Où placer le point de rencontre entre neuroscience et philosophie ? Un recueil d'articles exemplaire sur le sujet.

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Georges Canguilhem écrivait : "La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère."   Ce recueil d’articles, supposant que "la philosophie et les neurosciences peuvent tirer profit d’une rencontre"   , porte sur les deux formes de rapports possibles entre philosophie et neurosciences. La première forme, classique, est celle d’une "philosophie des neurosciences" entendue comme philosophie d’une science particulière. La seconde, appelée ici "neurophilosophie", consiste à utiliser les connaissances accumulées par les neurosciences pour aborder sous un nouveau jour les questions traditionnelles de la philosophie.


Philosophie des neurosciences

La première partie est ainsi consacrée à l’épistémologie des neurosciences : les méthodes qu’elles utilisent, le type d’explication qu’elles fournissent ou encore leurs rapports avec les autres sciences. Il peut être utile de définir plus précisément ce que l’on entend ici par neurosciences. Les neurosciences traitent, bien sûr, du cerveau, mais elles le font à divers niveaux : la neurobiologie moléculaire s’intéresse aux molécules qui assurent le fonctionnement des neurones, la neurobiologie cellulaire étudie les diverses propriétés et fonctions des dits neurones, les neurosciences intégrées traitent de leurs interactions et les neurosciences cognitives portent sur le niveau supérieur de cette hiérarchie et le rôle des diverses structures cérébrales "dans la production du comportement, le traitement de l’information et la production de la cognition humaine"   .

C’est à ce dernier stade, d’ailleurs que se posent de multiples problèmes, lorsque l’étude d’un organe (le cerveau) se lie à celle de l’esprit humain. Quel doit être le rapport entre neurosciences (et particulièrement neurosciences cognitives) et sciences cognitives ? Les neurosciences doivent-elles, à plus ou moins long terme, remplacer les sciences cognitives ? Ou alors les sciences cognitives sont-elles destinées à rester indépendantes des découvertes en neurosciences ? Cette question occupe, directement ou non, une grande partie des articles de cette première partie.

Les deux premiers articles abordent la question en partant de la spécificité de l’explication en neurosciences. S’ils s’accordent pour dire que les neurosciences s’écartent du modèle nomologique de la physique classique pour fournir des explications de type mécaniste, les leçons qu’ils en tirent divergent.  Antti Revonsuo considère que l’explication mécaniste en neurosciences consiste à expliquer le fonctionnement d’un organe par les propriétés de ses composantes. Or, les sciences cognitives considèrent, selon Revuonso, qu’elles ont expliqué un phénomène quand elles ont donné sa fonction au sein d’un ensemble. La fonction serait donc la composante ultime de l’explication en sciences cognitives, tandis que les neurosciences auraient pour vocation d’expliquer en décomposant les structures censées correspondre à ces fonctions. Sciences cognitives et neurosciences seraient ainsi incompatibles. Carl Craver soutient lui qu’une explication mécaniste intègre nécessairement une explication en termes de fonctions qui fait référence aux niveaux supérieurs d’organisation : ces explications "contextuelles" sont nécessaires par exemple, quand on décrit le rôle joué au sein d’une synapse par telle ou telle molécule. Tenter d’expliquer le rôle de cette molécule par sa seule constitution interne serait ridicule.



Mais d’autres articles abordent plus directement la question des rapports entre sciences cognitives et neurosciences. Jennifer Mundale commence par rappeler la provenance historique des arguments en faveur de la thèse selon laquelle "les neurosciences ne sont pas en mesure de contribuer de manière importante à la compréhension de l’esprit humain" et, qu’en ce qui concerne notre vie mentale, "nous pourrions être fait de fromage suisse que cela n’y changerait rien"   : ceux-ci viennent de traditions aussi diverses que l’antilocalisationnisme, la psychologie évolutionniste ou encore le paradigme fonctionnaliste  des sciences cognitives. Elle rejette ces arguments et défend la thèse selon laquelle "l’heuristique structure-fonction" peut permettre aux neurosciences d’augmenter nos connaissances sur l’esprit humain.

Mais les sciences cognitives sont-elles pour autant réductibles aux neurosciences ? Et cela malgré le célèbre argument de la "réalisation multiple" selon lequel, une même fonction pouvant avoir des implémentations radicalement différentes, il serait impensable de réduire les états mentaux (définis en termes de fonction) à un état physique donné ? Oui, répond John Bickle, qui commence par différencier la question de savoir si une fonction pourrait être (dans un monde hypothétique qui n’a aucun intérêt pour les scientifiques) implémentée d’une façon différente de celle de savoir si dans notre monde, le monde effectif, il existe véritablement des fonctions psychologiques identiques avec des implémentations distinctes. Se concentrant sur la seconde question, il se propose d’analyser un exemple, celui des mécanismes moléculaires de la consolidation mnésique, pour montrer qu’une même fonction (la consolidation des souvenirs) a au niveau moléculaire une implémentation identique chez toutes les espèces chez qui elle a été étudiée. Selon Bickle, de tels exemples sont propres à jeter le doute sur les versions "empiriques" de l’argument de la réalisation multiple. Son exemple est néanmoins ré-analysé et rejeté par Maurice Schouten, selon qui la psychologie de la mémoire est loin de pouvoir être réduite aux neurosciences et a connu de profondes transformations qui ne doivent rien à ces dernières.

S’ouvre alors la possibilité d’une voie médiane entre indifférence et réduction, celle d’une co-évolution des sciences cognitives et des neurosciences, s’enrichissant mutuellement. Cette piste est approfondie par Robert McCauley qui passe en revue les diverses conceptions de ce en quoi consiste exactement la réduction d’une théorie à une autre (du réductionnisme du Cercle de Vienne selon lequel la théorie réduite doit pouvoir être déduite de la théorie réductrice, au réductionnisme nouvelle vague dont Bickle est un représentant et selon lequel la théorie réduite peut être modifiée dans une certaine mesure lors de la réduction) pour finalement montrer qu’aucune de ces conceptions ne peut décrire de façon satisfaisante les rapports entre sciences (ce que suggérait aussi Schouten). Déjà, parce que les différentes théories des neurosciences et des sciences cognitives peuvent se justifier et se prêter mutuellement support, dans un sens ou dans un autre, mais aussi parce que sciences cognitives et neurosciences ne constituent pas deux théories distinctes mais bien deux domaines de recherche, et que les exemples de réduction réussie dans l’histoire des sciences ont lieu entre théories et non entre domaines.



Trois autres articles s’intéressent à divers aspects épistémologiques des neurosciences. William Bechtel s’intéresse aux trois grandes sources de données utilisées dans les neurosciences cognitives (déficits résultant de lésions chez les patients, enregistrement de cellules uniques et neuro-imagerie) pour déterminer les critères utilisés par les scientifiques pour accepter une nouvelle technique d’acquisition de données comme fiables : la technique peut produire des données de façon stable et reproductible, ces résultats doivent être cohérents avec ceux obtenus par des méthodes déjà validées et les données doivent être compatibles avec des théories jugées comme plausibles. Hardcastle et Stewart s’intéressent eux à un présupposé majeur des neurosciences cognitives : la thèse de la localisation neuronale, selon laquelle il est possible de localiser physiquement certaines fonctions mentales dans le cerveau. Ils en donnent un rapide compte-rendu pour la critiquer avec véhémence en utilisant des données issues des autres niveaux des neurosciences. Enfin, Éric Racine présente quelques problèmes éthiques posés par les neurosciences ("l’éthique des neurosciences" ou "neuroéthique") et traite notamment de la distorsion des théories neuroscientifiques dans la presse à grand tirage et de l’influence que peuvent avoir ces simulacres de neurosciences sur le grand public.

Dans un dernier article, Elizabeth Ennen s’oppose à la théorie de "l’incrémentalisme cognitif" selon laquelle nos capacités cognitives inférieures sont plus ou moins les blocs de construction de nos capacités cognitives. Elle s’appuie sur des travaux en neurosciences sur la mémoire, pour montrer qu’il existe deux formes de mémoire qui ont une origine distincte : une forme représentationnelle et une forme non représentationnelle, et que seule la seconde  obéit aux principes de l’incrémentalisme cognitif.


Neurophilosophie


La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse, elle, à la façon dont les philosophes peuvent s’emparer des résultats fournis par les neurosciences pour éclaircir ou enrichir certaines questions philosophiques traditionnelles. Méthode révolutionnaire ? Non, à en croire Pierre Poirier et Luc Faucher, les directeurs de l’ouvrage : "la neurophilosophie promeut en fait un certain retour au passé, au statu quo ante bellum, à l’état de fait et de droit qui avait court avant la déclaration des "hostilités" entre la science et la philosophie"   dans le sillage de Frege (pour la tradition analytique) et Husserl (pour la tradition continentale).

Une grande partie des articles de cette section s’intéresse au problème de la conscience et de l’expérience privée qui en est la marque (les fameux qualia) : les neurosciences peuvent-elles contribuer à résoudre l’épineuse question de la conscience ? C’est ce qu’affirme Patricia Churchland, pour qui les questions de la philosophie de l’esprit sont avant tout des questions empiriques, ce qui annonce la dissolution à plus ou moins long terme de cette branche de la philosophie dans les neurosciences. Après avoir rejeté les arguments de ceux qui pensent qu’une approche empirique ne peut résoudre le problème de la conscience, Churchland expose quelques pistes et programmes de recherche prometteurs pour celui qui voudrait naturaliser la conscience. Selon elle, d’une façon ou d’une autre, la conscience visuelle constitue un point de départ de choix, étant donné les nombreuses données neuroscientifiques dont nous disposons déjà au sujet de la perception visuelle. Jean-Noël Missa, lui, se montre plus pessimiste : tout ce que ces approches peuvent nous fournir, ce sont les corrélats neuronaux de la conscience, mais pas une explication satisfaisante de la conscience elle-même. Il termine en esquissant de façon décevante une "approche évolutionniste" du problème de la conscience.



Mais à quoi ressemblerait justement une "réponse satisfaisante" au problème de la conscience ? Alva Noë et Susan Hurley décomposent le problème en plusieurs éléments : il y a selon eux différents types de "fossé explicatif". À côté du "fossé absolu", qui résulte de la tentative d’expliquer pourquoi il y a de l’expérience consciente tout court, ils identifient le "fossé comparatif intermodal" (pourquoi telle activation neuronale donne lieu à une expérience de nature visuelle plutôt qu’auditive ?) et le "fossé comparatif intramodal" (pourquoi telle activation neuronale donne lieu à une expérience de rouge plutôt que de bleu ?). Pour répondre à ces deux dernières questions, les auteurs s’intéressent aux problèmes posés par les cas où un input sensoriel est réorienté vers une aire corticale qui n’est pas l’aire ordinairement dédiée à cette modalité sensorielle. Deux choses peuvent alors se produire : dans les cas de dominance corticale, le caractère qualitatif de l’expérience associée à l’input est celui ordinairement associé à l’aire stimulée (par exemple, dans le cas de douleur à un membre fantôme). Dans les cas de déférence corticale, l’expérience qualitative est celle associée ordinairement à la source de l’input (par exemple dans le cas de patients aveugles à qui l’on branche une caméra qui transforme l’information visuelle en information tactile qui transite via la peau jusqu’au cortex somatosensoriel, information qui donne néanmoins naissance à une expérience de nature visuelle). Les cas de déférence corticale montrent selon eux que ce n’est pas l’emplacement des activités cérébrales qui détermine la nature qualitative d’une expérience (ce qui rend inutile la recherche de corrélats neuronaux de la conscience) mais les propriétés mêmes des inputs sensoriels et les relations qu’ils établissent avec nos capacités sensorimotrices. Le fait que ce sont les propriétés des stimuli qui déterminent en partie la nature de l’expérience rend selon eux l’explication moins arbitraire et plus satisfaisante qu’une simple corrélation entre tel neurone et telle expérience. Ils proposent ainsi une théorie "sensori-motrice" de la conscience.

Cependant, cette théorie est mise en doute par Pierre Jacob qui, dans son article, se base sur des résultats neuroscientifiques pour montrer qu’il existe deux systèmes distincts de traitement de l’information visuelle : un système dédié à la reconnaissance des objets (et à la production d’un percept visuel) et un système dédié à l’action (et à la production d’une représentation visuo-motrice). Chaque système peut fonctionner indépendamment de l’autre et la voie visuomotrice peut être endommagée sans que cela empêche le sujet de former des expériences visuelles conscientes. Il n’y aurait donc pas de lien intime entre action et expérience consciente. Pierre Jacob développe à la place une conception de la conscience visuelle selon laquelle la conscience a pour rôle de saisir les relations spatiales entre objets.




Autre problème abordé : celui de l’objectivité. Nous avons la capacité de considérer le monde comme existant objectivement, c’est-à-dire indépendamment de nous, tout en reconnaissant que notre point de vue sur ce monde est subjectif. Selon Rick Gush, cette capacité provient de la co-existence dans notre esprit de deux types de représentations : des représentations égocentriques et des représentations allocentriques, et de la faculté d’ancrer les premières dans les secondes. Mais, demande Rick Gush : comment ancrer une représentation allocentrique dans une représentation de type égocentrique, si elles diffèrent en nature ? Rick Gush répond à cette question en proposant la théorie selon laquelle nos représentations allocentriques sont en fait des représentations égocentriques simulées. C’est cette solution contre laquelle se bat Pete Mandik qui défend l’existence de représentations allocentriques pures non réductibles à des représentations égocentriques et voit dans l’idée selon laquelle l’allocentrique est dérivée de l’égocentrique l’effet d’un préjugé cartésien selon lequel le subjectif est un donné non problématique dont il faudrait tirer d’une manière ou l’autre l’objectif.

Enfin, Joëlle Proust et Elisabeth Pacherie s’intéressent à la distinction classique entre niveau personnel et niveau subpersonnel et à la division du travail qu’elle justifie entre philosophes (qui traiteraient du niveau personnel) et neuroscientifiques (qui traiteraient du niveau subpersonnel). Attaquant cette distinction comme floue et non pertinente pour délimiter l’activité du philosophe, elles considèrent que le rôle de ce dernier est plutôt d’articuler entre eux les différents niveaux. Elles donnent un exemple d’un tel travail en s’intéressant au rôle de la simulation dans la compréhension d’autrui.


En conclusion

Il est difficile d’évaluer un recueil d’articles qui regroupe les travaux d’une vingtaine d’auteurs différents. Dans l’ensemble, les articles sont de très bonne facture. Chaque article respecte les codes propres aux articles scientifiques et présente clairement son argument et son plan avant d’entrer dans le détail, ce qui rend le suivi de l’argumentation aisé et donne l’impression que l’on fera tout pour que le lecteur comprennent vraiment l’argument qui est exposé, même dans les cas où l’article est vraiment technique (ce qui est souvent le cas). Au niveau de la composition de l’ouvrage, on ne peut dire que du bien : la division en deux parties est pertinente et les articles, dans l’ensemble, se répondent entre eux, traitent de thèmes communs, de telle façon que, passé les premiers articles, le lecteur a la sensation de se trouver en terrain familier.

Mais à qui ce livre s’adresse-t-il ? Dans ce recueil d’article, il s’agit d’introduire à la philosophie des neurosciences et à la neurophilosophie en produisant des articles exemplaires de ces deux domaines de recherche. Sur ce point là, c’est une réussite : on s’y retrouve même sans connaître préalablement le domaine. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’on peut aborder ce livre en étant vierge de toute connaissance : les articles requièrent un minimum de connaissances en philosophie des sciences (nombreuses sont par exemples les références à Hempel ou au Cercle de Vienne) et de l’esprit (les auteurs utilisent parfois des termes comme "qualia", "explanatory gap", "réalisation multiple" comme si tout le monde savait immédiatement ce que cela signifiait). L’ouvrage n’est donc pas à mettre entre toutes les mains mais, pour ceux qui ont le bagage minimum et s’intéressent à ce que peuvent apporter les neurosciences, la lecture sera sans nul doute passionnante