Cet entretien est en quatre parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties)

 

Observer la conduite effective des individus

nonfiction.fr : Quel est le cheminement qui vous a conduit à la rédaction du Bon usage de la torture ? Cet ouvrage s’inscrit-il dans la continuité du précédent, Un si fragile vernis d’humanité, dont il chercherait à prolonger les thèses sur le plan de l’articulation entre le droit et la morale ?

Michel Terestchenko : Ce livre est en effet la continuation du précédent, où il était davantage question des individus, de la manière dont certains sont responsables et dont d’autres démissionnent face au facteur de la destructivité humaine. À un moment du livre, j’avais brièvement parlé d’Abou Ghraib, et je me suis aperçu que le livre avait été un peu rapide par rapport à tout ce que l’on avait su par la suite et que certains aspects, notamment politiques, en avaient été laissés de côté, car là n’était pas le sens de l’ouvrage. Il se trouve qu’il y a, sinon en France, du moins aux États-Unis, une littérature considérable sur la torture, et dans la continuité du travail précédent, l’approfondissement de cette réflexion s’imposait assez naturellement.

 

nonfiction.fr : Pour quelle raison avez-vous fait ce choix d’ouvrir votre réflexion par l’étude de cas concrets avant d’aborder l’examen des discours de justification de la torture ?

Michel Terestchenko : Je m’intéresse à la conduite effective des individus et cherche à comprendre pourquoi et dans quelles circonstances ils agissent de telle ou telle manière. Dans le livre précédent, je m’appuyais également sur de nombreux exemples historiques, comme le bourreau de Treblinka, et proposais ensuite des analyses théoriques sur la base de cette documentation.

Pour aborder le débat sur la torture après le 11 septembre, il me paraissait assez nécessaire d’en "planter le décor" au préalable, c’est-à-dire de savoir quelle a été la politique américaine sur la torture après les années 50 et plus précisément comment elle s’est mise en place après le 11 septembre, dans le cadre de la "guerre contre la terreur". Dans la situation contemporaine, ce n’est pas un sujet qu’on peut aborder immédiatement de manière complètement abstraite. J’ai donc cherché à expliquer quelles sont ces techniques de torture, comment elles se sont trouvées légitimées par l’exécutif américain, sans entrer pour autant dans le détail ou dans une complaisance descriptive.

Je pense donc qu’il fallait aborder ce qui se passe dans les faits pour ensuite rentrer dans le débat sur ces événements.

 

Comment définir la torture ?

nonfiction.fr : Malgré tous ces exemples, vous insistez sur la difficulté à définir la torture d’un point de vue empirique. Cette difficulté est-elle ce qui permet ces glissements, tant sémantiques que dans la pratique, par lesquels des procédures de justification de la torture se mettent en place ?

Michel Terestchenko : Sans aucun doute. Dans les faits, la torture qui est pratiquée est ce que l’on appelle une torture "blanche" ou une torture "propre", qui fait appel à des techniques de torture psychologique, de sorte qu’à la fois ces pratiques ne semblent pas relever immédiatement d’une définition restrictive de la torture, ce qui leur permet d’échapper à la prohibition du droit international ou interne. Il y a donc là quelque chose qui relève de ces glissements, en vue de mettre en œuvre des pratiques de torture et d’échapper, pour ceux qui les pratiquent, aux condamnations pénales éventuelles. D’une manière générale, il y a tout un débat autour de la question de savoir ce qui est de la torture et ce qui n’en est pas, de savoir si les formes de torture psychologique qui sont extrêmement destructrices de la personnalité, relèvent de la torture ou de méthodes dégradantes et humiliantes – qui sont également condamnées par le droit international. Ma position est de dire que ces méthodes relèvent bien de la torture. Quelle que soit l’incertitude et les débats casuistiques autour de cette question, il est au final possible de donner une définition assez stricte de ce qui relève de la torture, en particulier de la torture d’État.

 

nonfiction.fr : Quelle définition pourrait-on donner de la torture et quelle est la nature de l’interdit au nom duquel la torture doit être prohibée ? Quel est le point d’appui de la critique que l’on peut exercer à son encontre ?

Michel Terestchenko : La torture d’État est une torture qui est exercée par des agents de l’État au nom du bien commun et qui soit prend la forme d’une torture physique, soit prend des formes nouvelles – développées à partir des années 50 par la CIA à partir du savoir de scientifiques, de psychologues, de chercheurs… – qui sont d’abord des méthodes destructrices de la personnalité.

L’interdit n’est pas de nature morale. Nous verrons même que c’est la morale qui, paradoxalement et contre toute attente, peut venir au secours de la légitimation de la torture là où on s’attend, au contraire, à ce qu’elle en prononce un interdit absolu et définitif. Le problème est d’abord de nature juridique : la torture est interdite dans les démocraties, en France, aux États-Unis, par un certain nombre de conventions – Conventions de Genève, Convention européenne des droits de l’homme… L’interdit est donc d’abord de nature juridique.

La légitimation de la torture a commencé aux États-Unis, après le 11 septembre, par tout un travail de réinterprétation des textes du droit interne et du droit humanitaire international, en vue de faire échapper les talibans ou les membres du réseau Al Qaida aux mesures protectrices des prisonniers de guerre. Le travail a d’abord été un travail de juriste avant qu’il y ait ensuite une intervention de philosophes qui eux ont posé la question de la moralité. Mais d’une certaine manière la question de la moralité de la torture ne pourrait pas, ne devrait pas, se poser parce que c’est une pratique interdite depuis 1949 par le droit international ratifié par les États-Unis – ratifié en réalité avec des réserves… Le sujet est assez compliqué car de nombreux mémorandums ont été consacrés, par les juristes de la Maison blanche, ceux du Pentagone, ceux du ministère de la Justice, parmi les plus brillants, pour rendre la torture sinon possible, du moins acceptable et la faire échapper à des condamnations juridiques.

 

Le tournant du 11 septembre

nonfiction.fr : Peut-on dire que c’est le 11 septembre qui a conduit à cette réinterprétation des textes en vue de contourner l’interdit juridique de la torture ? Est-ce cet événement qui a incité à la recherche d’une légitimation de la torture ?

Michel Terestchenko : Sans aucun doute. C’est le traumatisme du 11 septembre et la nécessité de répondre au terrorisme par des moyens "appropriés" qui a entraîné la mise en œuvre du travail de réinterprétation des textes pour permette l’application de certaines pratiques et les prémunir d’éventuelles condamnation judiciaires à venir. Ce ne sont pas des justifications rétrospectives, mais la préparation de toute une argumentation juridique pour rendre la torture – sous une certaine forme – juridiquement acceptable, jusqu’à conduire le Congrès lui-même à prendre position sur ce sujet et à voter une loi qui, à bien des égards, la légitime. Ceci a continué jusqu’en 2007 où le président Bush a mis son veto à une loi du Congrès qui interdisait la pratique de la noyade par simulation. Il n’y a pas d’exemples dans le passé des démocraties occidentales où la torture ait pu faire l’objet publiquement d’une justification, et où la suspension du droit international, du droit protecteur des prisonniers de guerre, ait pu faire l’objet d’une telle publicité et d’une intervention du législateur. Ici, tout cela a été très rapidement rendu public : les mémorandums ont été à l’origine secrets mais ils ont été très vite connus.

 

nonfiction.fr : Vous situez cette résurgence des débats sur la torture après le 11 septembre. Historiquement, même en s’en tenant à la seconde moitié du XXe siècle et aux démocraties, il y a eu, à d’autres moments, des débats sur ce sujet, au moment de la guerre d’Algérie par exemple. Le débat contemporain se distingue-t-il de ces débats passés, et si oui, en quoi se distingue-t-il ?

Michel Terestchenko : La torture a été une pratique assez constante des démocraties occidentales depuis quasiment le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’Indochine, l’Algérie, le Vietnam, en Angleterre dans le cadre de la lutte contre l’IRA, c’est aujourd’hui un problème qui se pose à la société israélienne.

Il n’y a rien à proprement parler de nouveau dans les méthodes appliquées. La nouveauté, c’est que cette pratique a fait l’objet d’une légitimation : il n’y pas d’exemples dans le passé où la pratique d’État ait fait l’objet d’une justification juridique, d’abord discrète puis publique. Et surtout, qu’un certain nombre de grands penseurs de la société américaine ait pris position sur la question, et de façon étonnante en faveur de la légitimation de la torture, est tout à fait inédit. Pendant la guerre d’Algérie, il y a eu des dénonciations de la torture, mais il n’y a pas eu de débat public, ni de tentatives de justification, venant de surcroît d’intellectuels de gauche. Aux États-Unis, ce sont des libéraux de gauche qui ont pris position en faveur d’une légitimation de la torture, pas nécessairement dans le contexte de la politique américaine, mais en tous cas en produisant une réflexion théorique assez générale et abstraite se rapportant à la problématique de la situation d’exception.

 

- Cet entretien est en quatre parties.

 

À lire sur nonfiction.fr :

- Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l'injustifiable (La Découverte), par Dorothée David.

Comment, malgré les dispositifs juridiques qui la prohibent, la torture a-t-elle pu être pratiquée, et même légitimée ?

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