisés avec les metteurs en scènes et acteurs, dans un lieu spécialement dédié, le lycée Saint-Joseph, apprécié pour son calme.Cet échantillon de public ne peut être considéré comme représentatif : il est essentiellement féminin (à 70%) avec une forte proportion de célibataires   et surtout, il s’agit, comme le rapporte l’une des participantes, de "braves bêtes"   : un public avenant, prêt à l’échange, faisant montre de bienveillance et de mansuétude, toujours soucieux de comprendre les intentions des metteurs en scènes même lorsque les pièces ne plaisent pas.


Fabiani est bien conscient des caractéristiques de ce public et le tour de force de sa démonstration – car le livre est très bien argumenté – est de parvenir à tirer de cette étude de cas des enseignements dont la portée dépasse largement le seul cadre du festival d’Avignon. Son propos est original, puisque si les débats au Ceméa avaient déjà été utilisés dans une thèse soutenue en 1991   , la visée était alors essentiellement pédagogique (et pour un public anglophone restreint !).



Alors quels sont les thèses défendues par l’auteur ? On peut facilement en identifier trois :
Tout d’abord, Fabiani aborde le genre du festival en tant que lieu où se façonnent, s’orientent et s’aiguisent les goûts culturels. Il montre que les débats sont l’occasion d’une mise en perspective, d’un cheminement et d’une orientation où l’individuel et le collectif interagissent   . Le fait qu’il s’agisse, dans son étude, d‘un "bon" public, doté selon la terminologie bourdieusienne d’une "bonne volonté culturelle"   , ne fait que faciliter la mise à jour de procédés qui conservent leur validité pour d’autres publics. Renouant avec des formes culturelles plus anciennes, le festival met en exergue la "primauté d’une sociabilité culturelle fondatrice"   . Fabiani se réfère bien sûr à La fête révolutionnaire analysée par Mona Ozouf   mais l’on pourrait aussi évoquer des festivals contemporains comme "Le Pari(s) du vivre ensemble", où il est également question de "manifester la force du (...) lien social et son intangibilité"   .


Ce livre pose les fondements d’une sociologie de la réception de l’œuvre culturelle, dans laquelle le spectateur, devenu "participant" depuis les débuts de l’époque vilarienne, retrouve toute sa dignité de citoyen. Fabiani annonce d’emblée qu’il entend se situer entre ceux qui font "du spectateur le maître incontesté de la culture contemporaine" et ceux qui, à l’inverse, "font de l'autonomie absolue du créateur le critère absolu de la démocratie culturelle"   . Le festivalier est bien, en ce sens, l’antithèse du consommateur dont "le temps de cerveau humain disponible" peut se vendre sur les ondes (selon la célèbre formule du PDG d’une chaîne de télévision, en 2004). Le public d’Avignon en action, c’est au contraire une agora ressuscitée et les lieux comme la cour du palais des papes, autorisant les spectacles en plein air, ne sont pas pour rien dans cette image.


Enfin, ce livre est à replacer dans le cadre du développement de nouvelles études transdisciplinaires sur les festivals. Fabiani signale avec raison le caractère "mondain" du festival de Bayreuth   , archétype d’une culture ossifiée, mais ce sont au contraire les festivals innovants, considérés comme lieux de débats et de constructions identitaires, qui constituent le nouveau champ de recherches. Le festival est alors vu comme une forme populaire de "coprésence" d’un ensemble d’œuvres artistiques, avec ses formes de sociabilités spécifiques et de rituels de célébration   . La Commission européenne soutient d’ailleurs actuellement deux équipes qui poursuivent ces objectifs, avec le Projet de recherche européen sur les festivals (EFRP) et le projet Euro Festival.


S’adressant à tout public intéressé par la sociologie culturelle, au-delà du cercle des anciens festivaliers d’Avignon, le livre de Fabiani devient passionnant lorsqu’il montre les conditions dans lesquelles peut naître une culture qui soit le reflet d’une démocratie participative   . Le chapitre 3, véritable protocole des débats, aurait peut-être pu figurer en annexe, mais il permet de bien saisir l'approche bottom-up (de bas en haut)   qui caractérise cette démarche. La discussion sur la métaphore religieuse   mériterait sans doute d’autres analyses, mais en moins de 200 pages, incluant un index et une présentation des œuvres ayant servi de support aux débats, Fabiani trouve déjà l’occasion d’aborder la place de la danse au Festival, la question de la nudité dans les spectacles (et la place du corps en général), ainsi que l’héritage de 1968 (avec l’opposition entre Vilar et le Living Theater), autant de thèmes que le lecteur aura plaisir à découvrir par lui-même