Une nouvelle interprétation de la révolution industrielle qui critique l’accent mis habituellement sur les institutions. Cet ouvrage important mais controversé se veut également une critique des politiques actuelles de développement.

Expliquer la croissance et la richesse des nations n’a pas fini de créer des débats passionnés : on trouve toujours quelqu’un pour développer de nouveaux arguments plus ou moins légitimes et plus ou moins de bonne foi. Dans cette arène, le livre de Gregory Clark vient de prendre une place de choix, faisant une entrée remarquée et suscitant son lot de controverses, tant parmi les historiens et les économistes que dans la presse. Derrière un titre ésotérique - référence plus ou moins heureuse à Hemingway - et une couverture étrange pour un ouvrage historique, apparaît un livre qui se nourrit d’une documentation très large, s’appuie sur un nombre particulièrement élevé de calculs économiques présentant l’état du monde à diverses époques et développe une thèse controversée qui, remettant en cause les théories institutionnalistes dominantes, met en avant les mutations culturelles et n’hésite pas à suggérer la pertinence du darwinisme social.


Une "brève histoire économique du monde"

Le Professeur Gregory Clark est un historien économiste, directeur du département d’économie de l’Université Davis en Californie, qui a publié de nombreux articles sur l’économie de l’Angleterre, du Moyen-Age à la révolution industrielle. Après des années passées à dépouiller les archives anglaises pour construire, entre autres, des estimations des salaires, de la fertilité, du progrès technique ou du taux de rendement du capital, il a pu se faire sa propre idée de la définition et des causes de la révolution industrielle en Angleterre. Il a ensuite cherché à comparer cette évolution avec celle du reste du monde dans le but de nous présenter une théorie générale du développement économique, ou ce qu’il appelle plus modestement une "brève histoire économique du monde".

Il en ressort un livre ambitieux qui, utilisant les moyens techniques de l’histoire économique  tout en faisant appel à de nombreux travaux d’autres disciplines, propose de survoler trois millénaires en se concentrant sur trois questions : pourquoi l’économie mondiale est elle demeurée si longtemps dans la trappe malthusienne, c'est-à-dire dans un système où la démographie et le revenu sont si étroitement corrélés qu’aucun décollage économique n’est possible ? Pourquoi le premier pays à sortir de cette trappe a été l’Angleterre du début du XIXè siècle ? Pourquoi le monde dans sa totalité n’a pas suivi l’Angleterre et a connu au contraire une grande divergence (Great Divergence) entre les pays ?


La croissance ne dépend pas d’un certain type d’institutions

En s’attaquant à ces questions, Farewell to Alms se situe d’emblée dans deux espaces de débat intellectuel. Tout d’abord, il prend position contre les théories dominantes qui définissent la révolution industrielle comme un soudain saut technologique et économique déterminé par des facteurs institutionnels ou géographiques. Pour Clark, toutes les tentatives d’explications de la révolution industrielle, et plus généralement de la croissance, par la présence d’institutions en faveur d’incitations économiques efficaces (droits de propriété, régime non autoritaire avec des taxes pas trop élevées, etc.) sont le produit d’un ethnocentrisme et d’un dogmatisme économique qui nous fait croire que les individus ont les même préférences et les mêmes comportements en tout lieu et en toute époque et qu’il suffirait donc de mettre en place des institutions incitatives économiquement pour que la croissance suive. Prenant appui sur les cas de l’Angleterre et de l’Asie, Clark montre que ce type d’institutions existaient bien avant ce qu’on appelle communément la révolution industrielle et défend la thèse selon laquelle celle-ci n’est pas un phénomène identifiable technologiquement mais est au contraire un processus continu qui prend sa source dans une évolution culturelle "et peut être même génétique".

Avec cette thèse, Clark prend donc également volontairement position dans le débat sur les politiques actuelles visant à favoriser la croissance dans les pays pauvres. Reprenant les remarques de William Easterly sur l’échec de l’aide internationale aux pays pauvres et s’attaquant ouvertement au Consensus de Washington, il s’insurge contre tout programme dont l’intention serait de favoriser ou d’imposer la mise en place d’institutions occidentales supposées bonnes pour la croissance. Les pays riches doivent selon lui accepter que la croissance économique ne puisse provenir que d’une évolution culturelle ou génétique, et, par conséquent, se contenter d’ouvrir leurs frontières à tous les immigrés pour favoriser celle-ci.

Il est donc assez paradoxal qu’un livre d’histoire écrit par un historien économiste et regorgeant de tableaux et statistiques en tous genres ait autant provoqué de débats pour ses thèses politique et génétique. On aimerait en faire abstraction et se limiter à une discussion des faits et des interprétations purement historiques, mais le livre est construit de telle façon que ce serait sans doute trahir l’auteur que de tenter de défaire le lien entre ces différentes dimensions. Il paraît cependant tout à fait possible de s’enrichir de la plupart des matériaux que propose le livre sans nécessairement adhérer à toutes les interprétations et thèses politiques de Clark. Notons également que le lecteur intéressé peut aller plus loin en profitant des articles ou descriptifs méthodologiques complémentaires en ligne sur le site internet de l’auteur   .


La corrélation entre revenus et démographie : un facteur essentiel de la révolution industrielle

Farewell to Alms est d’abord à saluer pour son entreprise de description précise des économies avant et après la révolution industrielle en termes de revenu, d’institution, de démographie et de progrès technologique. Clark montre qu’avant la révolution industrielle et la hausse importante des revenus qu’elle a induite, les pays étaient prisonniers d’une situation bien expliquée par le modèle malthusien : si une innovation technologique fait augmenter le revenu général de l’économie alors s’ensuit une croissance de la population qui fait revenir le revenu par tête à un niveau de subsistance. Une conclusion de ce modèle est donc que le niveau de vie n’augmente pas car la démographie réagit directement aux modifications économiques provoquées par la technologie. Clark vérifie cette hypothèse d’un niveau de vie constant en croisant de nombreuses données biologiques, anthropologiques et économiques (estimations de revenu, calories absorbées, taille des individus, heures de travail, terres) et étudie le rôle de la fertilité et de la mortalité dans la régulation des économies. A partir de 1800, les caractéristiques économiques changent complètement en Angleterre puis en Europe puisque la population et le niveau de vie des individus connaissent un essor commun dans des proportions inconnues jusqu’alors. Clark montre encore que ce décollage est beaucoup plus important que les mutations institutionnelles et technologiques que connaissent ces pays à cette période. Selon lui, les mutations principales qui ont eu lieu en Angleterre avant la révolution industrielle et qui peuvent en constituer les prémisses sont les suivantes : une baisse des taux d’intérêt (taux de rendement du capital), que Clark interprète comme la marque d’un développement de l’épargne, le développement des capacités comptable et littéraire, la baisse des violences interpersonnelles et la hausse des heures de travail. Ces évolutions sont les marques d’évolutions culturelles qui vont casser les mécanismes de la trappe malthusienne.

La cause de ces évolutions culturelles provient néanmoins de la nature même de l’économie malthusienne. En effet, puisque l’augmentation de la population induit une hausse du revenu total, la réciproque est aussi vraie : il est logique que les riches fassent plus d’enfants. A partir d’une large étude des testaments anglais des XVIIe et XVIIIe siècles, Clark conclut en effet que le nombre d’enfant est fortement lié aux revenus (beaucoup plus qu’au statut social), et que cette corrélation a pour conséquence un mouvement général de mobilité sociale descendante. Ainsi, les comportements et attitudes des classes supérieures ayant réussi économiquement vont se diffuser dans toutes les sociétés et modifier les comportements vers plus de rationalité et d’efficacité économique. A partir d’archives testamentaires et généalogiques au Japon et en Chine à la même période, Clark montre que les classes économiques supérieures de ces pays ont eu au contraire des comportements de réduction de la fertilité et que le mécanisme européen n’a pas pu se mettre en place pour enclencher une révolution culturelle et  industrielle. La mise en lumière de ce phénomène de mobilité sociale descendante en Angleterre, de ses causes et de ses conséquences, est assurément un des points forts du livre et il donnera sans doute lieu à de riches discussions. Mais c’est aussi son point faible, car il ne peut fournir une explication précise et argumentée du lien entre ce phénomène et les mutations proprement économiques. L’explication de la baisse des taux d’intérêt par le changement des préférences manque par exemple de pertinence et de nombreuses autres hypothèses rapidement évoquées sont aussi bien envisageables. Surtout, l’auteur se contente d’évoquer à chaque fois des "évolutions culturelles voire génétiques" sans jamais donner une preuve ou une description valide de ces évolutions. Cela est d’autant plus regrettable qu’il fait preuve dans certains passages d’une bonne capacité à utiliser des éléments d’anthropologie ou de biologie. En ce qui concerne l’évolution culturelle, des références aux travaux d’histoire et de sociologie des pratiques économiques pourraient sans doute permettre d’étudier dans le détail comment se sont répandues, et comment les acteurs ont intériorisé des pratiques permettant une certaine efficacité économique. En ce qui concerne les allusions à la génétique, l’auteur crée un malaise et dessert l’ensemble de son travail en maintenant cette question sans jamais se donner la peine d’apporter une esquisse de preuve valable.

Farewell to Alms constitue néanmoins une nouvelle référence importante pour la question du développement économique et de l’histoire de la révolution industrielle. Il offre une base de données incontournable et permet d’aborder avec un regard plus critique les explications institutionnelles.