Le réalisateur Michael Haneke a donc reçu à Cannes la récompense suprême, la palme d’or. Si, lors de la conférence de presse annonçant la sélection officielle, en avril, le délégué général du festival, Thierry Frémaux, avait pris soin de préciser qu’aucune nationalité ne serait mentionnée – les films étant de plus en plus le produit d’associations d’individus de plusieurs nationalités –, lors de l’annonce de cette palme d’or, c’est bien un réalisateur « autrichien » qui a été honoré, pour un film dont l’action se passe en Allemagne, pendant l’année qui précède la Première Guerre mondiale. La plupart des commentateurs, comme celui qui assistait pour une chaîne de télévision privée à la cérémonie de clôture, ont ajouté que le film éclairait sur les racines du mal, sur la situation sociale et morale d’une Allemagne essentiellement rurale qui allait, moins de deux décennies plus tard, porter très démocratiquement un certain Adolf Hitler au pouvoir. Mais pendant la projection du film (dont la sortie est prévue en octobre en France), une question émergeait rapidement : en quoi le propos de Haneke concerne-t-il spécifiquement l’Allemagne ?

A travers une dizaine d’épisodes, l’ancien instituteur d’un petit village protestant du nord de l’Allemagne nous relate divers incidents, parfois presque mystérieux, qui témoignent tous de l’extraordinaire pression qui s’exerce à l’époque sur les habitants : un baron qui règne sur son domaine comme au Moyen-âge, des familles courbées sous le poids d’un patriarcat des plus autoritaires, et une religion mère de toutes les frustrations et génératrice, bien sûr, des névroses les plus classiques. Dans ces conditions, les enfants vivent dans un état de servitude physique et morale et la seule échappatoire sera, comme l’histoire nous l’a enseigné, le fascisme, à défaut d’une révolution dont 1968 allait apporter dans quelques domaines une certaine ébauche.

Mais pourquoi le réalisateur autrichien est-il allé situer son sujet en Allemagne ? Il a eu l’occasion, lors de différents entretiens, de rappeler qu’il était lui-même issu d’un milieu protestant très coercitif, dont La Pianiste permettait déjà de laisser entrevoir les dégâts. Puisque c’est bien chez ses voisins du nord que se trouve le berceau du protestantisme, plus que dans la très catholique république alpine, il était sans doute naturel qu’il y place l’action de son film, dont il a d’ailleurs lui-même écrit le scénario et les dialogues. Mais à tout bien considérer, son film est profondément européen et il est un peu rapide d’y voir une histoire « allemande ». Si le film est présenté comme une coproduction entre l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie et la France, ce n’est pas qu’en raison des différentes sources de financement. Il y a d’abord, bien sûr, un hommage appuyé à l’un des maîtres du cinéma européen, Bergman,  dans l’usage du noir et blanc mais aussi dans le respect des acteurs, qui irradient dans chaque scène, qu’il s’agisse des enfants du Ruban blanc ou des villageois des deux Bergman médiévaux (La source et Le Septième sceau). Le thème du proto-fascisme qui intéresse Haneke est aussi celui de L’œuf du serpent, dont l’action se passe également en Allemagne.

Quelles sont les conditions qui ont rendu possible le fascisme ? Il y a bien sûr la crise économique, qui impose des parallèles évidents avec la situation actuelle, mais aussi le pouvoir absolu incarné dans le film par le personnage du baron, qui n’est pas sans rappeler le Cavaliere transalpin ou l’omni-président français qu’il est interdit de prétendre « voir » dans un lieu public comme la Gare Saint-Charles. Que dire de l’interdiction de rassemblement qui frappe les jeunes dans les espaces communs des cités ? De la politique du chiffre qui vise les contrôles d’identité tout comme les expulsions ? Des sans-papiers acculés au suicide pour échapper aux violences policières ?

Le jury du festival a été bien inspiré de préférer le film de Haneke à la grosse production de Tarantino qui se permettait une interprétation de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale pour le moins loufoque afin de satisfaire son distributeur hollywoodien (Universal pictures). Chez Haneke, pas de flots d’hémoglobine ni de scènes de torture, la violence n’est que psychologique et n’en est que plus prégnante. Sa dénonciation implicite de la religion, là encore, peu faire écho à la place accordée en Europe à une Eglise qui réhabilite un archevêque négationniste, encourage de facto le développement du sida en Afrique et annule les signes d’ouverture qu’annonçait Vatican II. Véritable microcosme en raison de sa surexposition médiatique, le festival de Cannes offre aussi une photo de notre société peu réjouissante. Une grande partie des passants qui déambulent le long de la Croisette pendant le festival ne voit aucun film. Ils passent leur temps à espérer apercevoir des stars ou entrer dans des soirées privées. A défaut, ils se prennent en photo devant quelques grosses voitures ou grands hôtels qu’ils ne pourront jamais se payer. Ce n’est pas un hasard non plus si les sectes s’y montrent au grand jour : les scientologues proposent nuit et jour de venir « tester le stress » à deux pas du palais du festival, les raéliens distribuent des ballons et des affichettes en espérant tomber sur le producteur qui acceptera de soutenir un film sur leur histoire et une richissime secte orientale de végétariens prétendant lutter contre le réchauffement climatique inonde la croisette de sa propagande.

Pendant ce temps, au pays de Haneke où près d’un tiers de la population vote pour l’extrême droite, des jeunes s’amusent à tirer sur une délégation venue commémorer la libération d’un camp annexe de Mauthausen, un hôtelier du Tyrol refuse une famille juive en arguant de « mauvaises expériences » avec ce type de clients et un des deux partis d’extrême droite lance une campagne d’affichage contre l’entrée de la Turquie… et d’Israël dans l’Union européenne. Et si après tout, ce ruban blanc primé à Cannes ne devait pas nous amener à nous rendre compte que nous avons déjà franchi la ligne jaune ?