Deux livres, l'un riche et émouvant (Achard), l'autre court, incisif et ironique (Stabenrath), dressent l'inventaire des morts fameux de l'histoire du rock.

Les derniers jours des condamnés

Raconter les derniers instants de la vie de rock stars, donc les réécrire, voilà le défi que s’est lancé Pierre Achard dans cette somme de biographies romancées intitulées Les Derniers Jours du rock’n’roll – en toute simplicité et en toute grandiloquence. "Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait fait renoncer personne à avoir une vie", disait Cioran. C’est pourtant le cas pour certaines personnes. À l’instar d’un Gus Van Sant qui nous fit vivre (et non revivre, la fiction étant passée par là), dans son film Last Days, les derniers jours d’un Kurt Cobain bercé de Velvet Underground, l’auteur se charge ici de dire pourquoi et comment les idoles du rock ne vivent pas longtemps. N’est pas Keith Richards qui veut.

Achard s’était déjà essayé à un Boulevard des Crépuscules (2007) qui dressait l’inventaire des final cuts du cinéma. Ce n’est donc pas un novice en la matière qui se permet de lire dans les pensées d’Elvis Presley ou de Nick Drake. S’égrène donc la lecture de vingt-six chapitres, du nombre de la moyenne d’âge de ces célèbres morts. Vingt-six chapitres inégaux, mais tous dignes d’intérêt. Soit l’on apprend les raisons morbides du succès de l’un, soit l’on découvre une lecture du quotidien ante mortem de l’autre. Le style, volontiers lyrique, contraste avec le souci d’information pointilleux dont l’auteur fait preuve, ce qui rend cette lecture quelquefois passionnante, souvent agréable, ou assez redondante. Cette incantation aux morts peut même résonner d’accents poétiques, lorsque sont évoqués l’incroyable assassinat de John Lennon, la secrète agonie de Freddie Mercury ou les errances parisiennes de Jim Morrison. Lorsque se tourne la dernière page, les fantômes se confondent tous. Seules les mélodies d’une Redemption Song ou d’un Be-Bop-A-Lula parviennent à les distinguer dans ce cimetière embrumé de cinq cents pages.

Le réel sujet du livre est ostensiblement le destin, qui frappe ici des artistes devenus mythiques à cet instant précis du final cut. Achard n’est pas dupe : leurs morts prématurées ont permis aux Buddy Holly et consorts de se faire une place de choix au panthéon des rock-stars. Mais il rappelle également ces coups du sort injustes qui ont tué sans prévenir des étoiles devenant ainsi fatalement filantes. Comme les stupides accidents aériens qui tuèrent en plein ciel Otis Redding ou Ritchie Valens, l’adolescent chanteur de La Bamba. Ou les tragédies familiales qui ont fait des Marvin Gaye père et fils un emblème de l’infanticide. Ou encore l’idée saugrenue de Jeff Buckley d’aller se baigner dans le Mississipi, confirmant ainsi la lignée funeste entreprise par son père. Enfin, quelle idée a eu Terry Kath de jouer à la roulette russe ?

Ce livre n’est finalement qu’un prétexte à retracer les existences échevelées de ces artistes maudits. On peut apprécier la belle culture musicale de l’auteur, et son énergie à rappeler les succès et les épreuves de ses héros : ainsi, l’Oscar frôlé par Eliott Smith côtoie son amour pour l’héroïne... La drogue, perverse amie des pop stars, signe généralement, au même titre que la funeste destinée, leur arrêt de mort. Si des doutes subsistent quant aux causes du décès de Jim Morrison, Jimi Hendrix s’est bel et bien étouffé dans son vomi après une nuit narcotique à souhait, et c’est une overdose qui a terrassé l’insolente Janis Joplin. Le résultat est le même : ces trois-là, déjà lassés de vivre, sont morts à vingt-sept ans. Des chiffres, des chiffres et encore des chiffres scandent chaque chapitre : la date du décès, l’âge du mort, le nombre de somnifères pris avant de s’étouffer sous son oreiller, le nombre d’heures passées avant de révéler le cadavre, le nombre de balles tirées, le nombre de secondes passées entre les premiers tressaillements de l’avion et le crash.

L’émotion est pourtant bel et bien là. Et la sélection de ces artistes est d’un tel bon goût que l’on trouve son compte au sein de ce palpitant travail nécrologique.


Petites morts entre rock stars

Les funestes destins du rock’n’roll font décidément couler beaucoup d’encre. Simultanément à cette parution des Derniers Jours du rock’n’roll, Le Dictionnaire des destins brisés du rock, publié en 2004 par Scali, vient de trouver sa place parmi les poches de la collection "Points". Pour un prix modique, on peut en savoir plus, ou mieux, sur les morts tragiques des héros du rock et de la pop.

Malgré des préfaces plutôt dispensables, ce Dictionnaire des destins brisés est bien introduit par de petits chapitres retraçant les grands mouvement de l’histoire du rock. Il a aussi le mérite de contourner l’aspect rébarbatif de l’encyclopédie pour en faire une suite de (tout) petits récits, rythmés et distrayants. Chaque notice consiste en une très rapide biographie, assortie d’une explication nettement plus détaillée de la mort de l’artiste. C’est ce qui est désigné comme le plus important, comme en témoigne la présentation de chaque artiste : Curtis, Ian. Joy Division. 23 ans. 18 mai 1980. Suicide par pendaison.

"Le rock’n’roll est un vampire imprévisible et plein d’imagination", écrit un Bruno de Stabenrath plutôt ironique, visiblement très amusé de faire ces recensions morbides. Cet humour fait toute l’originalité de l’ouvrage. Si l’ouvrage de Pierre Achard est à lire au premier degré et avec toute l’émotion qu’il mérite, ce petit dictionnaire léger et rapide se parcourt avec une souriante distance. Le goût de la comédie de l’auteur contamine son lecteur grâce à un vocabulaire imagé et des tournures pour le moins drolatiques. On a très envie de rire en lisant les débuts des Beach Boys, lorsque Dennis Wilson contourne les coups d’un père fouettard et lui fait même devenir son manager en lui jouant Surfin’. Et comment ne pas s’esclaffer devant l’espièglerie avec laquelle Stabenrath évoque Stuart Sutcliffe, éphémère membre des Beatles : "Lennon le persuade d’acheter une basse et de se joindre au groupe les Silver Beatles. Paul McCartney fait la gueule, car Stu est vraiment nul en musique" ? À la mort inattendue de Stuart, "Paul est triste et John ne dessoûle pas pendant une semaine".

La diversité des artistes cités est également appréciable. Ils n’étaient pas tous à proprement parler des dignes représentants du rock stricto sensu (ainsi la chanteuse de r’n’b Aaliyah ou le musicien de reggae Peter Tosh). Mais Stabenrath va vite pour ratisser large, partant du principe que l’on connaît la plupart de ces stars, voire que l’on sait même comment elles sont mortes. Paradoxalement, il ressuscite avec pertinence des artistes trop vite oubliés, comme l’inoubliable chanteur du groupe Sublime, Bradley Nowell, qui fit battre le cœur de tant d’adolescent(e)s des années 1990.
 
L’auteur a aussi choisi de souligner la tragédie de chacune de ses morts au moyen d’une émotion contenue et respectueuse, ou bien, lorsqu’elles sont spéculées depuis des années, avec une certaine ironie. Cette ironie n’est cependant pas gratuite, puisqu’elle souligne la confusion entourant encore les circonstances des décès de certaines incroyables rock stars qui pouvaient sembler immortelles, et met parfois en lumière certains détails troubles – sans commenter outre mesure. L’histoire de la triste fin de Jim Morrison en fournit un bon exemple. À la fois victime d’une trop grande prise de poids, d’années d’alcoolisme et vraisemblablement d’une dose d’héroïne trop pure, il s’effondre dans les toilettes du Rock’n’Roll Circus (parfait endroit pour mourir, semblerait-il), avant d’être rapatrié dans son appartement de l’Île Saint-Louis, et plongé dans une baignoire remplie d’eau glacée. La pauvre Pamela est censée le surveiller, mais elle s’endort rapidement, elle aussi assommée par ses addictions, laissant mourir The Lizard King dans son bain. No comment, en effet.

La mort est décidément une chose idiote, et Bruno de Stabenrath sait mieux que quiconque le prix de la vie. Et, tout comme le lecteur, semble perplexe face à ces coups du sort (agressions, crashes aériens, maladies et autres accidents), et surtout face à ces inexplicables envies de mourir. Derrière toutes ces disparitions, il y a en effet bien souvent des suicides, et autant de comportements suicidaires. Ready To Die, disait le rappeur Notorious BIG. Mais le show doit continuer. La mort l’aide à poursuivre de plus belle, le nourrissant d’anthologies nostalgiques, transformant "la postérité en jackpot". Et le Dictionnaire des destins brisés du rock’n’roll se défie avec irrévérence de ces souvenirs larmoyants, rendant leur glorieuse fierté à ces stars capricieusement trépassées.