Un excellent ouvrage collectif qui relativise les discours sur "la fin de la ville" et cherche ce qui fait la ville aujourd'hui.

Quatorze chercheurs, de disciplines, d’horizons, de terrains différents ; un seul projet : "travailler sur ce qui fait la ville plutôt que sur ce qui la défait". Dirigé par les géographes Élisabeth Dorier-Apprill et Philippe Gervais-Lambony, Vies citadines est le fruit de cette riche coopération pluridisciplinaire entre des géographes, des sociologues, des anthropologues et des socio-linguistes. Dès l’introduction, le ton est donné : "Nous aimons les villes (…). Nous proposons d’entrer ici dans les villes en réglant notre focale sur ceux et celles qui les habitent. Ce sont les pratiques, paroles, représentations et vies citadines qui constituent l’objet des pages qui suivent". Le résultat de ces recherches est un livre passionnant, foisonnant, à l’image de la très belle couverture, et audacieux à de multiples égards. En dix chapitres, aux titres surprenants ("Voisiner", "Bouger, S’ancrer", "Parler", "Détourner", "Flâner"…), le pari est fait par les auteurs de rechercher la ville et le lien citadin dans les espaces urbains aujourd'hui, en réaction au discours dominant et pessimiste sur l’avenir de la ville, forcément fragmentée, en crise. Disons-le d’emblée, le pari est gagné.


La fin des villes ?

L’excellent premier chapitre, Fragmentations, passe au crible la notion de fragmentation urbaine, qui "dé-solidariserait" la ville. À la cohésion urbaine succèderait la dislocation de la ville, la crise des espaces publics, le repli sur des territoires ethniquement ou socialement homogènes et l’exclusion ; à la ville comme référent identitaire succèderait la montée en puissance de l’échelle locale et des fonctionnements en réseaux (voir les thèses de Pierre Veltz).

Ce texte liminaire indique clairement le positionnement scientifique des auteurs sur cette question : "nous souhaitons réagir à des discours généralisateurs et pessimistes sur la ville, mais sans tomber, à l’inverse, dans une béatitude qui occulterait les souffrances citadines et les puissants processus mondiaux (…), économiques et sociaux relayés par le politique qui, en effet, contribuent à briser l’urbanité". Si la notion de fragmentation - spatiale, sociale, économique, politique - peut s’avérer utile pour comprendre des processus en cours dans l’espace urbain, elle est trop souvent facteur de confusion, voire support à des dérives sensationnalistes. Surtout, la question fondamentale est soulevée par les auteurs, en réponse aux discours sur la "fin de la ville" : cette notion de fragmentation trouve-t-elle un écho dans les pratiques, les représentations, les expériences citadines ? Peut-on déduire les relations sociales des seules formes spatiales ? En d’autres termes, peut-on affirmer que parce qu’un citadin vit dans un espace fragmenté –une gated community par exemple -, il n’aura pas ou peu de contacts avec les quartiers environnants ? Et le lien public disparaît-il dès que disparaît l’espace public ? Rien n’est moins sûr, affirment les auteurs, dès lors que l’on confronte le concept au terrain, que l’on passe de la notion comme construction scientifique aux représentations des acteurs spatiaux, lorsqu’on mesure la fragmentation par le biais des perceptions citadines.


"Et pourtant, elles tournent …"

Cette façon nouvelle et stimulante de poser la question de la fragmentation spatiale amène les auteurs à conclure que "si fragmentation il y a, rien ne nous oblige à conclure automatiquement que ville il n’y a plus". Pour retrouver ce qui fait la ville dans les espaces urbains aujourd’hui, le choix est fait de centrer le propos sur ceux qui font la ville. Cette approche, attentive aux acteurs de l’espace urbain, à leurs perceptions, à leurs identités, aux formes d’appropriation matérielles et symboliques de l’espace, éclaire la ville sous un jour nouveau. Elle met en lumière des objets encore trop peu pris en compte dans les recherches urbaines en géographie francophone, notamment par des encadrés riches, parfois surprenants, toujours intéressants, comme celui réalisé par Elisabeth Dorier-Apprill sur "guerre et fragmentation urbaine", ou ceux sur les squats, les shopping centers, les fêtes ou la flânerie… Ces nombreux encadrés, qui nous promènent avec bonheur aux quatre coins du monde – même si l’Asie est la grande absente de cet ouvrage – servent bien le propos, donnant un aspect très concret à l’ouvrage, laissant parfois apparaître la tension entre la théorie et le terrain. Ce sont des tranches de vies citadines qui nous sont ainsi proposées, dans les villes du "Sud" comme dans les villes du "Nord" -heureux dépassement du cloisonnement des recherches urbaines.

Le chapitre 2, "Mobiliser", interroge les notions de quartier, de communauté, de démocratie participative, pour explorer les échelles des identifications territoriales et de mobilisation des citadins. Plus loin, l’excellent chapitre "Voisiner" réexamine la thèse de la fin de l’ancrage local des vies citadines et prend les formes de voisinage comme des révélateurs de la citadinité contemporaine. Alors que chaque citadin, affranchi de la proximité spatiale par le fonctionnement en réseaux (matériels et immatériels) de la ville, construit ce qu’on pourrait appeler une ville à la carte, doit-on pour autant décréter la mort du voisinage ? Après un détour par Salvador de Bahia, San Francisco, Saint Quentin en Yvelines, puis Tunis, les auteurs démontrent à l’inverse que le voisinage reste une ressource essentielle, avec ses codes, ses avantages et ses limites. S’il se combine désormais à plusieurs échelles, et prend des formes différentes de celles observées traditionnellement (la "néo-convivialité" urbaine du "quartier-village" par exemple   ), "le voisinage, comme "dimension familière de la ville" demeure donc l’une des composantes fondamentales de la citadinité", par laquelle la ville prend sens.

Le chapitre suivant "Bouger, s’ancrer", analyse les mobilités citadines, "Pouls de l’agglomération", les ruptures et discontinuités qui jalonnent les parcours résidentiels. Dans "Parler", la sociolinguiste Cécile Van Den Avenne étudie la ville comme objet de discours, lieu d’unification linguistique et lieu de création de parlers. Les questions d’identités citadines et les liens entre pratiques langagières et intégration urbaine sont analysés finement. Le chapitre "Détourner" s’intéresse au rôle de la marge dans la construction de la citadinité, aux pratiques décalées de la ville. Les thèmes de la flânerie ou de la mémoire, sont également abordés.

On peut reprocher le fait que certains chapitres sont à la limite de l’anecdotique et présentent une succession d’exemples sans rien en tirer conceptuellement, prenant appui sur des données trop qualitatives – des exemples parfois flous, des démonstrations qui manquent de rigueur. De même, les grandes absentes de l’ouvrage sont les cartes, et de manière plus générale les éléments quantitatifs. Mais l’ensemble est remarquable : chaque texte, coécrit par plusieurs auteurs, a été discuté, retravaillé par l’équipe entière, ce qui confère une grande cohérence à l’ouvrage ; la variété et le grand nombre d’exemples concrets, reflets de la diversité des approches et des terrains, enrichissent le cadre théorique posé dès l’introduction et nous donnent à voir une ville "vécue", vivante.

Le projet, surtout, est simulant, et les nombreux partis pris de l’ouvrage renouent avec bonheur avec une géographie engagée, à la fois soucieuse des hommes et de leurs perceptions, solide et rigoureuse. Politique, stratégies d’acteurs, variation d’échelles, temporalités… Aucune des dimensions de la citadinité n’est laissée de côté. On pourrait déplorer l’absence de conclusion. Mais si on attend d’une conclusion qu’elle élargisse le propos et ouvre des perspectives, la foisonnante bibliographie remplit parfaitement cette fonction, et donne envie de poursuivre la "flânerie"…

 

* À lire également sur Nonfiction.fr, notre dossier "Quels pouvoirs locaux?" paru à l'occasion des élections municipales et cantonales de 2007