Cri d'alarme et interrogation sur le rôle de l'emploi dans l'intégration économique et sociale : une réussite.

À lire ce titre, La France des travailleurs pauvres, on peut s’attendre à un nouveau livre présentant le destin inéluctable de ces "nouveaux pauvres" que sont les travailleurs précaires, condamnés à rester en marge du marché du travail et, parfois, de la société : un constat d’impuissance de plus.

À lire le manuscrit, on se trouve plongé dans une réflexion économique rigoureuse et passionnante qui saisit tous les enjeux de ce problème complexe qu’est la pauvreté des travailleurs. Ici, pas de concept valise à la mode tels que la "flex-sécurité". Une explication simple et des propositions précises et réalistes. L’emploi est au cœur de l’analyse : son évolution, en lien avec la protection sociale et les politiques publiques, explique l’ampleur et les caractéristiques actuelles de la pauvreté au travail et de l’exclusion ; c’est en lui donnant une autre direction grâce aux politiques publiques que l’on pourra résorber la pauvreté.

Utilisant le thème la pauvreté des travailleurs en toile de fond, Denis Clerc le dépasse en s’interrogeant sur le rôle de l’emploi dans l’intégration économique et sociale des travailleurs : quelle société du travail doit-on construire pour réussir le défi de l’alliance entre dynamique économique et cohésion sociale ?

Les premiers chapitres brossent le tableau de la situation actuelle : la protection sociale a permis de réduire certaines formes de pauvreté ; mais l’évolution parallèle de l’emploi en a révélé une d’importance, la pauvreté laborieuse, sans pour autant parvenir à endiguer l’exclusion. Et malheureusement, bien qu’une nette diminution du chômage soit pressentie, elle ne suffira pas à résoudre ces deux problèmes. Les politiques de l’emploi le pourraient mais les tentatives mises en œuvre jusqu’à présent ont eu, malgré leur ampleur, une efficacité limitée, sans parler de leurs effets néfastes.

Nullement découragé par ce constat d’échec relatif, l’auteur montre ensuite comment transformer notre modèle d’emploi. Utilisées à bon escient, les politiques publiques seront efficaces : pour cela, encourageons l’emploi, mais arrêtons de subventionner les emplois "paupérisants". Les propositions alternatives ne manquent pas.

L’urgence, dans la mesure où la pauvreté s’est installée chez les travailleurs, est de compléter certains revenus insuffisants. À cet égard, le Revenu de solidarité active est bienvenu, mais il aurait été préférable de ne pas lui donner, aussi, vocation à inciter à l’emploi les bénéficiaires de minima sociaux. Ce faisant, il encourage la demande d’emplois à temps très partiel, donc très "paupérisants", tout en en déculpabilisant l’offre. L’auteur propose ainsi une réforme précise et chiffrée du RSA, le réservant aux emplois de durée supérieure à un tiers du temps plein et lui conférant un meilleur pouvoir redistributif en direction des travailleurs pauvres.



En parallèle, il est indispensable d’entreprendre des réformes de fond, d’améliorer l’accès à l’emploi et la qualité de l’emploi tout en limitant les dépenses : transformer les emplois aidés, accentuer l’insertion par l’économique… Là encore, les propositions sont concrètes et chiffrées. Elles sont, en outre, cohérentes et complémentaires, formant un véritable projet politique pour l’emploi. Le maitre mot de ce projet est l’investissement : investissement dans les modes de garde d’enfants, dans la formation initiale... Par définition, cet investissement est coûteux dans l’immédiat mais profitable à long terme : c’est donc l’État qui doit en assumer la charge.

Aussi bien dans l’analyse de la situation que dans ses propositions, La France des travailleurs pauvres est un exercice réussi de ce qu’on appelle – de manière trop peu valorisante – la vulgarisation scientifique. Le lecteur initié verra peut-être un excès de zèle dans l’usage un peu trop systématique de métaphores non économiques ; elles participent néanmoins à l’effort de pédagogie qui transparait tout au long de la lecture et qui est nécessaire pour que l’ouvrage puisse être apprécié des néophytes.

À cette exigence pédagogique s’ajoute une rigueur dans la démonstration et une richesse dans les références chiffrées – issues de la littérature économique – qui rendent le livre utile aussi pour les spécialistes. L’auteur défend une thèse, et par conséquent, il affiche des opinions auxquelles on peut ne pas adhérer ; ainsi les critiques sur l’analyse en termes de trappes à inactivité, sur le revenu d’activité, et plus généralement la foi en l’efficacité de l’État "investisseur social" ne feront pas l’unanimité. Mais, que l’on soit d’accord ou non, on ne peut que constater l’absence de démagogie et apprécier le caractère fouillé de l’argumentaire, jusque dans les digressions captivantes qui accompagnent la thèse centrale.

Au moment de refermer le livre, s’installe néanmoins un sentiment troublant. À un objectif qui semble relever de l’utopie dans le pessimisme ambiant – le plein emploi de qualité en France – se trouvent associées des propositions qui frappent par leur simplicité, leur faisabilité économique et sociale, bref, leur réalisme. On cherche à comprendre ce décalage ; on n’arrive pas à imaginer que ces idées soient nouvelles, alors on se demande pourquoi elles n’ont pas été mises en application plus tôt. Le décalage ne relève sans doute pas de l’économique, ni du social, mais du politique. Avec un traitement aussi épuré de la question économique et sociale, on en oublie les exigences de calendrier des décideurs politiques, pour qui il est particulièrement peu rentable d’investir. Or, si ces idées sont économiquement envisageables et socialement acceptables, elles nécessitent un courage et un désintéressement dont le politique a rarement fait montre. Dans ces conditions, bien optimistes sont ceux qui pensent que "l’État d’investissement social" prôné par Denis Clerc pourra prochainement voir le jour…

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- le débat exclusif entre l'auteur, Denis Clerc, et le directeur général de l'Agence nouvelle des solidarités actives, Christophe Fourel.