Deux spécialistes pour une histoire résolument comparatiste de la Grande Guerre.

Parmi toutes les synthèses publiées sur la Première Guerre mondiale, les historiens ont toujours adopté un point de vue national ou global mais jamais on avait écrit une histoire qui se voulait ouvertement comparative. C’est là le parti pris du Français Jean-Jacques Becker et de l’Allemand Gerd Krumeich, qui publient un ouvrage visant à comparer l’expérience de la guerre chez les deux anciens ennemis du front ouest, la France et l’Allemagne.


Ceux-ci montrent ainsi que la guerre n’a pas eu exactement les mêmes répercussions en France et en Allemagne, bien que les deux pays connaissent les mêmes difficultés politiques, économiques, sociales, du fait de la guerre. Par exemple, la trêve des partis politiques : l’union sacrée française est rapprochée du Burgfrieden allemand. Ces deux expériences politiques ont incontestablement des points communs puisqu’il s’agit, dans les deux pays, de s’unir dans le cadre de la Défense nationale. Pourtant, si, en France, l’Union sacrée se maintient jusqu’en 1917, le Burgfrieden allemand ne fait "que dissimuler momentanément les oppositions politiques et sociales"   et n’empêche pas les divergences d’éclater, dès la fin de l’année 1914, entre la gauche partisane d’une guerre de défense et la droite voulant renforcer la sécurité du pays par la création d’États-tampons en Europe centrale.


De même, dès le début du conflit, les deux pays sont confrontés au même problème : comment partager les responsabilités entre pouvoir civil et pouvoir militaire ? Là encore, les réponses apportées divergent. En France, le gouvernement et l’Assemblée ont réussi à maintenir un certain contrôle sur l’autorité militaire, qui voit son aboutissement avec la nomination de Clemenceau à la présidence du Conseil en 1917. En Allemagne, du fait de la structure fédérale du pays, le territoire est divisé en vingt-et-un secteurs de corps d’armée, dirigés par des commandants indépendants les uns des autres et qui exercent la censure de la presse. À partir de 1916, l’arrivée de Ludendorff et Hindenburg au pouvoir consacre la suprématie des militaires sur le pouvoir politique civil.


Cette histoire de la Grande Guerre est aussi une histoire qui s’inscrit dans le temps long, puisqu’il s’agit de comprendre la guerre à la fois dans ses origines profondes et dans ses conséquences sur le premier XXe siècle. Les auteurs se livrent donc à une analyse des relations diplomatiques entre les deux pays qui commence dès la fin du XIXe siècle. Ils y montrent comment les différentes crises balkaniques et marocaines ont entraîné le sentiment que la guerre était inévitable, même si, paradoxalement, personne ne s’attendait à ce qu’elle éclate en 1914. De même, le dernier chapitre fait comprendre que la signature de l’armistice n’a pas réglé tous les problèmes et que la guerre a laissé engendrer des problèmes jusque là inédits. La fin du livre laisse entrevoir les conséquences politiques du conflit, au moins en Allemagne : les difficultés de la république de Weimar et la montée en puissance d’Adolphe Hitler.


Les deux auteurs s’inscrivent dans la ligne historiographique actuelle, en privilégiant une "histoire politique des mentalités"   . Dans un conflit qui a mobilisé autant les populations, les événements ne prennent tous leur sens que si on les examine à la lumière de ce que ressent l’opinion publique. Des certitudes historiographiques peuvent ainsi être remises en cause. La "Revanche", qui aurait obnubilé les Français après la défaite de 1871, n’aurait ainsi été qu’un mythe auquel n’adhéraient que les franges les plus nationalistes de la population française et plus ou moins ignoré du reste de la population.


Les aspects relevant d’une historiographie plus traditionnelle de la guerre ne sont pas écartés pour autant. Les auteurs s’interrogent ainsi sur les causes et les responsabilités du conflit. Ils s’attardent également sur les grandes phases militaires de la guerre : l’avancée allemande jusqu’en 1914, puis l’enlisement, marqué par les batailles de Verdun et de la Somme, les offensives de 1917, l’avancée allemande de 1918 puis celles des alliés. Ces pages sont l’occasion de s’interroger sur la figure des grands chefs militaires, Pétain et Foch en France, Ludendorff et Hindenburg en Allemagne.


Les auteurs s’intéressent, néanmoins, davantage aux formes de la mobilisation des populations, dans chacun des deux pays. La guerre a profondément modifié les structures sociales du pays. Il s’agit, pour la première fois, d’une guerre industrielle, qui demande aux belligérants d’accroître fortement leurs productions, alors même que les hommes jeunes sont absents. Les gouvernements des deux pays sont ainsi confrontés à des problèmes inédits : comment organiser une industrie de guerre à grande échelle et comment financer la guerre ? La guerre a donc vu l’émergence d’un autre front, celui de l’intérieur.
Les civils sont également entrés dans le champ des études sur la guerre à travers la violence dont ils sont victimes. Les atrocités allemandes perpétrées lors de l’invasion de la Belgique ont eu un large retentissement et ont donné lieu à de nombreuses rumeurs. Elles montrent que, désormais, les civils ne sont pas épargnés par la guerre et que la violence des soldats franchit un pallier supplémentaire.


C’est donc une synthèse actualisée des grandes problématiques qu’offre l’étude de la Première Guerre mondiale que nous donnent deux spécialistes de cette période. Les vieux débats historiques suscités par la guerre ne sont pas absents (histoire militaire et diplomatique du conflit, recherche des causes et des responsabilités de la guerre) mais ils sont enrichis par des chapitres consacrés aux populations en guerre. Il faut souligner le souci d’une approche comparative qui a guidé les auteurs et qui permet de mieux distinguer ce qui rapproche et sépare les deux pays en guerre. Si l’ouvrage n’est pas révolutionnaire en soi, il constitue une mise à jour agréable à lire tenant compte des travaux récents

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Christophe Prochasson, 14-18. Retours d'expériences (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Une porte d'accès originale aux questionnements que pose la culture de guerre.

 

- Stéphane Audoin-Rouzeau, Gerd Krumeich, Jean Richardot, Cicatrices. La Grande Guerre aujourd'hui (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Un beau livre qui s'attache aux marques concrètes laissées par le conflit sur le territoire.

  

- Jay Winter, Entre deuil et mémoire. La Grande Guerre dans l'histoire culturelle de l'Europe (Armand Colin), par Jonathan Ayache.

Un ouvrage dont l’ambition est de revisiter l’histoire culturelle de la Guerre de 14 dans une perspective transnationale à travers la thématique du deuil.

 

- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix (Tallandier), par François Quinton.

Une étude précieuse qui interroge l’attitude des intellectuels face à la guerre.

 

- François Bouloc, Les profiteurs de guerre (Complexe), par Pierre Chancerel.

 Une approche novatrice, sous l'angle de l'histoire culturelle, d'un sujet dont le choix n'est pas innocent.

 

- Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes français et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité 1914-1918 (Éditions universitaires de Dijon), par Emmanuel Jousse.

Un livre qui invite à ouvrir de nouveaux chantiers sur un sujet mal connu.

 

- Frédéric Guelton et Gilles Krugler, 1918, L'étrange victoire (Textuel), par Jonathan Ayache.

Un recueil d’archives de la Grande Guerre proposant une immersion dans les derniers mois de la guerre, mais qui s’avère finalement superficiel et peu rigoureux. 

 

- Laurent Véray, La Grande Guerre au cinéma. De la gloire à la mémoire (Ramsay), par Nicolas Guérin.

Dans un bel ouvrage illustré, Laurent Véray interroge les changements de perception de la Grande Guerre au cinéma.