Une analyse psychologique de la consommation télévisuelle : pédagogique malgré la thèse simplificatrice de la manipulation du public.

Ce livre de Sébastien Bohler, docteur en neurobiologie et notamment chroniqueur à l'émission Arrêt sur Images, surfe sur le filon éditorial de la manipulation psychologique. Dès 1987 en effet paraissait le best-seller Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens   . En 2004, Dunod lançait la collection 100/150 petites expériences de psychologie.... Son essor et les multiples traductions (Italie, Corée...) témoignent du succès de cette thématique auprès du grand public. Succès qui n'est lui-même qu'une manifestation de l'engouement général de l'édition ces dernières années pour les questions relatives au bien-être et au coaching.


Centré sur l'information, la publicité et le divertissement, le livre aurait gagné à aborder aussi la fiction, la musique et les sons, ou les relations entre audience et satisfaction   

Les 150 expériences annoncées se révèlent en réalité une succession de 61 articles, classés en 5 thèmes : "croyances", "politique", "publicité", "divertissement", et un dernier thème fourre-tout : "réactions épidermiques". L'information, la publicité et le divertissement sont ainsi abordés mais il reste malheureusement une grande absente : la fiction. La recherche scientifique en psychologie n'aurait-elle pas encore produit d'études pouvant s'y appliquer ? Explorer les mécanismes utilisés en fiction pour retenir les téléspectateurs aurait été intéressant, d'autant que les professionnels cherchent, selon leurs propres termes, à rendre les séries "addictives". 

On regrette également que la radio soit aussi quasiment absente alors que le public y consacre plus de 2h par jour. Plus largement, la musique et les sons ne sont que peu abordés   . Un bref coup d’œil sur le site du bimestriel Cerveau & Psycho où Sébastien Bohler est journaliste, montre pourtant que d'autres expériences auraient pu être mentionnées   . Analyser l'effet des timbres et sons humains sur l'attention, de la mélodie sur l'imaginaire et les émotions, des effets physiologiques du rythme, constituerait autant de pistes de travail pour les chercheurs en psychologie, comme le suggère cette étude marketing sur la musique dans les publicités audiovisuelles.

Enfin, une question centrale pour les médias publics ou payants est celle de la satisfaction. Quelles explication la psychologie donne-t-elle à la décorrélation entre satisfaction et audience, illustrée par exemple par la première place régulière d'ARTE dans les enquêtes de satisfaction ? Peut-on expliquer les scores médiocres de satisfaction de TF1 par une consommation télévisuelle compulsive engendrant mauvaise conscience et faible estime de soi ? Ou ce phénomène est-il simplement dû au fait que les programmes très fédérateurs doivent être consensuels et risquent donc de manquer de relief et d'aspérités ? Le livre n'explore malheureusement pas ce champ d'étude potentiellement très riche.


Des expériences d'intérêt inégal   

Les expériences sont tirées de publications scientifiques, et l'auteur tente d'en tirer des conclusions dans un contexte de consommation médiatique. Cette structure donne l'impression de lire une succession d'articles de Cerveau & Psycho. De fait, de nombreuses expériences citées dans le livre ont déjà fait l'objet d'articles dans ce magazine.
 
Cette méthode donne des résultats inégaux. Certaines expériences sont amusantes et instructives : la fréquence des changements de plans, particulièrement élevée dans les publicités ou les séries américaines, mobilise l'attention du téléspectateur et parallèlement, explique pourquoi il est parfois difficile de s'arracher de son téléviseur   . La lumière rouge intimide : cette astuce est exploitée dans Le Maillon Faible, tandis que la couleur bleue favoriserait la relaxation   . Le succès de la presse people correspondrait à un besoin instinctif de commérage, facteur de lien social dans les sociétés primitives   . Les sondages sont fragiles : ils influencent l'opinion des gens, donc en retour, de nouveaux sondages, mais beaucoup moins leurs actes   . Une publicité pour un produit utilisé dans un programme est plus efficace si elle est diffusée avant le programme qu'après   .

D'autres expériences paraissent évidentes : ainsi apprécie-t-on une marque connue car elle fait partie d'un univers familier ; l'exposition répétée favorisant l'identification   . Autre exemple : les émissions d'"infotainment" favorisent le désengagement politique   . Une expérience démontre même que ... les paysages grandioses sont appréciés du public   . Quelle surprise !

Enfin, certaines conclusions sont peu convaincantes : on atteint en effet rapidement les limites de la psychologie expérimentale, où les expériences sont ponctuelles, alors que la consommation médiatique est quotidienne. L'auteur indique ainsi qu'un choix de chaînes trop nombreuses génère de la frustration, mais il omet de préciser que pour réduire ce choix, le téléspectateur se construit un univers de quelques chaînes de référence, hors duquel il s'aventure rarement   .
 
Le fait que certains articles en ligne de Cerveau & Psycho, rédigés par le même auteur, ne donnent pas la même analyse que le livre, achève de semer le trouble. Sébastien Bohler indique ainsi dans le livre que l'incertitude dans les programmes procure du plaisir en générant de la dopamine, "hormone du plaisir"   . Dans le magazine, l'auteur donne une explication différente et d'ailleurs difficile à comprendre   . De même, selon le livre, le plaisir procuré par les scènes d'horreur proviendrait d'une forme de cruauté ancestrale liée à notre instinct de chasseur   , tandis que dans le magazine, l'auteur explique ce plaisir par une excitation liée à la peur...


Des conclusions biaisées pour accréditer la thèse de la manipulation, mais malgré tout, un apport pédagogique certain   

Enfin, certaines conclusions sont biaisées pour accréditer la thèse selon laquelle les médias nous manipulent, récurrente et exacerbée depuis la sortie fameuse de l'ancien PDG de TF1 sur le "temps de cerveau disponible". Ainsi, selon l'auteur, la télévision alternerait délibérément des publicités glamour montrant de jeunes femmes longilignes et des réclames pour des barres chocolatées, le chocolat étant un remède contre la déprime engendrée par la baisse d'estime de soi   . Une telle analyse méconnaît les règles qu'appliquent les régies publicitaires des chaînes de télévision pour optimiser le placement des spots publicitaires : elles utilisent des techniques sophistiquées de "yield management" initialement développées pour la réservation de billets d'avion, tout en évitant de placer dans un même écran des spots pour des produits concurrents.  Mais l'alternance maigreur / chocolat n'en fait pas partie à ce jour.

C'est ici qu'on entrevoit le principal défaut de ce type d'ouvrage. Leur fonds de commerce est de dénoncer des manipulations, même la où il n'y en a pas (en tous cas pas encore). Or toutes les relations sociales sont fondées sur l'exploitation consciente ou inconsciente des mécanismes psychologiques humains. Le public sait que le média cherche à le retenir, que la publicité veut lui vendre des produits, que le politique vise à le convaincre. Même s'il n'est pas conscient de tous les mécanismes à l'œuvre dans son cerveau, parler de manipulation est exagéré.

Il reste que le livre de Sébastien Bohler est utile d'un point de vue pédagogique pour diffuser les avancées récentes de la psychologique expérimentale et aider le public à mieux décrypter les médias. D'ailleurs, puisque l'éducation aux médias est censée être une priorité publique, pourquoi ne pas généraliser l'enseignement de la psychologie au-delà des filières spécialisées et des études de management, voire dès le secondaire ?