En comparant la situation des femmes sur le marché du travail en Europe et en Amérique latine, cet ouvrage révèle une surprenante proximité... dans les inégalités.

Que vous soyez née à São Paulo ou à Paris, au Mexique ou en Norvège, ne vous faites pas trop d’illusions : certes votre situation en tant que femme s’est grandement améliorée ces cinquante dernières années, vous avez désormais accès la plupart du temps à l’éducation et au marché du travail, mais vous demeurez victime de votre statut de "deuxième sexe". Plus souvent au chômage ou cantonnée dans des professions bien déterminées, soumise à la double peine (cumul d’une activité professionnelle et des tâches domestiques), moins bien rémunérée que vos congénères masculins, enfermée dans des emplois à temps partiel subi, le chemin de l’égalité est encore long ; et ne comptez pas sur votre employeur pour imposer spontanément la parité, lui qui trouve que vos besoins en crèches coûtent décidément trop cher.

 

De l'intérêt d'une approche comparative

Voilà en substance ce que conclut cet ouvrage comparatif, recueil d’articles traitant de la question de l’accès différencié au marché du travail et de son influence sur l’organisation des temps sociaux des deux côtés de l’Atlantique. Un bilan certes déjà bien connu, mais qui a pour originalité de ne pas choisir les deux rives habituelles du même océan : c’est à sa consœur latine que l’Europe est ici confrontée, et non à l’Amérique du Nord comme on l’aurait fait spontanément. Délicat programme, me direz-vous, car voici deux zones géographiques bien différentes, tant du point de vue de leur niveau de développement que de la place réservée aux femmes dans la société. Il est déjà si difficile de comparer entre eux les pays européens, entre l’égalitarisme des Nordiques et la perpétuation des traditions chez les Latins… Mais ce serait d'une part oublier la culture commune partagée par les deux continents, forgée par la tradition chrétienne à l’origine d’une même organisation traditionnelle, celle du male breadwinner. Et d’autre part se priver d’une synthèse fort intéressante en termes d’enseignement sur une situation plus universelle qu’on aurait pu le penser de prime abord. Les auteurs de l’ouvrage se mettent d’ailleurs à l’abri de critiques trop virulentes sur la validité des comparaisons effectuées, en incluant un chapitre très intéressant de M.Lallement   sur l’intérêt des comparaisons internationales appréhendées par le prisme du genre.



Certes, certaines différences majeures sont à prendre en compte. L’accès massif des femmes à l’enseignement supérieur est un phénomène en voie d’achèvement en Europe, alors qu’il est relativement récent et ne concerne que la partie la plus favorisée des sociétés sud-américaines. Les taux d’activité féminins restent également plus élevés en Europe (77,5% en 2006 pour l’UE à 15) qu’en Amérique latine (52,9% en 2005 au Brésil), où les femmes sont plus souvent employées dans le secteur informel. Mais l’enseignement majeur de l’ouvrage est la communauté des problématiques qui se posent pour les femmes des deux continents, avec des questions centrales qui restent en suspens malgré les impressionnants progrès accomplis en très peu de temps. À titre d’exemple, on peut citer la fragilité des familles monoparentales, surexposées au risque de pauvreté, la dissymétrie des temps de travail des hommes confrontés aux heures supplémentaires alors que les femmes trustent le temps partiel, ou encore la ségrégation des emplois expliquant en partie la discrimination salariale ou l’inégal accès aux positions managériales. Certaines différences sont néanmoins également fort instructives : on apprend ainsi par exemple que si le sexe est surdiscriminant au Brésil dans la trajectoire professionnelle des individus, c’est la couleur de peau qui l’emporte en France   .

 

Les inégalités au travail : que faire?

Dans ce monde qui reste inégalitaire, c’est à la puissance publique qu’est alors confiée la mission de faire reculer les discriminations. Dans ce domaine, l’Union européenne peut alors inspirer les États sud-américains qui souhaitent développer une protection sociale et une politique familiale égalitaristes. Certains pays vont jusqu’à imposer de "bonnes pratiques" aux entreprises, comme l’a fait la Norvège en fixant un quota de 40% de femmes dans les conseils d’administration. Une discrimination positive pour accélérer l’histoire ?

Il est néanmoins indispensable de prendre également en compte l’opinion et les perceptions des femmes elles-mêmes. Prenons l’exemple d’un pays d’Europe du Sud où les femmes vont probablement ressentir comme fortement inégalitaire une situation pourtant en moyenne moins discriminante que celle qui subsiste dans certains pays sud-américains, mais c’est sans doute surtout car les points de comparaison adoptés par les Européennes (leurs voisines Européennes) ne sont pas les mêmes que ceux des Sud-Américaines, qui se montrent donc peut-être en moyenne plus satisfaites d’une situation pourtant plus dégradée du point de vue de l’égalité. Faut-il alors vouloir faire le bien des individus malgré eux ? Est-ce la principale priorité et revendication des femmes elles-mêmes ?

C’est ce type de question que soulève la lecture de cet ouvrage, qui permet de dépasser le premier degré de l’analyse pour approcher la complexité de la question de l’égalité entre les genres, sur le marché du travail et au-delà. Sa force est de proposer une analyse géographiquement située à la fois historique, économique et sociétale, ainsi que des réflexions théoriques s’appuyant sur des travaux quantitatifs et qualitatifs : ou un regard à travers un kaléidoscope pour mieux percevoir les enjeux fondamentaux. Une mention spéciale aux nombreuses réflexions théoriques qui ne sont jamais sacrifiées sur l’autel des chiffres, permettant de construire un ouvrage qui va au-delà du simple constat empirique pour soulever des problèmes d’interprétation et de classification tout à fait pertinents, sans jamais oublier de souligner leurs propres limites et les champs qu’il reste à labourer.