Si les politiques continuent à s'inspirer du privé pour façonner les services publics de demain, ce guide dévoile ce que serait l'éducation dans un futur proche.

Dans son ouvrage intitulé E-learning. Réussir un projet, Marie Prat nous donne toutes les indications nécessaires pour mener à bien un projet de formation dispensée grâce à l’outil informatique. Il est question de pédagogie, de méthodes, d’outils de conception, de déploiement et d’évaluation. Complet, il a le mérite de faire le tour de la question en deux cent soixante pages. C’est un livre destiné en priorité aux responsables de formation issus du monde de l’entreprise mais qui peut intéresser un public plus large car il permet d’entrevoir la révolution qui est en train de se produire dans le domaine de l’éducation.

Dans cet ouvrage, il n’est pas question de concevoir des leçons pour transmettre des connaissances ou des méthodes, mais de produire des modules en fonction d’objectifs et de cibles. Ces modules, véritables avatars numériques des cours si familiers aux enseignants et à leurs élèves, sont destinés à être diffusés sur des plateformes logicielles e-learning. Elles doivent donc correspondre à des standards afin d’être utilisables par l’entreprise propriétaire quelque soit le type de plateforme utilisé et quelles que soient les évolutions des usages et des technologies. Le module a ainsi un cycle de vie bien défini, comme une automobile ou un logiciel de comptabilité : l’investissement plus ou moins lourd que représente sa création est en partie légitimé par ce cycle de vie. Par conséquent, l’évaluation de la pertinence du cours numérisé est à la fois pédagogique et économique. S’il s’agit par exemple de former dans toute la France une équipe de plusieurs milliers de commerciaux pour le lancement national d’un nouveau produit, ce sont les ventes du produit qui pourraient permettre d’évaluer la pertinence pédagogique du module.  Le module est donc conçu pour répondre à un cahier des charges, dans une démarche de gestion de projet dirigée par un maître d’ouvrage en relation avec des maîtres d’œuvres, et j’en passe. Chaque personne impliquée dans le projet a un rôle bien déterminé dans la conception du produit et doit assumer une part de responsabilité en cas de succès comme d’échec, qu’il soit commercial ou pédagogique. 

Comme ces formations numériques sont scénarisées dans la perspective d’être diffusées par le biais d’un logiciel interactif hébergé sur une machine, le rôle de chaque intervenant est clairement délimité. Le module dévoile ainsi son caractère dramatique : il prend l’allure d’une pièce de théâtre où chacun doit répéter son texte en respectant les didascalies que le public n’entend pas. Dans la troupe, on trouve l’apprenant, celui qui reçoit le cours, l’administrateur, celui qui participe à l’émission du cours et gère la plateforme, l’auteur, qui est responsable du matériel didactique et enfin l’animateur, qui est là pour assister l’apprenant dans sa digestion du module. Les rôles peuvent être cumulés mais il importe qu’ils soient clairement distingués. Des normes spécifiques élaborées ou en cours d’élaboration par des consortiums industriels sont scrupuleusement respectées par les entreprises qui se sont lancées dans la formation assistée par ordinateur afin de garantir la valeur ajoutée de leurs produits e-learning. Ces normes ont des noms barbares tels que "Lom" ou "Scorm", qui auraient très bien pu être utilisés pour baptiser les enfants de Conan ou Rahan. Leur objectif est de définir la bonne taille du grain composant le module pour assurer à ce dernier la meilleure pérennité et interopérabilité possible. Lorsqu’il est question de standards, il est aussi question de qualité. Le métier de qualiticien en e-learning se développe pour certifier les plateformes d’apprentissage qui servent à concevoir les modules et qui s’en nourrissent. Dans quelque temps, se seront sûrement les entreprises du domaine qui seront susceptibles d’être certifiées de façon à répondre à des exigences de qualité plus strictes qu’aujourd’hui. Grâce au livre de Marie Prat, on est sensibilisé dès aujourd’hui à ce nouveau paradigme qui s’impose ces dernières années dans le monde de l’entreprise.

Le monde de l’entreprise et de l’éducation étant intrinsèquement liés, les évolutions qui touchent l’une font rapidement écho chez l’autre. Le e-learning a donc fait son entrée dans l’éducation comme dans l’entreprise depuis un bon nombre d’années. Cependant, on remarque que les publications et les colloques sur le sujet sont récurrents depuis trois à cinq ans. Selon l’humeur de chacun, on pourra expliquer cela par le niveau d’équipement des ménages ou la volonté politique conjuguée de plusieurs pays, ou encore le dynamisme de certaines grandes entreprises du monde de l’informatique qui s’intéressent de plus en plus au secteur. Parmi les publications récentes et de qualité, on peut citer l’ouvrage de Christian Ernst, intitulé E-Learning, conception et mise en œuvre d’un enseignement en ligne, édité chez Cépaduès éditions. C’est un véritable "guide pratique pour une e-pédagogie". La réflexion est plus poussée sur le plan pédagogique que dans l’ouvrage de Marie Prat. L’auteur utilise son expérience de professeur d’informatique et plusieurs années de pratique en conception d’enseignements médiatisés pour livrer une synthèse remarquable. C’est donc un autre public qui est visé. Christian Ernst s’adresse aux professionnels de l’éducation assistée par ordinateur, aux décideurs publics et aux chercheurs. Son ouvrage est un bon moyen de prolonger la lecture de celui de Marie Prat pour ceux qui ont encore de l’appétit après deux cent soixante petites pages consacrées à l’e-learning. Puisqu’il est question de publication de qualité dans le domaine de l’éducation numérisée, on doit citer le colloque qui s’est ténu à Lyon le 14 avril 2006 et qui s’intitule "Scénariser l’enseignement et l’apprentissage : une nouvelle compétence pour le praticien". Il s’est imposé en tant que référence ces deux dernières années car les bonnes questions en termes d’industrialisation de l’éducation y ont été posées. C’est l’œuvre de l’Institut National de la Recherche Pédagogique qui a convoqué pour l’évènement des chercheurs venus des quatre coins du monde francophone. Le propos est particulièrement intéressant dans la mesure où plusieurs contributions tournent autour de la nécessité de normaliser à bon escient : une standardisation trop rigide en matière d’éducation risquerait de limiter les possibilités de l’enseignant dans la transmission didactique et l’animation pédagogique.

Faut-il avoir peur de l’industrialisation de l’éducation ? La question est classique. Elle est posée à chaque apparition de cette notion de "révolution industrielle". Les réponses sont complexes et multiples. L’UNESCO, par exemple, a compris l’avantage de la production en masse de modules pédagogiques et elle peut désormais proposer aux pays en développement, en Asie et en Afrique surtout, des cours diffusés par internet lors de séances animées par des bénévoles. Les enseignants très qualifiés qui réalisent le travail de conception pour l’UNESCO n’interviennent que très peu dans le projet, ce qui a pour conséquence de diminuer le coût d’une telle opération et de se concentrer sur les problèmes liés à la diffusion des savoirs dans les pays les moins avancés du globe. Une autre démarche est engagée par le MIT. Sur internet, il diffuse gratuitement les cours dispensés durant les années ou les semestres passés. Cela permet à des étudiants qui n’auraient jamais eu la possibilité d’assister aux cours de cette prestigieuse institution de profiter des enseignements dispensés par des professeurs triés sur le volet. On peut donc espérer que l’entrée de l’éducation dans l’ère de l’industrie mondialisée aura pour conséquences une baisse des coûts de production, une amélioration globale de la qualité de cette production, une démocratisation de l’accès à ces produits par la baisse des prix, liée à un développement de l’offre et de la demande par un effort marketing en situation concurrentielle. Classique pour ce qui est des avantages liés à une révolution industrielle en marche.

Les inconvénients de ce processus d’industrialisation sont tout aussi attendus et entendus. Des effets de gammes risquent d’apparaître : s’il sera toujours envisageable de diffuser des cours gratuits vers des classes sociales ou des aires géographiques défavorisées, il faut s’attendre à une gestion économique de l’obsolescence des contenus et à un accès beaucoup plus onéreux à des modules récents rendant compte des dernières évolutions techniques et scientifiques. On peut craindre également une volonté de compression des coûts de production par la dégradation des conditions de travail de la majorité des enseignants. Certains d’entre eux pourront avoir accès à des postes de conception ou de direction alors que leurs anciens collègues seront les nouveaux ouvriers spécialisés du XXIe siècle. À moins que tous les enseignants soient considérés comme des "ingénieurs didacticiens" ou des "ingénieurs pédagogues" et bénéficient ainsi d’une fonction motivante dans ce processus d’industrialisation. Enfin, étant donné que cette production est éminemment  culturelle, on peut craindre les opérations de "dumping" pour imposer une norme de conception ou un canal de diffusion. Un nouveau défi est d’ailleurs lancé à la communauté francophone puisqu’il faudra adopter le rythme imposé par le géant américain dans le domaine du e-learning appliqué à l’école si on ne veut pas assister, impuissants, à un nouveau recul du français et à un gain de suprématie de la langue anglaise. Il faudra rester vigilant pour ne pas que l’industrialisation de l’éducation limite la diversité et la richesse des pratiques enseignantes à l’échelle globale, tout en gardant à l’esprit que cette révolution est inévitable car elle représente beaucoup d’opportunités et d’espoirs pour la communauté éducative mondiale.