Tous les ans, j’écoute avec intérêt les cours de Michel Onfray donnés à Caen. L’an dernier, il a travaillé Nietzsche, entre autres, n’hésitant pas à faire des interprétations psychanalytiques du philosophe, avec quelques approximations cliniques dues au fait que Michel Onfray est un philosophe et non un psychanalyste, et que la psychanalyse n’est pas seulement une affaire de lectures.
Il avait annoncé qu’il travaillerait Freud cette année et, malgré mes réserves dues à sa connaissance seulement livresque de la psychanalyse, j’espèrais néanmoins d’intéressantes recherches sur le psychanalyste Freud selon la méthode nietzschéenne qu’il dit suivre : confronter la biographie et l’œuvre pour voir ce qui s’en dégage, le tout sans a priori. Or, force est de constater le contraire : Michel Onfray cherche dans les textes freudiens (écrits, correspondance…) de quoi étayer des thèses préexistantes à son travail sur Freud, dont : Freud est un philosophe, Freud a quasiment tout pris à Nietzsche (qui était de 11 ans son aîné) et la psychanalyse n’est valable que pour Freud et lui seul. Cela s’articule avec un paralogisme (ou sophisme) assez simple : Freud est un philosophe, toute philosophie ne parle que de son auteur, la psychanalyse n’est donc valable que pour Freud et pour lui seul.
En arriver à cette conclusion   se fait au prix de l’omission du fait élémentaire que la psychanalyse n’est pas une philosophie, mais une pratique clinique exercée en milieu hospitalier dans les services de médecine somatique, dans les services de psychiatrie adulte et infantile, dans le cadre scolaire avec des psychologues scolaires, dans le cadre du travail   , dans le cadre de l’urgence sociale, en cabinet etc.

A côté de cette affirmation utile à Onfray voulant que Freud soit un philosophe et la psychanalyse la philosophie du philosophe Freud, il n’hésite pas à rappeler que Freud était aussi un clinicien, avec pour seul but de rappeler qu’il a élaboré certaines de ses théories cliniques avec moins de patients qu’il ne l’a dit, et qu’il a écrit bien des choses absurdes… Certes, à la télévision, les exemples de Michel Onfray sont étonnants quand il parle d’anatomie féminine   à propos de ce que Freud a écrit. D’autant plus qu’il présente les propositions théoriques freudiennes comme une vérité immuable alors qu’elles sont en constante évolution selon ce que la clinique enseigne.
Le philosophe énumère ainsi, hors contexte, les tâtonnements (erreurs) de Freud pour le discréditer, ce qui n’aurait pas plus de sens que de dire que les médecins sont des charlatans parce qu’ils ont soigné en pratiquant des saignées, ou en masturbant leurs patientes pour tenter de les guérir d’un mystérieux mal psychique   .
Alors oui, Freud a émis des hypothèses qui ne sont pas toutes justes, certaines continuent d’être élaborées, d’autres sont plutôt laissées de côté. Mais il ne faut pas confondre un système de pensée philosophique et une tentative plus ou moins tâtonnante de théoriser cliniquement le fonctionnement psychique.
Il rappelle aussi la volonté de Freud de faire de la psychanalyse une pratique clinique appartenant à un groupe dont il aurait les clefs. Tout ceci n’a pas forcément disparu des mouvements de psychanalystes, où la communication a vite fait d’être verticale et descendante, et non horizontale, ou faussement horizontale avec un comité de lecture qui sélectionne ce qui sera transmis, etc.
Sur ce sujet, l’anthropologue Samuel Lézé a publié, quelques jours avant la sortie du livre de Michel Onfray, L’autorité des psychanalystes (PUF), un livre qui ne fait pas suite à 6 mois de lectures dans un bureau normand ou parisien, mais à des années de travail de terrain auprès des psychanalystes. Citons également Anne Millet et son livre Psychanalystes, qu'avons-nous fait de la psychanalyse ? (Seuil) qui pose, de l’intérieur, des questions que Michel Onfray effleure seulement de l’extérieur.

Ainsi, ce qui m’a le plus gêné dès le début de la lecture de ce livre, car cela nuit considérablement à la démarche de Michel Onfray, c’est une méthodologie de travail fort peu rigoureuse, avec la volonté de faire dire à Freud ce que Michel Onfray a besoin qu’il dise. On ne peut que s’interroger quand il se vante dans les médias d’avoir lu tout Freud et 20 pages de bibliographie en 6 mois, c’est-à-dire en bien moins de temps qu’il n’en faut pour travailler sérieusement, dans le cadre d’un doctorat de psychologie ou de psychanalyse qui dure au minimum 3 ans, seulement un concept clinique et sa mise en perspective. Et si cette absence de rigueur méthodologique apparaît dès le projet de ce livre, avec quelques thèses déjà édictées avant même sa lecture complète de l’œuvre de Freud, on la retrouve ensuite dans le livre lui-même. Cela se fait par des affirmations péremptoires qu’il présente comme des vérités et qu’il tente de soutenir par le détournement, parfois grossier, des textes biographiques et autobiographiques, à la manière de Procuste, pour leur faire dire ce qu’ils ne disent pas.

Le détournement des textes originaux

Le premier exemple est le fait que Michel Onfray, non germaniste, a lu Freud dans sa traduction française et non en allemand. Chacun sait qu’il faut travailler la pensée d’un auteur, y compris sa correspondance et ses textes autobiographiques, dans la langue d’origine. Cela ne constitue pas une règle méthodologique pour Michel Onfray qui travaille depuis des années les philosophes étrangers à partir de différentes traductions. Reste aux philosophes de dire ce qu’il en est de sa Contre-Histoire de la Philosophie. Pour Freud, cela ne le gêne pas plus que ça. Cela mène à la situation absurde de "l’attention flottante" dont il a largement parlé dans les médias, donnant une définition qui ne correspond pas à ce qui est enseignée dans le cadre des études de psychologie, de psychanalyse, de psychiatrie ou pédo-psychiatrie, et bien évidemment pratiquée par les psychanalystes   .

Le second élément est la grossière manipulation du matériel biographique et autobiographique de Freud. Prenons deux exemples tirés du début du livre, sachant qu’on pourrait continuer cette liste tout au long de ce livre. 
Page 53, il cite des extraits de lettres de Freud qui dit qu’il n’a pas lu Nietzsche. Comme cela s’oppose à la thèse que le philosophe veut démontrer (Freud a tout pris, ou presque, à Nietzsche), il écrit tout simplement que c’est du déni. C’est rapide et expéditif. C’est du même niveau que ces interprétations sauvages que font certains psys, du genre : "le fumeur brûle sa mère ou la fait revivre" quand il fume une cigarette   ou parfois des interprétations cliniques faites sur Nietzsche l’an dernier à Caen.
Suivent huit pages durant lesquelles il cite des lettres, des extraits de conférences sur Nietzsche données par des psychanalystes proches de Freud, pour en arriver à la citation qu’il fait d’Häutler : "sans connaître la théorie de Freud, Nietzsche en a senti [sic] et anticipé beaucoup de choses : par exemple, la valeur de l’oubli, de la faculté d’oublier, sa conception de la maladie comme sensibilité excessive à l’égard de la vie etc.". Et là, Michel Onfray commente : "oublions le "etc." et mesurons la forfaiture : Freud précurseur de Nietzsche ! Car en dépit des dates, et par un effet de retournement spectaculaire, Freud se retrouve précurseur de Nietzsche !"   .
Il n’est pas nécessaire d’être très instruit pour comprendre qu’il n’est pas du tout question de cela. Häutler n’écrit pas que Freud est précurseur de Nietzsche, mais seulement que "sans connaître la théorie de Freud", puisque comme le souligne Michel Onfray l’oeuvre de Nietzsche est antérieure à celle de Freud   , "Nietzsche en a senti [sic] et anticipé beaucoup de choses". C’est-à-dire que Nietzsche a eu l’intuition de choses que Freud a lui aussi découvertes et, contrairement à Nietzsche, a développées.

Second exemple. Page 84, il cite une lettre de Freud à Fliess datant du tout début de sa carrière : "je ne suis absolument pas un homme de science, un observateur, un expérimentateur, un penseur. Je ne suis rien d’autre qu’un conquistador par tempérament, un aventurier si tu veux bien le traduire ainsi, avec la curiosité, l’audace et la témérité de cette sorte d’homme. On a l’habitude d’estimer ces personnes seulement quand elles ont connu le succès, quand elles ont véritablement découvert quelque chose, mais sinon on les met au rebus. Et cela n’est pas tellement injustifié".
Ici, Freud s’identifie d’abord à un conquistador puis à l’aventurier qu’il définit par "la curiosité, l’audace et la témérité". Quelques lignes plus loin, le philosophe reprend seulement le signifiant "conquistador", cité par Freud mais sans l’avoir défini, laissant de côté celui d’ "aventurier qu’il a défini, et il en donne sa propre définition : "on doit aux conquistadors des génocides, des massacres, des épidémies et des pandémies, des propagations de typhus, variole, syphilis, des destructions de civilisations, des massacres en masse de populations autochtones, le tout pour remplir leur caisse d’un or qu’il imaginaient abondant dans les contrées découvertes par leur soin et dans ce seul but…" (p. 84).
En juxtaposant de la sorte sa propre définition du "conquistador" aux propos de Freud qui ne s’arrête pas sur le "conquistador", Michel Onfray insinue que Freud appartient au type d’hommes qui sont responsables "des génocides, des massacres, des épidémies et des pandémies, des propagations de typhus, variole, syphilis, des destructions de civilisations, des massacres en masse de populations autochtones". Il est à déplorer que Michel Onfray n’hésite pas à condamner la pratique de l’insinuation quand il pense la trouver chez Freud   , et qu’il en fasse le cœur de sa propre argumentation, si on peut hisser cela au niveau d’une argumentation, quand cela lui permet de calomnier Freud sans trop donner l’impression de le faire.

Manipulation des masses populaires

Dans ce registre de la manipulation, l’or auquel il fait référence dans sa définition du "conquistador" précédemment citée, renvoie probablement aux 450 euros qu’il prétend que Freud demandait pour chaque séance de psychanalyse, à raison de 5 séances par semaine, 4 semaines par mois. Et si Michel Onfray a pu choquer l’esprit des téléspectateurs avec cette séance à 450 euros, il s’est bien gardé de dire que selon son calcul, une psychanalyse coûtait 9.000 euros par mois chez Freud, ce qui n’aurait pas du tout choqué les téléspectateurs, mais les aurait fait sourire…

Par ailleurs, en se proposant d’éclairer les masses populaires avec une histoire nietzschéenne de Freud, du freudisme et de la psychanalyse   , il conseille aux personnes en analyse depuis des années de cesser là leur analyse parce que c’est bien la preuve, dit-il, que cela ne marche pas   . Qu’en est-il alors de tous ces antidépresseurs et anxiolytiques prescrits par des médecins généralistes et pris pendant des décennies par des patients qui ne guérissent pas puisqu’ils ne peuvent pas cesser de les prendre sans risquer d’aller très mal, d’être hospitalisés, de faire une tentative de suicide etc ?. Faut-il qu’ils cessent là leurs soins, comme il le préconise pour la psychanalyse !? Ou a-t-il deux poids et deux mesures ?

Ajoutons à cela qu’il passe sans arrêt de Freud en particulier aux psychanalystes en général, de la psychanalyse pratiquée par Freud à celle d’aujourd’hui. Sa juxtaposition de plusieurs discours est constante, comme avec le tarif des séances où il parle des 450 euros par séance chez Freud (9.000 euros par mois) et du tarif très élevé des psychanalystes à notre époque. Certes, certains psychanalystes (de très grandes villes françaises) abusent en prenant 150 euros ou bien plus pour une séance "lacanienne" d’à peine 10 minutes, mais la très grande majorité des psychanalystes ont une activité clinique salariée et ils reçoivent donc gratuitement dans les hôpitaux, les écoles, des lieux d’urgence sociale, dans le cadre du travail, dans les PMI etc. Certains ont en plus une activité en cabinet et ils reçoivent des patients durant 30 à 50 minutes pour un tarif de séances souvent compris entre 20 et 60 euros. Sans compter tous ceux qui reçoivent pour le prix d’un paquet de cigarette des allocataires de minima sociaux… 
La réalité est bien éloignée de ce qu’imagine Michel Onfray qui dit s’attaquer au portefeuille des psychanalystes qu’il pense très épais et passant à côté du fisc    , pour expliquer la virulente réponse des psychanalystes, alors qu’il s’agit de bien autre chose. Mais qu’en est-il de son propre portefeuille, à Michel Onfray, avec près de 150.000 exemplaires vendus de son livre (soit environ 3.300.000 euros de vente) en moins de deux mois, pour un livre dont l’absence de rigueur méthodologique laisse sans voix, tout comme l’approximation historique   ?

Freud : philosophe, pas clinicien…

On pourrait continuer tout au long de ce livre et d’émissions de télévisions cette liste des manipulations des textes freudiens cités pour leur faire dire ce qu’ils ne disent pas, ou la liste des approximations ou contresens cliniques qu’il fait. Laissons plutôt cela au lecteur courageux et avançons dans l’histoire de ce livre.  
Tout commence avec cette première thèse : "Freud est un philosophe, comme Platon, Descartes ou Rousseau"   . C’est son professeur de lycée qui, il y a plus de 25 ans, aurait déclaré cela en classe de terminale. Soutenir cette affirmation implique d’oublier que la psychanalyse est une pratique clinique d’abord enseignée en faculté de psychologie, de psychanalyse, de médecine et à l’hôpital pour les psychiatres et pédo-psychiatres, et ensuite, de façon périphérique et sans perspective clinique dans quelques départements de philosophie.
Ensuite, il reproche à "la glose et à l’entreglose universitaire" de produire des cartes postales sur la psychanalyse, c’est-à-dire des clichés qui servent à propager de fausses idées à coups de formules péremptoires. Il nous en donne une liste et nous propose ensuite sa propre liste de contre cartes postales sur la psychanalyse, c’est-à-dire ses propres clichés qui servent à propager de fausses idées à coups de formules péremptoires qu’il assène comme des vérités. On les retrouve en quatrième de couverture et il les cite dans les médias car cela est probablement plus accrocheur.

Michel Onfray prétend donc dénoncer une "hallucination collective"   avec Freud et la psychanalyse, mais il fait cela à coups de manipulations des textes et d’insinuations qui ressemblent à une manipulation collective, tout ceci étant bien loin de la proposition nietzschéenne qu’il met en avant.
Que faire face à un philosophe qui ferme les yeux sur la rigueur méthodologique pour soutenir des convictions personnelles ? Peut-être citer Humain, trop humain de Nietzsche que Michel Onfray a lui-même mis en exergue sur son blog, et qui dit : "Les convictions sont des ennemies de la vérité plus dangereuses que les mensonges".

Michel Onfray : pour ou contre la psychanalyse ?

Finalement, derrière tout cela, on ne peut qu’être attentif à l’ambivalence du philosophe. Malgré ce livre contre la psychanalyse freudienne qu’il réduit à une philosophie de Freud valable pour Freud et lui seul, fermant ainsi les yeux sur la réalité clinique de la psychanalyse dans le secteur du soin, du travail, de l’enfance etc., il écrit que la lecture de Freud l’a considérablement soutenu durant son adolescence   . Il affirme aussi que notre société a besoin d’une psychanalyse sartrienne et freudo-marxiste à la place de cette psychanalyse qu’il estime (sur quelles bases ?) trop éloignée des réalités sociales   . Mais l’apothéose est quand il dit souhaiter que son livre participe à la refondation de la psychanalyse…  

 

Dossier à lire sur nonfiction.fr : "Freud et Onfray, le crépuscule d'un débat".