À partir du texte coranique, un essai militant et vigoureux contre l'intégrisme.

 

Mahmoud Hussein, auteur collectif, est le pseudonyme de deux politologues français d’origine égyptienne, Adel Rifaat et Bahgat Elnadi. Déjà bien connus, notamment pour leur ouvrage consacré à la vie du Prophète Muhammad   , ils livrent cette année un essai synthétique militant. Penser le Coran annonce d’emblée la couleur avec son bandeau rouge de couverture : "La parole de Dieu contre l’intégrisme" . Mais cette accroche éditoriale ne doit pas masquer la profondeur de ce livre érudit où l’analyse du texte coranique se mélange à l’évocation des grandes étapes du combat du Prophète pour imposer la religion naissante - qui lui fut révélée sur une période de vingt-deux ans entre 610 et 632 de l’ère chrétienne sous la forme de 6236 versets rassemblés ensuite en un volume unique -, son exil de La Mecque à Yathrib-Médine (Hégire) avant la conquête du temple sacré (Ka’ba) de sa ville natale.

Etonnés par les lacunes et la connaissance étonnement sélective du Coran par les nombreux croyants rencontrés lors de leurs conférences publiques, les deux intellectuels discutent ici des modalités de lecture du texte saint des musulmans. En appelant à une nouvelle ijtihad par un "effort d’interprétation, pour accorder les enseignements coraniques aux conditions changeantes de la vie"    , ils entendent défendre, contre les impasses de la lecture dite "littéraliste"  du Coran, un islam des Lumières porteur d’un message humaniste, si ce n’est pacificateur.

 

Une méthodologie irréprochable

La méthodologie analytique adoptée ne saurait donner prise à contestation puisque les auteurs se fondent, d’une part, sur plusieurs centaines de versets coraniques cités in extenso, d’autre part sur les sources les plus orthodoxes de l’exégèse (hadiths), à savoir les textes des propres compagnons de Muhammad et les interprétations classiques de Al-Wâhidï, Muqâtil, Al-Bukhârî, Al-Dahhâk, etc. Au total, une petite vingtaine d’auteurs et de livres, dont la liste est citée en annexe, de nature à renseigner sur la vie du Prophète et sur les nombreux sujets abordés par le Coran.

 

Les deux modalités de lecture du Coran

Mahmoud Hussein s’attaque à une querelle, née au lendemain de la mort du Prophète,  relative aux modalités de lecture du Coran. D’un côté, le courant rationaliste incarne le recours à la Raison et somme le pratiquant de sillonner les antipodes de sa tranquillité par une interprétation personnelle, exigeante, du Coran. Pratiquer une lecture du Livre en entretenant un lien vivant avec le contexte de sa révélation serait même une injonction divine faite à celui qui veut correctement pratiquer l’ "abandonnement à Dieu" , qui se dit islam en arabe. De l’autre côté, le courant littéraliste, gardien de la Tradition, masque la composante temporelle du Saint Livre pour voir dans cette parole divine une loi immuable formulée définitivement ("le Coran étant la Parole de Dieu, il n’est pas tributaire du temps"   ). En suivant l’a priori littéraliste, les croyants abdiquent leur liberté de conscience « en échange de certitudes simples, arbitrairement découpées dans le texte coranique"   . Cette approche totalisante, sans nuances, excommunie tous les points de vue concurrents et confronte le musulman à un syllogisme redoutable : " (…) est musulman celui qui croit que le Coran est la Parole de Dieu. Celui qui doute de l’imprescriptibilité de tous ses versets doute, nécessairement, du credo selon lequel le Coran est la Parole de Dieu. Il n’est donc plus musulman"   .

 

Rendre au croyant sa liberté intérieure 

Mahmoud Hussein constate qu’à l’heure actuelle la doctrine littéraliste s’est insinuée dans chaque conscience au point de provoquer des ravages : nombreux sont les musulmans qui ont perdu leur liberté de penser et se retrouvent déchirés " entre la fidélité au texte et la pression des faits, entre le sens d’une vérité intemporelle et l’expérience vécue du changement et de la relativité, entre la soumission à l’argument d’autorité et l’exercice de la réflexion personnelle"   . Les exemples de manipulation du texte coranique par les littéralistes ne manquent pas (" Il font dire au Coran ce qui les arrange"    ). Ainsi, sur la base du verset IX, 3-5 qui appelle à combattre les polythéistes, des intégristes décident de commettre des attentats en assimilant à des polythéistes tous ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis. De même, alors que le Prophète ne cesse de se présenter comme un homme (" fait de tous les hommes"  comme dirait Sartre) et un " humble messager de Dieu" , Muhammad est perçu par les littéralistes comme un être d’essence divine - comme l’est le Christ pour les chrétiens. Ou encore, la lapidation de la femme adultère continue d’être largement admise en terre musulmane. Or, si le Coran condamne l’adultère, il ne dit mot de la lapidation et, en tout état de cause, a plutôt humanisé le statut de la femme : reconnaissance de droits juridiques, égale dignité des croyants et croyantes devant Dieu (" Le Coran n’a pas créé des inégalités là où régnait de l’égalité. Il a apporté des améliorations là où régnaient des inégalités flagrantes"   ).

La thèse centrale des auteurs est qu’il est urgent de remettre le texte coranique dans le contexte historico-religieux des anciens temps de la Révélation, quand la Parole divine est " descendue"  vers un " groupe particulier d’humains, les Arabes du VIIè siècle"   . A preuve le port du voile qu’il s’agit de contextualiser : " Cela se passait à Médine. Les femmes devaient sortir de la ville, à la tombée de la nuit, pour leurs besoins. Elles étaient alors souvent importunées par des voyous. Elles firent part de leur colère à leurs maris, qui en parlèrent à leur tour au Prophète. C’est à la suite de ces incidents que le verset coranique aurait été révélé à ce dernier. En revêtant un châle, les femmes musulmanes libres pouvaient se faire aisément reconnaître, et dès lors se faire respecter, même dans l’obscurité de la nuit"  (verset XXXII, 59   . Plus globalement, Mahmoud Hussein montre que les questions relatives au statut des femmes, à la place des esclaves dans la société, aux rapports complexes entre les musulmans d’une part, les juifs, les chrétiens, les polythéistes d’autre part, à la guerre (par exemple entre les Perses et les Byzantins) ou à la défense de l’islam par le sabre dépendaient nécessairement d’une époque faite d’allégeances claniques à des tribus nomades du désert. Désormais, les femmes vont à l’université, accèdent à des responsabilités au travail, peuvent voter et être élues. L’esclavage est officiellement aboli dans la plupart des Etats musulmans qui " ont ratifié la Charte des Nations unies, en vertu de laquelle ils coopèrent pacifiquement avec des peuples sans Dieu. Ils contreviennent ainsi à plusieurs prescriptions coraniques. Ils n’ont pas renié le Coran. Ils ont reconnu, en fait sinon en droit, que toutes ses prescriptions n’avaient pas la même portée et que certaines d’entre elles, historiquement connotées, ne concernaient plus le monde actuel"    . C’est une évidence qu’après quatorze siècles, les références techniques et les priorités individuelles ont radicalement changé. 

Penser le Coran développe plus longuement deux questions classiques. La première porte sur le statut du Coran : " créé"  (distinct de Dieu) ou " incréé"  (inséparable de Dieu lui-même) ? " Si tous les versets du Coran étaient ‘incréés’ – s’ils participaient, jusque dans leur formulation, de l’essence intemporelle de Dieu – il en découlerait, nécessairement, que toutes les personnes et tous les évènements évoqués dans le Coran participent eux-mêmes de l’essence intemporelle de Dieu. Or, ces faits participent de la Création. Comment la Création participerait-elle de l’essence intemporelle de Dieu ? Cela reviendrait à annuler la différence ontologique entre Dieu et Sa Création. Ce que récuse tout le discours coranique"    . La seconde question porte sur les " versets abrogeants"  et " abrogés" . Elle introduit une dimension temporelle directe dans le Coran. L’abrogation " c’est l’opération par laquelle Dieu remplace un verset par un autre, révélé ultérieurement"   . Le Coran donne de nombreux exemples de couples de versets contradictoires. Or, le bon sens veut que l’un abroge l’autre et qu’un moment nouveau efface un moment ancien : " Pour qu’un verset soit ‘meilleur’ qu’un autre, ils doivent être tous les deux de portée relative. Et ils ne peuvent être tous les deux vrais que s’ils sont rapportés à des circonstances différentes, c’est-à-dire à des changements dans le temps"    . D’ailleurs, il est intéressant de voir que le Coran est presque " négocié"  entre les croyants et Dieu par l’intermédiaire de Muhammad. A propos de certains versets trop lourds à assumer, les premiers musulmans demandent à Dieu de revenir sur certains versets qui se situaient trop loin de leurs " repères existentiels"  : " Dieu révéla : ‘Que vous dévoiliez ce qui est en vous ou que vous le cachiez, Dieu vous en demandera compte. Puis Il pardonne à qui Il veut et punit qui Il veut…’ Les musulmans ne savaient plus ce qu’ils devaient faire. Abü Bakr, ‘Umar et d’autres compagnons vinrent voir le Messager de Dieu, se mirent à genoux et dirent : (…) ce dernier verset, qu’Il vient de te révéler, est au-dessus de nos forces. Nous n’avons jamais entendu de verset aussi sévère. Il nous arrive souvent d’avoir des pensées que nous chassons ensuite de notre cœur. Le monde est plein de tentations. Et Dieu voudrait nous sanctionner sur chacune des pensées qui passent dans nos têtes ? Nous serions tous condamnés à l’Enfer !"  (II, 284 et 286 ; Al-Wâhidî, p.97 et Al-Harawwî, p.275).

En montrant le vrai visage d’esprits bègues qui ânonnent le Coran " le nez dans le guidon" , Mahmoud Hussein dévoile, comme un autre essayiste, André Glucksmann, une forme de bovarysme : "Aux yeux de Flaubert, son héroïne est une erreur de lecture. Elle rêve, elle lit et prend au pied de la lettre l’ ‘attirante fantasmagorie des réalités sentimentales’. Elle se précipite sur les romans roses en ‘littéraliste’, à la manière dont les forcenés de Dieu dévorent le Coran, toujours à aiguiser leur dogmatisme fanatique en sélectionnant les versets qui confirment leurs pulsions et en occultant les autres. Pas d’hésitation, ni problèmes d’interprétation, ni subtilités exégétiques, Emma déchiffre les histoires de chevaliers et de damoiselles comme le wahhabite son texte sacré, comme le taliban les récits de la guerre sainte et comme une cuisinière peu inventive son livre de recettes. C’est écrit, il suffit d’appliquer (…) Pour cette enfant prodigue des grands romantiques, comme pour l’activiste qui brandit les versets choisis de Marx ou de Mahomet, il ne s’agit plus de contempler le monde, mais de transformer les vies, quitte à tailler et charcuter"