Entre dévotion, honnêteté intellectuelle et naïveté, une tentative de réhabilitation qui ne convainc pas vraiment.

Pour se lancer dans une biographie du baron Pierre de Coubertin, il faut bien entendu pouvoir prétendre apporter un regard neuf. Or, en ce qui concerne le baron, l’affaire semble entendue depuis son légendaire soutien à Hitler pour l’organisation des JO de Berlin de 1936. Dès avril 1934, bien informé de la situation, il écrit par exemple qu’il admire le Führer "intensément" (comme c’est ici rapporté, p. 362). Celles et ceux qui auront pris la peine de lire en outre quelques articles ou qui auront consulté une encyclopédie seront également renseignés sur le sexisme outrancier de l’individu qui se moquait d’une hypothétique "olympiade femelle" (en 1912), sur sa défense et son illustration d’un racisme biologique ou encore sur le regard enthousiaste qu’il portait sur la colonisation ("Ce n’est pas sur le Rhin, c’est sur le Niger et le Mékong que se trouve la grandeur de la France", p. 342, il se définit lui-même comme "colonial fanatique", p. 16 et p. 339). Quant à son "œuvre", les Jeux olympiques de l’ère moderne, ceux-ci doivent beaucoup à William Penny Brooks (1809-1895), à peine mentionné dans le livre (seulement à deux reprises) et quoi qu’il en soit, l’histoire des JO montre clairement combien ils permettent le développement de la haine entre les nations (et tout simplement la guerre, Coubertin écrit en 1913 avec une certaine lucidité, reconnaissons-le, "le jeune sportsman se sent évidemment mieux préparé à ‘partir’ que ne le furent ses aînés. Et quand on est préparé à quelque chose, on le fait plus volontiers."). L’histoire des JO, c’est aussi celle de la tricherie, du culte du corps, de la corruption et de ce qu’on nomme aujourd’hui le dopage.

Dans ces conditions, Daniel Bermond se livre à un exercice périlleux : il se rapproche du petit-neveu du baron pour obtenir l’accès au fonds privé de la famille Coubertin (puisque les archives du CIO de Lausanne ou les archives nationales sont déjà assez bien connues)… et se lance dans une folle entreprise, la réhabilitation du baron… à quelques mois des JO de Pékin (le livre est sorti en mai 2008).

Il est difficile pour un historien d’écrire une biographie sans donner dans l’hagiographie. Après avoir rédigé celles de Gustave Eiffel (2002) puis celle de Bartholdi (2004, avec Robert Belot), Daniel Bermond a choisi de s’intéresser au Baron Pierre de Coubertin (1863-1937). Dès le prologue, l’installation de Coubertin à Lausanne est présentée comme un "exil" (p. 12) et l’auteur de regretter que la France "ne revendique pas Coubertin" (p. 14).

Classiquement, l’ouvrage suit l’ordre chronologique en axant clairement la vie de Coubertin sur les JO. La première partie s’intitule "La naissance d’une utopie", la seconde "La machine olympique" et la dernière "Coubertin hors Jeux", couvrant la période de la vie de Coubertin qui commence à partir de sa démission du CIO (en 1925).

Les premiers chapitres concernent le milieu aristocratique dans lequel évolue Coubertin, ainsi que son ralliement à la République. Le récit est riche et les références nombreuses grâce aux notes en fin de volume et à une bibliographie thématique conséquente, mais peu exploitée. La petite dizaine de biographies existantes sont indiquées mais rarement citées dans le corps du texte (notamment celle de Marie-Thérèse Eyquem, parue en 1966). Son apport aux débats sur l’éduction est bien rendu, notamment la genèse de ses premiers ouvrages, L’éducation en Angleterre (1888) et L’éducation anglaise en France, l’année suivante, qui dresse un "constat de faillite" (p . 59) du système français et aborde la question très débattue à l’époque du surmenage. Comme le note Bermond (p. 68), il s’agissait ni plus ni moins de "refaire la race française". Si l’auteur utilise des guillemets, soulignant implicitement l’importance de l’expression, le lecteur, lui, reste sur sa faim. Bien sûr, le mot "race", en 1888, ne peut être compris comme il l’est aujourd’hui (une aporie sur le plan scientifique). Seulement, l’auteur ne nous dit rien de ce que pensait Coubertin lorsqu’il écrivait dans son premier livre "Il y a deux races distinctes : celle au regard franc, aux muscles forts, à la démarche assurée et celle des maladifs, à la mine résignée et humble, à l’air vaincu. Hé bien ! C’est dans les collèges comme dans le monde : les faibles sont écartés, le bénéfice de cette éducation n’est appréciable qu’aux forts" (citation bien connue qui pourtant ne figure pas dans cette biographie).



L’auteur préfère passer directement à l’œuvre de Coubertin pour la réintroduction de Jeux, tout d’abord avec le congrès à la Sorbonne en 1894 qui réunit deux mille personnes dont soixante-dix-neuf représentants de douze pays, puis avec un récit des premiers Jeux, en 1896 à Athènes (chapitre 3). À travers la présentation qui est faite des Jeux de Paris, organisés en 1900 en marge de l’exposition universelle, on se rend compte combien le ralliement de Coubertin à la République n’était pas si évident. La "machinerie olympique" qu’il met en place vise précisément à ne pas accepter les contraintes liées aux modes de fonctionnement des États et ce n’est pas un hasard si son comité d’organisation des Jeux olympiques, présidé par le vicomte Charles de la Rochefoucauld, ne regroupe que des aristocrates (p. 165, puis p. 179, sous la plume de Coubertin, "la figure géante et imprécise à la fois de ce dangereux personnage qu’on appelle l’État"). L’auteur semble endosser ce point de vue, concluant sur ce point (p. 179) "L’olympisme ne peut faire bon ménage avec un appareil d’État, quel qu’il soit. La leçon est retenue."

Ce passage du livre est particulièrement problématique lorsqu’il relate l’influence de l’affaire Dreyfus sur l’olympisme. Épousant apparemment la position de son héros, l’auteur renvoie dos à dos les partisans du capitaine et les anti-dreyfusards. Un mélange d’honnêteté et de naïveté semble caractériser Daniel Bermond car s’il affirme que Coubertin n’est pas antisémite (p. 166 puis p. 363, dans la conclusion "Coubertin n’a jamais porté sur les Juifs […] les jugements expéditifs […] [de] ses trois successeurs à la direction du CIO"), il donne dans d’autres parties du livre les citations qui appellent à une condamnation sans réserve du baron. Ainsi, p. 334, Bermond écrit : "L’antisémitisme, on l’a dit, n’entre pas dans ses catégories de pensée. Sans doute n’est-il pas un philosémite et considère-t-il “que la haute finance israélite a pris, à Paris, une influence beaucoup trop forte pour ne pas être dangereuse et qu’elle a amené, par l’absence de scrupule qui la caractérise, un abaissement du sens moral et une diffusion de pratiques corrompues” (en 1896 dans son livre L’évolution française sous la Troisième République). Si Bermond n’y voit pas d’antisémitisme et entend contextualiser cette citation, il manque quelques pages à son livre ! Bermond semble excuser le penchant aristocratique de Coubertin ("Faut-il qu’il se renie ?" p. 167).

De même, Bermond a l’honnêteté de préciser que l’expression "l’essentiel c’est de participer" est faussement attribuée à Coubertin, qui s’est contenté de citer l’évêque de Pennsylvanie, Mgr Talbot, qui avait déclaré "L’importance dans ces olympiades, c’est moins de gagner que d’y prendre part" (p. 214).

Sur la misogynie patente de Coubertin, celle-ci est assez clairement présentée (pp. 216-221). Les citations sont restituées : en juillet 1910, Coubertin écrit par exemple dans La Revue olympique "Il est indécent que l’assistance risque de voir se briser sous ses yeux un corps de femme. Si endurcie d’ailleurs que soit une sportswoman, son organisme n’est pas de taille à supporter certaines choses. Ses nerfs dominent ses muscles" (p. 220). Ceci dit, là encore, Bermond use d’euphémisme pour disculper son baron : il commence cette section par "convenons simplement que son éducation n’a pas porté Coubertin au bouleversement de l’ordre social" et la clôt par "Le rénovateur des Jeux, c’est le moins qu’on puisse avancer, n’a pas toujours partie liée avec la modernité."



Le racisme, inhérent aux Jeux, est évoqué subrepticement. En bas de la p. 231, on comprend que c’est parce qu’il est noir qu’un athlète des États-Unis est évincé des Jeux de Stockholm, en 1912. Même chose pour l’athlète Jim Thorpe, héros de ces Jeux pour le même pays, d’origine indienne, sommé par le CIO de rendre ses deux médailles d’or sous prétexte de professionnalisme car il avait été payé, deux ans auparavant, pour sa participation à un match de base-ball (p. 233). Bremond y voit bien une manipulation raciste mais ne s’étend pas sur le sujet.

Que d’occasions ratées ! C’est le sentiment qui domine à bien des endroits. Puisque Bermond explique dans son prologue la non-sélection de Paris pour les JO de 2012 par un manque de reconnaissance de l’œuvre de Coubertin (p. 14), on aurait pu espérer d’autres mises en perspectives des faits historiques, montrant leur résonance actuelle.

Cela aurait pu être au sujet de la corruption endémique du CIO, par exemple. On lit p. 181, au sujet des Jeux de 1904 qui devaient se tenir à Chicago que Coubertin se montre on ne peut plus enthousiaste car "tous les membres du comité International seraient invités [souligné], transportés et logés au frais du Comité organisateur". Il ajoute "Ils font bien les choses, ces gens-là, quand ils s’y mettent.". Plus loin, p. 366, on apprend que Coubertin a touché 10 000 marks "à l’initiative personnelle de Hitler", pour soutenir les JO de Berlin en 1936. Coubertin est présenté comme "otage" de ces Jeux, pp. 360-367, mais – là encore – cette disculpation est pour le moins choquante.

Le racisme ? Bermond rapporte qu’aux Jeux de 1904, un "Anthropological day" a été organisé : "des Sioux, des Patagons, des Pygmées, des Ainos du Japon, des Cocopas du Mexique , et même des Turcs et des Syriens [...] se sont défiés aux “épreuves habituelles des civilisés”, écrit Coubertin" (p. 187). Et l’antisémitisme ? Au-delà du passage ci-dessus, l’auteur se contente de mentionner en passant (p. 363) que les trois (!) successeurs de Coubertin étaient encore plus antisémites que lui (le Vicomte Henri de Baillet-Latour, en fonction à la tête du CIO de 1925 à 1942, Sigfrid Edström de 1946 à 1952 et Avery Brundage 1952 à 1972). Et encore, nous n’évoquons pas ici le passé de l’ancien secrétaire des sports de Franco, le Marquis Juan Antonio Samaranch, en poste de 1980 à 2001…

L’opacité du CIO ? Il est regrettable que Bermond ne nous en dise pas plus sur le processus de cooptation des membres du CIO, les "arrangements" dans le choix des villes hôtes… car on peut espérer que des efforts ont été entrepris, durant les 40 ans où Coubertin est au cœur des Jeux, pour améliorer le fonctionnement du CIO.

Les tricheries ? Elles sont patentes, dès le départ. Grossières sur l’épreuve du marathon lorsque le gagnant fait 20 km en voiture (p. 186), et puis plus raffinées, lorsque les Jeux tolèrent le dopage. Dans son récit des JO de 1908, il est question de "Dorando Pietri, le marathonien italien, arrivé le premier dans le stade mais, qui, pris d’une tétanie due aux injections de sulfate de strychnine qui lui ont été prodiguées dans les derniers kilomètres, est incapable d’avancer […]" (p. 210). Déjà en 1904, sur la même épreuve, Thomas Hicks avait reçu deux injections de strychnine.

Aujourd’hui, en 2008, comment ne pas penser aux JO de Pékin lorsqu’on lit, à propos des JO de Berlin de 1936, la section intitulée "Faut-il y aller ?" (p. 349). Le Comte Henri de Baillet-Latour, qui a succédé à Coubertin en 1925, lui écrit le 4 juillet 1933 "J’aurais préféré qu’ils renoncent aux Jeux, car l’avenir est bien trouble de l’autre côté du Rhin, mais nous ne pouvions pas leur retirer les Jeux alors qu’ils acceptaient toutes les conditions qui leur avaient été imposées." (p. 351). Bermond écrit p. 356 : "Pendant ce temps, de l’autre côté du Rhin, on exclut, on emprisonne, on assassine", sans jamais prendre position. Il cite pourtant l’écrivain Heinrich Mann (frère de Thomas), qui écrit "Ce sera grandiose. Les invités affluant de toutes parts seront éblouis par la splendeur des monuments érigés tout exprès, et par la parfaite ordonnance des cortèges où, au beau milieu des plus beaux athlètes du globe, un homme marchera en triomphateur. […] [Il] recevra l’honneur du monde civilisé – pour services rendus, évidemment, à la civilisation." (p. 357).

Aujourd’hui, le CIO est dirigé par un comte, Jacques Rogge, qui ne vaut guère mieux que les barons ou marquis cités ci-dessus. Serait-ce se livrer à l’anachronisme que de se tourner vers le passé ? Sûrement pas. Après tout, le but de l’histoire, son sens profond, n’est-ce pas, comme le rappelait Fernand Braudel, "l’explication de la contemporanéité" ? L’auteur de cette biographie semble l’avoir oublié.


Notre photo : statue du baron Pierre de Coubertin à Atlanta, Géorgie (crédit : mirsacha / flickr.com).

 

* À lire également : le vif échange suscité par cette critique entre Jérôme Segal et Daniel Bermond.