Une brillante ethnographie d'un quartier pavillonnaire francilien qui en souligne toute la complexité sociale et bouscule bien des poncifs.

La France des petits moyens est un ouvrage doublement d’actualité. Il paraît un an après la victoire du candidat Sarkozy, présenté par les médias comme le candidat de l’ordre, de la valeur "travail", mais aussi des résidents "pavillonnaires". En second lieu, il manifeste un renouveau des études sur les classes sociales, lues notamment par le biais des mobilités sociales.


Trois générations de pavillonnaires : de l’ascension sociale à la peur du déclassement

L’enquête nous entraîne dans un quartier pavillonnaire de la ville de Gonesse, commune francilienne de taille moyenne située au nord de Paris. Dénommé "les Peupliers", ce quartier présente deux spécificités : il se situe aux confins de l’agglomération parisienne, et se caractérise par une composition sociologique relativement diverse. Mais, en apparence, une situation sociale commune semble lier les différents habitants : celle de membre de la "petite classe moyenne", d’où leur appellation de "petits-moyens" par les sociologues. Ces derniers se distinguent des milieux populaires et des petits-bourgeois par leurs ressources socio-économiques leur permettant des micro-mobilités sociales, matérialisées par l’accès à la propriété. Mais la perception de leur environnement et de leur quartier semble évoluer vers une crainte d’un déclassement, lié notamment à une arrivée massive d’immigrés. Les auteurs interrogent ainsi les liens entre l’historie sociale d’un quartier et de ses habitants, l’évolution de leurs représentations et de leurs comportement politiques.

Disons le tout de go, l’ouvrage est une enquête sociologique de très grande qualité. Forte d’une méthodologie ethnographique, elle mobilise notamment de multiples sources, et le choix de l’approche diachronique donne à voir toute la complexité des "pavillonnaires".

La France des petits-moyens, en effet, rend à ce quartier des Peupliers toute son épaisseur sociohistorique en s’intéressant aux différents mouvements migratoires, et à la signification d’une telle installation pour ses habitants. Ils cherchent à souligner le basculement dans les représentations sociales du quartier, passant d’un lieu de promotion à un quartier en déclassement potentiel, entraînant ses résidents dans sa chute.

Les auteurs s’intéressent ainsi de prime abord aux "pionniers", groupe soudé, constituant la première génération de propriétaire issus des milieux populaires dans les années 1960. Majoritairement employés de bureau, auxquels se mêlent quelques cadres et ouvriers, ces couples connaissent des ascensions professionnelles internes à leur entreprise. Une homogénéité règne parmi ces premiers habitants, liés par une très forte sociabilité, faisant fi de leurs réelles différences socio-économiques, au nom d’une illusoire "égalité". Mais cette "belle époque" va rapidement s’effriter et laisser apparaître les inégalités. En effet, les strates les plus aisées des pionniers vont quitter le quartier dès les années 1970 pour accéder à une "vraie maison". D’un quartier matérialisant leur promotion sociale passée et future, les Peupliers renvoient à ceux qui restent la modestie de leurs ressources, impliquant une dévalorisation du quartier et de l’estime sociale de soi, accentuée par le vieillissement.

Parallèlement à ces départs, une seconde génération de résidents s’installent dans les années 1980, issus généralement des grands ensembles proches, et descendants de familles immigrées. Ainsi la trajectoire de ces individus en fait des "petits-moyens", mais aux dispositions socio-culturelles différentes. Les auteurs s’intéressent à trois cas finement analysés. Il en ressort que l’accession à la propriété traduit toujours une ascension sociale, même modeste (à l’instar d’un emploi dans la fonction publique), mais aussi un "désir de respectabilité". Ce désir se traduit notamment chez les femmes par une prise de distance d’avec les "cités" et un surinvestissement scolaire pour leurs enfants, tachant de mimer les catégories sociales supérieures côtoyées dans le quartier des Peupliers.

Évoquons rapidement les jeunes dans ces pavillons naviguant entre divers univers sociaux (université, jobs étudiants...), côtoyant non sans ambiguïté les jeunes des grands ensembles proches. Les auteurs soulignent très justement la dimension sécurisante de leur quartier pavillonnaire, appréhendé comme un refuge dans l’entre-soi face aux incertitudes socio-professionnelles du contexte actuel. A la différence de leurs parents, leur quartier n’est donc plus vécu comme un quartier de promotion sociale.



La « droitisation » des pavillonnaires : quels fondements ?


Les deux derniers chapitres de l’ouvrage s’affairent à saisir les relations qu’entretiennent les habitants français (de souche française ou immigrée) avec les populations qualifiées uniformément de "Turcs", quand bien même une grande partie de ces familles sont des Chaldéens, chrétiens persécutés des régions rurales de Turquie. Ces populations nouvelles ont un impact fort sur les pavillonnaires : leur arrivée est vécue comme un rabaissement social. En effet, il leur rappelle notamment leur modestie socio-économique, bien loin de leurs originelles ambitions de promotion sociale. Les auteurs, grâce à une approche compréhensive de ces relations ambiguës, soulignent que ce "discours victimaire subissant les Turcs" est "un mode de défense de leur statut social", de leur "petit capital de respectabilité". Bien que le discours des pavillonnaires reprend tous les stéréotypes xénophobes, celui-ci met davantage en évidence leur fragilité sociale multiforme, surtout chez les plus âgés ayant subi la dislocation des liens entre "pionniers" ; mais cette xénophobie ne doit pas occulter les échanges multiples, certes sujets à des tensions rapides, entre les immigrés et les Français. Ainsi ces populations "turques", malgré leurs efforts multiples pour s’intégrer socialement et culturellement s’avèrent être les boucs-émissaires des désillusions et des craintes des autres pavillonnaires, et laissent entrevoir une réelle droitisation de ces quartiers.
   
Mais à rebours des discours médiatiques simplificateurs, l’ouvrage nous donne à voir l’hétérogénéité politique de ce quartier. Les élections municipales sont marquées par les nombreuses alternances politiques entre la droite et la gauche. La droitisation est plutôt le fait de la percée et de la banalisation du discours de l’extrême droite, partiellement liées, une fois encore, à la peur du déclassement social. Malgré un travail très important des militants et des élus de gauche dans le quartier pavillonnaire, ce qui souligne la diversité politique de celui-ci, les auteurs pointent du doigt l’impact du discours sarkozyste sur les "petits-moyens" (le discours libéral exaltant les "méritants", les réquisitoires anti-profs, l’insécurité provenant des grands ensembles…). Ce dernier chapitre fait donc apparaître un lien fort entre les fluctuation du vote chez ces "petits-moyens"et les transformations qui affectent ce groupe. À une période marquée par une "ambiance d’égalité" parmi les pionniers marqués par une sensibilité de gauche, a succédé un contexte de division et une crainte de la chute sociale chez ces pavillonnaires. Un contexte fort propice au discours du candidat de droite en 2007.

La France des petits moyens
est ainsi une monographie stimulante aux propos clairs et riches d’enseignement, donnant à voir les évolutions d’une société et des attentes sociales par le prisme de ce quartier pavillonnaire. Elle met brillamment en évidence le rôle des trajectoires dans les consciences sociales, et souligne les tensions latentes dans notre société, via la banalisation de la xénophobie et d’un discours droitier, irréductibles à un discours simplificateur