Les meilleures intentions conduisent parfois à une réduction des libertés. Un ouvrage qui pose de bonnes questions mais dont l'approche est trop réductrice.

Commençons par dissiper un malentendu : malgré son titre, cet ouvrage n’est pas à proprement parler un éloge de la corruption. Si vous recherchez un plaidoyer hédoniste, passez votre chemin. Marie-Laure Susini aurait sans doute dû intituler son travail : "Du danger des doctrines de l’incorruptibilité". Ce titre aurait certes été moins "vendeur" mais il aurait reflété plus fidèlement le contenu de l’ouvrage.

Ce que propose Marie-Laure Susini, psychanalyste de profession, c’est un portrait à charge de ces idéologies de l’incorruption si promptes à écraser la liberté au nom de laquelle, souvent, elles prétendent se battre. Ainsi, les systèmes de pensée développés par l’inquisiteur Heinrich Krämer, Robespierre, Thomas More ou encore saint Paul sont tour à tour décryptés dans ce qu’ils ont de dangereux et d’excessif.

L’entreprise, à défaut d’être très originale, a au moins le mérite de rechercher des points communs entre des idéologies rarement comparées. Mais voilà, Marie-Laure Susini adopte dès les premiers mots un ton aussi prétentieux qu’irritant. Elle se présente comme l’avocat du diable et adopte une posture faussement politiquement incorrecte, comme si elle était la première à dénoncer le danger de ces systèmes de pensée. À force d’empiler les points d’exclamation, les vérités autoproclamées et les assertions historico-politiques, elle ne tarde pas à agacer.


Intéressant mais réducteur

Mais après tout, cette posture polémique (un peu stérile parfois) et volontiers offensive est-elle vraiment une mauvaise chose ? Elle a le mérite de forcer le lecteur à réagir, à chercher des arguments et à vérifier sans arrêt ce qui lui paraît discutable. Par exemple, les aficionados de la Révolution française auront du mal à garder leur calme devant les portraits de Sieyès, Marat, Mirabeau ou Robespierre. Autant de personnages complexes dont on perçoit bien les incompatibilités idéologiques et de caractère. Car sous la plume de Marie-Laure Susini, les idées sont toujours liées à la personnalité. Cet angle d’attaque est intéressant mais trop souvent réducteur.

Marie-Laure Susini a beau jeu, tout au long de son ouvrage, de critiquer les historiens. C’est s’exposer elle-même un peu dangereusement, car on ne peut s’empêcher de penser qu’elle devrait un peu s’inspirer de leurs méthodes d’investigation. Peut-on sérieusement prendre des positions si tranchées sur des thèmes si différents à partir d’une bibliographie si ténue ? Est-il possible de rendre la complexité de ces éminents sujets d’étude en les abordant si partiellement ? L’auteur sombre même dans le ridicule quand elle se permet de faire parler ses personnages pour mieux servir son propos. Ainsi, Maximilien de Robespierre se lance dans une longue diatribe qui flirte avec le surréalisme : "Dans quelles mains sont tombées mes biographies !" assène-t-il par exemple. Ce procédé, sans doute assez efficace d’un point de vue rhétorique, laisse sceptique au regard de l’exigence de rigueur historique. Mais le pire vient lorsque Marie-Laure Susini imagine un dialogue entre Thomas More enfant et son père. À ce sujet, elle explique sans complexe à la fin de l’ouvrage : "Le souvenir d’enfance de Thomas More a bien sûr été reconstruit (selon la méthode freudienne)." On pourrait dire que l’histoire a reconnu depuis longtemps les limites de l’analyse psychologique des personnages historiques, mais on se contentera ici de penser que Marie-Laure Susini a eu bien de la chance de voir passer sur son divan autant de grands hommes, revenus d’outre-tombe pour lui livrer leurs pensées intimes et lui raconter complaisamment leurs souvenirs d’enfance.

Mais il serait dommage de réduire le travail de Marie-Laure Susini à ces observations. Cet Éloge de la corruption est stimulant, de bout en bout. À défaut de donner des réponses, il pose souvent de bonnes questions. Un ouvrage qui pousse à s’interroger sur ce que notre société peut avoir de liberticide, qui tente de chercher les dangers que portent les meilleurs intentions et qui, enfin, s’attaque à de telles institutions, est infiniment utile. Marie-Laure Susini est même passionnante quand elle aborde, dans les premières pages, la personnalité et l’œuvre de George Orwell. On lui pardonne aisément son ton emphatique – dont, malheureusement, elle ne se dépare jamais par la suite – tant son enthousiasme est communicatif. Car voici le principal mérite de Marie-Laure Susini : après l’avoir lue, on ne songe qu’à une chose, lire ou relire 1984.