Un ouvrage à trois voix pour comprendre le travail d'analyste en 2016 quand on l'exerce avec pour référence Freud, Lacan, Ferenczi...

Cet article est également disponible en version audio. Le livre dont il traite est l'objet d'une seconde recension complémentaire.

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

(Boileau, Art poétique, 1674)  

 

Penser la psychanalyse comme un artisanat exigeant, faire retour sur sa propre pratique et tenter de préciser ce que l’on fait, telle est l’ambition apparemment simple de Roland Chemama, Christiane Lacôte-Destribats et Bernard Vandermersch dans Le Métier de psychanalyste. Loin de livrer un manuel ou un ouvrage didactique, les trois psychanalystes chevronnés, qui travaillent ensemble depuis des années, partent du constat que la psychanalyse n’existe que parce qu’il y a des psychanalystes pour la pratiquer. Voici comment ils présentent le contexte de leur ouvrage : devant les critiques dont leur théorie et leur activité font l’objet, les psychanalystes ont intérêt à s’expliquer sur leur travail et sur leur acte. Freud avait déjà dû, au temps de la diffusion de la psychanalyse, faire un effort de rationalisation pour rendre compte de son invention. Mais  la crise de la psychanalyse n’est pas le seul motif de l’ouvrage : dans Le Métier de psychanalyste, trois psychanalystes reconnus s’interrogent sur ce qu’ils font de la responsabilité qu’ils ont prise, car si les associations de psychanalyse se portent garantes d’un travail réalisé pour devenir analyste, ce métier ne se pratique pas sur diplôme, et la relative caution des associations n’exonère pas les psychanalystes de s’interroger sur ce qui les autorise à pratiquer, ni de continuer à le faire après plusieurs années d’expérience.


L’exercice de ce métier est soutenu par la certitude qu’une vérité se dit dans la parole, en présence du psychanalyste, et que celui-ci peut aider à en faire un déchiffrage par sa familiarité avec les mécanismes inconscients. Pourtant, l’approche mystique de la fonction a fait long feu et les trois auteurs de l’ouvrage entendent bien s’en démarquer. En s’interrogeant sur leur « métier », ils prennent le contrepied d’une vision idéalisée au profit d’une interrogation plus modeste sur la place du savoir-faire dans cette pratique : « il est bien entendu qu’une cure se fonde autant sur la disponibilité de l’inconscient de l’analyste à telle profération imprévisible des analysants (contingence incluse) que sur la foi dans le travail inconscient ; que ce qui fait le style d’une cure est autant déterminé par le sujet à qui l’analyste s’adresse que par sa personnalité. Mais y a-t-il une part qui relèverait d’une technique ? »   . Le même auteur fait observer que paradoxalement, les points sur lesquels toutes les écoles et tous les psychanalystes ont toujours été d’accord étaient des éléments de technique, en particulier la règle de l’association « dite libre » et le fait de ne pas répondre aux demandes de l’analysant. Pour autant, cette science du particulier, qui ne se construit qu’à partir de vérités singulières, ne peut donner lieu qu’à une pratique « ouverte » et ne peut être guidée que par la façon dont le psychanalyste conçoit la finalité de son travail plutôt que par un ensemble de préceptes ou de connaissances constitué. Du coup, la question de la transmission (le métier peut-il s’apprendre ?) se retourne forcément contre la tentation de maîtrise qui la sous-tend. Car ce qui est à apprendre, c’est précisément à « se déprendre de vouloir maîtriser le savoir ». En même temps, cette condition n’est pas une porte complaisamment ouverte sur de l’improvisation : « nécessaire », la condition de se déprendre de la volonté de maîtrise n’est pas suffisante, et il est requis du psychanalyste qu’il sache s’y prendre.

 

Le métier d’interpréter

 

Le métier des trois auteurs est fort éloigné de ce que pouvait évoquer la fonction de « saint » un moment associée par Lacan à la position du psychanalyste. Pourtant, c’est avec les coordonnées de la psychanalyse refondue par Lacan que les auteurs engagent leur interrogation autour de leur pratique. « Comment le psychanalyste peut-il produire des effets par l’interprétation ? », se demandent R. Chemama et C. Lacôte-Destribats. Les références à un sens œdipien ou à un sens sexuel n’ont été efficaces dans les interprétations que tant qu’elles ont été soutenues par l’invention des fondateurs de l’analyse. Mais cette traduction est devenue trop prévisible. D’où l’intérêt de la réflexion de Lacan pour repenser l’interprétation. L’équivocité occupe une place d’honneur dans la conception lacanienne de l’interprétation, et R. Chemama donne une illustration de ce qui sous-tend l’efficace d’une intervention équivoque en proposant un double sens que pouvait suggérer à l’enfant M. Leiris la phrase d’opéra tirée de Manon « adieu notre petite table » (ne pouvait-il pas entendre, aussi, « petit tétable » ?). Mais les auteurs ne parlent d’équivocité que pour se demander immédiatement après si toute interprétation « significative » a à être disqualifiée au profit d’une intervention rappelant la part d’énigme que constitue le « texte » inconscient. Toutes les interprétations reposant sur l’équivocité ne sont pas nécessairement opérantes, rappelle fermement B. Vandermersch. Plus encore : le sujet n’est pas forcément prêt à affronter la part de « hors sens » du « texte » qui le détermine. Avant de pouvoir s’y confronter, il a bien souvent besoin de repérer à quelle place il s’est inscrit dans son histoire familiale, dans quel fantasme il s’est trouvé pris sans le savoir, etc. Le travail vise alors souvent à renvoyer le sujet à sa « responsabilité de sujet désirant », c’est-à-dire à suggérer paradoxalement à l’analysant sa responsabilité tout en ayant mis l’accent sur ce qui le détermine. B. Vandermersch livre des exemples de déplacements qu’il aime à suggérer à ses analysants lorsque ceux-ci lui rapportent par exemple un rêve où apparaît un personnage qu’ils accusent de tel ou tel trait, car celui qui a mis en scène le rêve, laisse entendre B. Vandermersch, c’est bien le rêveur.


Ce que l’interprétation n’est pas en tout cas, pour qui exerce le métier de psychanalyste, c’est une réassurance narcissique, quand bien même le psychanalyste peut avoir à tenir compte de la nécessité de ménager l’analysant qui fait appel à lui. Le désir en effet n’est pas le désir d’avoir un objet. La quête du sujet ne se décrit pas dans les termes d’« avoir une estime de soi », « avoir une bonne image de soi », « se sentir bien dans son corps ». Le désir est le désir d’un être humain à qui il manque quelque chose de l’ordre de l’être, et à qui la maîtrise narcissique échappe pour autant qu’il a toléré la dimension de la « perte », notamment dans son corps. 


Quand fait-on de la psychanalyse ?

    
Une des questions posées à plusieurs reprises dans l’ouvrage est de savoir à quel moment l’on fait de la psychanalyse et pas autre chose. Pour le psychanalyste psychiatre dans sa fonction médicale, la question est tout particulièrement prégnante. Il se déplace d’une position à l’autre et se trouve conduit à passer d’un type de « discours » à un autre en fonction du type de demande de celui qui vient le voir (et il n’y a pas lieu de dénigrer la demande de confort), et du type de fantasme qui régit l’analysant, en particulier s’agissant des patients psychotiques. En tant que médecin en effet, c’est la santé qui fait valeur pour le psychiatre psychanalyste, même si en tant que psychanalyste, il n’oublie pas que son éthique est fondée sur la reconnaissance d’une dimension d’inconnaissable. Le pire de la part du psychanalyste psychiatre serait d’imposer à un patient une psychanalyse par forçage. Inversement, le repérage clinique permet de distinguer le type de discours qui structure la parole de l’analysant et d’en tenir compte dans le déchiffrage de la vérité engagée dans sa parole. Aux yeux des auteurs, le diagnostic ne fait plus l’objet d’un refus hautain au sein de la communauté analytique.


A cela s’ajoute que tout psychanalyste peut être amené à certains moments à occuper pour un analysant une fonction de soutien ou d’accompagnement. Et par nature, les premières rencontres amènent l’analyste à se demander à quel moment il peut considérer que l’analyse a commencé. La question de savoir si l’on pratique encore une psychanalyse se pose donc à chaque clinicien, rappelle Christiane Lacôte-Destribats. Les auteurs du Métier de psychanalyste renvoient chaque praticien à sa capacité à s’orienter pour savoir ce qui, dans ce qu’il fait avec tel ou tel, est psychanalytique et ce qui ne l’est pas. Pour autant, les auteurs ne se refusent pas à donner leurs propres repères. Pour savoir si le psychanalyste est soutenu par un désir analytique, le mieux est de revenir à la définition de la psychanalyse donnée par Freud dans Psychoanalyse und Libidotheorie((1923, GW XIII, p. 211)), écrit Bernard Vandermersch. La psychanalyse est à la fois une éthique (elle s’intéresse à la vérité inconsciente d’un sujet), une thérapeutique (la méthode fondée sur cette investigation vise à traiter des difficultés névrotiques), et une « science » rassemblant un certain nombre de conceptions, qui n’ont pas vocation à être généralisées car le savoir y est un savoir du particulier. Ces trois démarches étant inextricablement liées, c’est la capacité du psychanalyste à mener les trois de concert qui permet de dire qu’il travaille en analyste.


Le psychanalyste contemporain


Il restait aux auteurs à s’interroger sur l’actualité de la psychanalyse dans le contexte des mutations sociales que nous connaissons. R. Chemama évoque, sans s’y appesantir, la « jouissance » recherchée par les contemporains auprès d’objets de consommation à disposition. Mais il n’aborde la question que pour prendre rapidement ses distances avec le discours convenu de certains psychanalystes sur la « perversion sociale » : si une certaine avalisation de la jouissance a participé aux changements que l’on observe dans la clinique, la structure des analysants dont il est question lorsque l’on parle de ces phénomènes n’est pas une structure « perverse ». R. Chemama propose de remettre en circulation le vieux terme de « clivage » et de désigner par là la coexistence entre le fait d’être dans une forme de perversion et de ne pas être dans la perversion. Dans tous les cas, dans leur pratique, les auteurs entendent ne pas conclure avec raideur à « une impossibilité a priori » devant les patients qu’ils reçoivent. On retiendra surtout le constat fait par R. Chemama selon lequel la priorité accordée à la langue de communication sur une langue d’une plus grande épaisseur sémantique n’est pas sans effet sur le travail de l’analyse. L’usage d’une langue plus instrumentale ne facilite pas la mise à distance, explique-t-il. La plupart des analystes s’accorderait d’ailleurs, d’après les auteurs de l’ouvrage, à trouver que l’entrée en psychanalyse est plus lente et plus ardue qu’elle ne l’était auparavant. Mais « A quoi bon gémir ? » demande Christiane Lacôte-Destribats dans le titre du dernier chapitre de l’ouvrage, renvoyant les psychanalystes, une fois de plus, à la responsabilité qui est la leur de ne pas céder à un discours décliniste et de rester animés par leur désir d’analystes.


Le « métier de psychanalyste » dont parlent R. Chemama, C. Lacôte et B. Vandermersch est marqué par la refonte de la psychanalyse par Lacan auquel ils renvoient fréquemment. A ce propos, les auteurs s’interrogent très ouvertement sur la fonction du nom des fondateurs dans cette discipline qui, malgré l’ambition qu’elle a de devenir une science, ne s’est pas dégagée de sa référence à ses inventeurs. Car, sur quoi se fonde la certitude du psychanalyste ? Si le psychanalyste croit, comme il a été dit plus haut, à une vérité inconsciente qui se dit au travers de la parole de celui qui parle, de quoi tient-il sa certitude ? Ni le pragmatisme (ce qui « marche »), ni aucun savoir positivable et transmissible ne tiennent lieu pour lui de référence sur le vrai. En l’absence d’une telle référence, Freud a fondé sa propre certitude sur la conjonction entre son auto-analyse et ce qu’il reconnaissait chez ses analysants, à savoir la fonction organisatrice du désir dite du « Père ». Depuis, c’est le transfert sur l’acte de Freud et sur sa certitude qui tient lieu de référence pour beaucoup de psychanalystes, y compris Lacan.


Pour des auteurs lacaniens, le recentrage sur le travail de psychanalyste constituait assurément un pas de côté et signalait leur volonté d’en finir avec une approche abstraite de la psychanalyse et une conception faussement modeste rencontrée chez nombre des héritiers de Lacan. Et de fait, Roland Chemama, Christiane Lacôte-Destribats et Bernard Vandermersch trouvent un équilibre, qui est leur marque de fabrique, entre leur engagement et la rigueur à laquelle ils sont attachés. Si le style oscille entre la volonté de rester clair et les raccourcis d’un langage pour lecteurs avertis, c’est peut-être que l’ouvrage serait prioritairement destiné à de jeunes analystes devant lesquels les auteurs chercheraient à témoigner d’une expérience à la fois personnelle et jusqu’à un certain point partageable. Sans doute le dialogue avec des théories extérieures au lacanisme manque-t-il. Mais dans cet ouvrage, la volonté des auteurs ne semble pas tant être de viser l’éclectisme ou la confrontation d’idées que de préciser la conception de leur métier qui oriente leur propre pratique et leur permet d’étendre leur savoir à partir de leur expérience. Là où la transmission s’arrête commence la tentative, rare chez les psychanalystes, de se faire les témoins de leur propre acte. Et si l’on se souvient que témoin (« testis ») dérive probablement, comme l’indique le Robert historique, de tristis, « qui se tient en tiers », y a-t-il expérience plus fidèle au métier de psychanalyste que celle de chercher à témoigner, c’est-à-dire à être des auteurs à la fois engagés dans leur parole et se tenant dans une position « en tiers » ?

 

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